A propos d’un acquittement passé inaperçu et d’hommages en grande pompe au Doyen Kazdaghli

 

Le Doyen Habib Kazdaghli, acquitté en première instance le 2 mai 2013, a été jugé, en appel, le 27 décembre 2013 et, vraisemblablement, au cours d’une autre audience dans l’affaire de la gifle imaginaire, selon des sources très bien informées. La Cour d’appel de Tunis délibérant le 11 avril 2014 a confirmé le jugement rendu par la juridiction du premier degré, ce qui était attendu.

Ubuesque, le scénario imaginé et ourdi par la plaignante et ses complices, pour faire accréditer par les juges leur version rocambolesque des faits, a démoli l’accusation. La perspicacité, l’intégrité et l’indépendance des juges de première instance ont fait le reste. Elles leur ont permis de démêler l’écheveau de la machination diabolique fomentée par des parties déterminées à faire condamner le Doyen et qui ont usé de toutes les ficelles pour transformer un procès d’opinion en une affaire de droit commun (voir sur ‘’Leaders’’ la série d’articles que j’ai commis sur les différentes péripéties du procès). Le tribunal de première instance a, de cette façon, balisé la voie aux juges d’appel qui n’ont eu aucun mal à confirmer le premier jugement, faisant par là même, preuve, eux aussi, d’un grand courage, ce dont nous ne pouvons que nous féliciter. Ainsi, Justice a été rendue, à un innocent. La bataille menée pour le triomphe des valeurs de la nouvelle république, de l’état de droit et des libertés universitaires a été couronnée de succès grâce à cet acquittement annoncé.

Un épilogue quelque peu rocambolesque

Mais cet épilogue des plus rassurants, attendu depuis plus d’une année – l’appel ayant été interjeté le 16 mai 2013 – est quelque peu rocambolesque, à l’image des coups de théâtre survenus au cours du procès comme la requalification délictueuse du 5 juillet 2012, l’expertise du Conseil national de l’ordre des médecins qui a révélé que le certificat médical initial délivré à la plaignante était un certificat de complaisance, la rupture du délibéré le 17 janvier 2013. Ce dénouement est passé inaperçu, non que les médias aient décidé de l’ignorer ou que l’Association tunisienne de défense des valeurs universitaires (ATDVU), autour de laquelle s’est constituée la coalition de soutien au Doyen, ait dérogé à son habitude de mobiliser la société civile à la veille de chaque audience, après avoir jugé qu’il n’y avait plus d’enjeu et que l’acquittement était acquis. Mais le Doyen n’a simplement jamais été convoqué à l’audience d’appel qui devait définitivement décider de son sort, ce qui est d’autant plus intrigant, qu’il a toujours reçu, à l’occasion des audiences précédentes, les notifications à comparaître et qu’il a toujours été présent dans le prétoire à chaque convocation. Evoquant son procès, il avait lui-même rappelé, à l’occasion de l’hommage qui lui a été rendu par la section d’Al Massar de la Manouba, qu’il attendait encore d’être jugé en appel, pour tourner définitivement la page de la crise du niqab.

Ce n’est que récemment et, d’une manière très fortuite, qu’il a pris connaissance du verdict. Que l’on impute ce dysfonctionnement à la justice censée convoquer le Doyen ou à la Police censée notifier la convocation qu’elle aurait reçue est sans importance. Il est, en revanche, légitime et urgent de réfléchir, aussi bien en Tunisie que dans des pays dont le système judiciaire est plus performant, sur les règles de procédure judiciaire en vigueur qui présument que tous les défendeurs, qui ne répondent pas à une convocation de la justice, sont de mauvaise foi et autorisent les tribunaux à les condamner par défaut.

L’hypothèse d’une issue malheureuse du procès, en l’absence du Doyen et de ses avocats qui n’ont pas été avertis par une notification de la Police de la date de l’appel, donne froid dans le dos et nous ramène à l’esprit, dans les affaires pénales, des problèmes similaires de procédure qui ont entraîné la condamnation de justiciables innocents. Dans ce cas de figure, le Doyen aurait, certes, eu recours à l’opposition et obtenu que l’affaire soit rejugé mais son calvaire se serait prolongé. Dans les affaires civiles, des plaignants donnent, parfois, avec la complicité d’avocats ou d’huissiers de justice sans scrupules, des adresses incomplètes ou fausses des défendeurs qu’ils assignent à comparaître en justice. Le défendeur est condamné et parfois ruiné sans avoir le droit de s’opposer au jugement ! Il est censé avoir reçu la notification et refusé de comparaître !

Une victoire à parfaire

Tout exprimant « sa stupeur », en réaction à ce jugement par défaut, et en « déplorant » les risques de condamnation qu’il a fait courir au Doyen, L’ATDVU, se félicite, dans un communiqué daté du 10 juin 2014, de « l’indépendance » et « du haut niveau de professionnalisme » des juges du premier et second degré de juridiction qui ont eu à statuer sur l’affaire. Elle estime que ces vertus ont permis de déjouer la tentative d’instrumentalisation de la justice par les parties déterminés à asservir les règles académiques, la liberté d’enseignement et de recherche à leurs croyances religieuses et d’acquitter le Doyen, redorant par là même le blason du pays et de l’université ternies par «  un marathon judiciaire  d’une année et demie ». Il s’agit, de son point de vue, d’une grande victoire des libertés académiques, de l’autonomie de l’institution universitaire et des valeurs de la République civile et démocratique à laquelle nous aspirons.

Mais elle tient à relativiser ce succès qui peut être remis en question si la vigilance venait à manquer. D’autres batailles attendent les universitaires. Cette conviction des membres de l’ATDVU vient, d’une part, sans doute, du fait que la résistance héroïque de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba, qui a donné ses fruits dans cette institution, n’a pas mis fin aux atteintes aux règles et aux libertés académiques dans d’autres établissements, même si le nombre d’incidents recensés , liés à ce genre d’infractions, a considérablement diminué au cours de l’année universitaire actuelle. Le calvaire subi par le jeune enseignant de l’Institut Supérieur des Etudes Appliquées aux Humanités de Tunis ( ISEAHT), Hassouna Najjar, menacé de mort pour ne pas avoir autorisé une étudiante niqabée à passer les examens et la profanation de tableaux et de sculptures aspergées de goudron et défigurées à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis (ISBAT) sont encore présents à l’esprit et rappellent que la menace est toujours là et que le péril n’est pas encore conjuré. Ces répliques, à une échelle plus réduite des évènements survenus à la Manouba et au Palais Ibdellya, à l’occasion du Printemps des Arts, en 2012 et le sit-in organisé, en 2013, par le syndicat nahdhaoui, l’UGTE, en plein Forum social mondial, au Campus universitaire d’Al Manar pour soutenir les revendications salafistes relatives au port du voile intégral laissent craindre, à tout moment, une reprise possible des actions spectaculaires destinées à asservir les règles académiques aux dogmes religieux et à limiter la liberté de création, d’enseignement et de recherche. Ces craintes sont d’autant plus plausibles que le nouveau Ministre de tutelle, pourtant partisan de la défense des valeurs universitaires, hésite à prendre une position ferme contre ces infractions. Elles sont partagées par le Doyen de la Faculté de la Manouba qui a sollicité un deuxième mandat à la tête de son Etablissement sur une liste de candidats pour l’élection du Conseil scientifique de l’institution, baptisée « Liste de la persévérance dans la défense des valeurs universitaires et des libertés académiques ».

D’autre part, la constitutionnalisation des libertés académiques dans l’article 33 de la nouvelle constitution, perçue comme le couronnement légitime du combat pour la défense des libertés universitaires, mené par le Doyen Habib Kazdaghli et ses collègues, reste en-deçà des espérances. Des gouvernants hostiles aux libertés universitaires, arguant de la spécificité islamique ou niant notre identité plurielle pourraient faire une interprétation étriquée, une lecture tendancieuse et biaisée de cet article. Aussi les universitaires sont-ils appelés, pour parachever la victoire à militer pour que le pouvoir politique, issu des prochaines élections, se réfère, sans ambiguïté aucune, aux standards internationaux, mentionne dans les lois futures l’autonomie et la neutralité des institutions universitaires et confirme le principe des élections à tous les niveaux. Ces exigences, souvent réaffirmées et fortement revendiquées par les associations de défense des valeurs universitaires, n’ont malheureusement pas été prises en compte dans l’élaboration de la nouvelle constitution.

La signification des hommages en série

La résistance héroïque et exemplaire de la Manouba et l’acquittement de son Doyen balisent la voie à suivre par les défenseurs des libertés universitaires pour consolider la victoire acquise au prix de grands sacrifices. Même s’ils ne fêtaient pas un acquittement dont personne n’avait eu connaissance, les hommages rendus en grande pompe au Doyen aussi bien par la communauté universitaire internationale, réunie à Amsterdam, lors du congrès mondial de Scholars at risk le 9 avril 2014, que par la section d’Al Massar de la Manouba, un mois plus tard, paraissent, dès lors, comme la consécration légitime de la bataille homérique du Doyen et de son équipe pour la défense des valeurs universitaires.

Je ne reviendrai pas sur la consécration internationale d’un Doyen, considéré aujourd’hui dans le monde entier comme l’incarnation du courage et du militantisme et récompensé par le prix symbolique du « courage de penser ». Le journaliste Habib Trabelsi, ancien Professeur du Doyen au lycée de Grombalia, a exhaustivement rendu compte, en exclusivité pour ‘’ Leaders’’, de cette reconnaissance mondiale et j’ai, moi-même, commenté, sur les colonnes d’Attariq al Jadid et du magazine ‘’Leaders’’, cet évènement qui fera date dans l’Histoire de l’Université tunisienne même si les autorités universitaires et syndicales tunisiennes, censées en saisir la portée, l’ont superbement ignoré. L’organisation des examens de fin d’année, devenue d’une année à l’autre une charge de plus en plus lourde, n’explique pas à elle seule le peu d’empressement manifesté par l’institution universitaire et par les structures syndicales à rendre, elles aussi, dans la foulée de la reconnaissance internationale, l’hommage qu’elle mérite à l’œuvre titanesque du Doyen. Cette frilosité est un acte manqué révélateur de l’embarras et de l’hésitation de certaines parties à s’engager totalement ou à persévérer dans ce combat pour les libertés universitaires qu’elles ont pourtant franchement soutenu mais qu’elles ne considèrent pas comme prioritaire. Elle confirme aussi la position ambiguë adoptée par d’autres parties pendant la bataille menée par la Faculté de la Manouba et son Doyen.

C’est dans ce contexte que la section d’Al Massar de la Manouba, encouragée par Habib Trabelsi qui lui en a soufflé l’idée, a décidé de briser les tabous, et de suppléer les parties qui auraient dû, le plus naturellement du monde, prendre en charge cette cérémonie de gratitude. Nous avons pu surmonter nos réticences à être les promoteurs d’un hommage qui aurait pu passer pour de la propagande partisane ou, en ce qui me concerne, pour de l’infatuation et de l’auto- éloge, mais qui est rendu pour satisfaire une obligation morale et civique. Le fait que mon nom ait souvent été associé à celui du Doyen, à l’occasion de ce combat pour la défense des libertés universitaires, et particulièrement depuis la parution des Chroniques du Manoubistan, qui ont immortalisé ce combat, aurait pu engendrer pareil malentendu.

Nous n’avons pu dépasser ces blocages que parce que nous avons acquis la conviction que la section régionale d’Al Massar pouvait servir, sans encombre et sans indisposer les défenseurs des valeurs universitaires, de cadre à cet hommage d’autant plus que le combat de Habib Kazdaghli pour des valeurs partagées lui avait permis de transcender toute appartenance partisane, De fait, l’affluence d’un grand nombre d’universitaires, de militants associatifs et syndicaux, auxquels se sont associées plusieurs personnalités politiques de la région et des militants, issus d’horizons divers, en administrait la preuve magistrale. Dans son allocution de remerciement prononcée à la suite de la remise du prix attribué par Scholars at risk, le Doyen avait mis l’accent sur ces valeurs partagées qui ont été léguées par les pères du mouvement réformiste et du projet moderniste tunisiens et rappelé que son combat pour la défense et la diffusion des libertés universitaires s’inscrivait dans la ligne droite de l’engagement des pères fondateurs pour les Lumières, ce qui leur vaut d’être loués pour avoir essayé « de faire la synthèse entre les différents apports historiques engrangés par la Tunisie à travers sa longue histoire et la modernité » ? Ces propos ne s’inscrivent-ils pas en faux contre l’idée que l’identité perdure et ne se modifie jamais et ne font-ils pas l’éloge de la tunisianité, perçue comme la revendication d’une identité nationale plurielle et multiple qui fait la fierté du Tunisien et qui est fondée sur un ensemble de valeurs de tolérance, d’humanisme, de sagesse et de modération adaptées au siècle et léguées par une histoire caractérisée par un brassage exceptionnel de civilisations et de cultures ? La passion du Doyen pour les recherches sur les minorités et son travail d’historien bravant les préjugés ne reflètent-ils pas un fort attachement à la tunisianité, ce qui lui a valu l’inimitié, voire la haine des fanatiques de tous bords, obstinés dans la défense d’une vision figée et sclérosée de l’identité, excluant de l’enseignement et de la recherche des sujets considérés comme tabous parce qu’ils remettent en question leurs idéologies, voire catégoriquement opposés à la liberté d’enseignement et de recherche ? C’est cette passion et donc son attachement aux libertés académiques qui ont valu au Doyen la cerise sur le gâteau : la toute dernière décoration que lui a attribuée le Patriarche d’Alexandrie et de toute l’Afrique à l’occasion d’une cérémonie solennelle tenue à l’église orthodoxe grecque de Tunis. C’est cette détermination à défendre les valeurs auxquelles il croit qui lui a permis d’être plébiscité par ses collègues à l’occasion des élections des membres du Conseil scientifique de la Faculté tenues le 13 juin 2014, ce qui lui donne la quasi- certitude d’être réélu comme Doyen de sa Faculté pour un deuxième mandat.

Marathon judiciaire, acquittement, hommages en série, réélection escomptée à la tête de la Faculté, autant d’épisodes d’un feuilleton qu’on pourrait intituler «  le journal de combat d’un militant de la Liberté ». Mais comme le Doyen est devenu, à son corps défendant une figure emblématique de notre Université et de notre pays, ces péripéties sont révélatrices de l’un des enjeux majeurs de la période de transition consécutive à la Révolution, enjeu à l’origine des plus grands tiraillements et des plus vives controverses : le devenir de la liberté de penser. C’est cette liberté qu’on a voulu sanctionner pour l’étouffer mais qui est sortie renforcée de l’épreuve subie par le Doyen Habib Kazdaghli et sa Faculté. C’est le « courage de penser », l’humanisme, l’esprit de tolérance, l’ancrage de l’Université dans son environnement culturel et son ouverture sur le savoir et les valeurs universelles qui ont été récompensés au cours d’hommages en grande pompe en l’honneur de « l’ambassadeur officieux de la liberté intellectuelle en Tunisie», forcé de vivre sous la protection d’une garde rapprochée. Dans son manifeste électoral susmentionné, intitulé «  Manifeste de la persévérance dans la défense des valeurs universitaires et des libertés académiques », le Doyen promet de persévérer dans cette voie.

A l’heure des nouvelles technologies de la communication et de l’information qui ont fait de la planète un petit village et qui ont permis de faire connaître, à traves les cinq continents, quasiment en temps réel, le combat du Doyen, il me plaît de mettre en valeur la vertu d’une mondialisation parfois décriée à juste titre : elle met très vite en branle la solidarité internationale et renforce la détermination de ceux qui veulent continuer le combat pour que notre Université devienne, selon la belle formule qui a servi au Doyen de titre à la préface du tome premier des Chroniques du Manoubistan « notre pont vers l’Universel ».

La Manouba

Habib Mellakh, universitaire, syndicaliste