Le 20 octobre 2025, lors d’une conférence de presse centrée sur les questions nationales, le président de l’UFP, Mohamed Ould Maouloud, a abordé la question haratine. Sur ce point crucial, il semble confondre la prudence d’un intellectuel avec la frilosité d’un homme politique. Adoptant un ton professoral, il s’attarde à mettre en garde contre les « dérives possibles » d’une autonomie haratine, sans jamais interroger les conditions historiques, sociales et symboliques qui rendent cette évolution non seulement légitime, mais inévitable.
En refusant de penser la question haratine autrement qu’à travers le prisme de la crainte, Ould Maouloud réactive, consciemment ou non, le refoulement fondateur d’une société hiérarchisée sur la base de l’ascendance et de la domination sociale. Ce refus de penser n’est pas nouveau : il s’inscrit dans la continuité d’une posture idéologique héritée du Mouvement National Démocratique (MND), matrice historique de la gauche mauritanienne dont l’UFP est l’héritière. Sous couvert de nationalisme progressiste et de marxisme, le MND avait déjà, dans les années 1970 et 1980, combattu les premières initiatives d’émancipation haratine, telles qu’El Hor, qualifiées d’« ethnicistes » et d’« antinationales », traduisant moins une analyse politique qu’une peur sociale : celle de voir émerger un sujet autonome, porteur d’une revendication de dignité et de visibilité, au sein d’un système conçu pour l’invisibiliser, comme l’illustre la réflexion d’Antonio Gramsci selon laquelle « la classe dominante ne cède jamais la direction morale et intellectuelle sans résistance » (Cahiers de prison, 1932).
Ould Maouloud semble ignorer que l’histoire, lorsqu’elle se tait trop longtemps, se venge par l’action et la revendication. Les Haratines, peuple historiquement dominé et marginalisé, ont transformé leur héritage de servitude en force politique, et, comme le rappelle Pierre Bourdieu dans Ce que parler veut dire (1982), « la domination se reproduit dans la langue même », ce qui montre que ce qui était silence s’est mué en parole, mémoire et action. Le professeur Maouloud refuse de lire cette transformation : le murmure des anciens dominés s’est fait discours, et ce discours est politique.
Quand il invoque le spectre du Rwanda, il révèle davantage ses propres préjugés que la réalité des Haratines, car la politisation de cette communauté n’engendre pas les tragédies, mais c’est la persistance de systèmes de domination convaincus de leur droit d’ascendance qui crée le conflit, ce que Frantz Fanon soulignait dans Les damnés de la terre (1961) en affirmant que « chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir ». Les Haratines ont choisi de la remplir.
Ce qu’Ould Maouloud qualifie d’« utopie » correspond en réalité à un processus universel de subjectivation politique, puisque, lorsque l’État et ses institutions échouent à produire reconnaissance et justice, les groupes invisibilisés créent leurs propres voies de participation et de visibilité. Les Haratines ne réclament pas la sécession ; ils réaffirment leur rôle dans la nation et leur légitimité historique à la participation politique, ce qui rejoint l’idée de Michel Foucault dans Histoire de la sexualité, vol. I (1976) selon laquelle « là où il y a pouvoir, il y a résistance ». La résistance haratine s’inscrit précisément dans ce registre de contre-pouvoir et de réappropriation sociale et politique.
Comme le souligne Achille Mbembe dans De la postcolonie (2000), « la domination coloniale, comme toute domination, finit toujours par produire ses propres conditions de dépassement ». Cette logique s’applique parfaitement à la dynamique haratine, dont l’action politique n’est pas un caprice, mais le prolongement naturel d’une volonté de refondation nationale.
Le président Maouloud évoque la citoyenneté, mais d’une citoyenneté amputée de sa substance, car sans égalité sociale et politique, sans légitimité et reconnaissance, la citoyenneté demeure un mot creux, une coquille vide dans laquelle la majorité démographique est exclue. Vouloir cantonner les Haratines au rôle d’« acteurs sociaux » ignore la réalité : ils sont déjà sujets politiques, et, comme l’écrivait Albert Memmi dans Portrait du colonisé (1957), « le plus grave reproche que le colonisateur adresse au colonisé, c’est d’avoir cessé d’être docile ». Voilà ce que redoute l’élite politique mauritanienne : la fin de la docilité historique.
La lecture de la question haratine comme simple problème social révèle une peur profonde : celle de voir s’effondrer un ordre ancien face à une parole libérée. La question haratine n’est pas qu’une fracture sociale : c’est une faille civilisationnelle, où se rejouent mémoire et pouvoir, reconnaissance et négation. Cette peur est d’autant plus irrationnelle que les Haratines représentent aujourd’hui plus de la moitié de la population mauritanienne, tout en restant marginalisés politiquement, sous-représentés dans l’administration et quasi absents des sphères symboliques du pouvoir, incarnant ce que Pierre Bourdieu décrit dans La domination masculine (1998) comme « la violence douce, invisible, insidieuse, celle de la reconnaissance refusée ».
Loin de toute intention séparatiste, la conscience haratine aspire à refonder la nation. Elle exige la redistribution de la voix politique : que le mot « Mauritanie » cesse d’être une conjugaison exclusive de couleur, de lignage et de privilège. Dans une perspective marxiste, cette évolution est une dialectique historique : les descendants des anciens serviteurs deviennent acteurs de la refondation nationale, confirmant la position de Karl Marx dans Critique du programme de Gotha (1875) selon laquelle « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Les Haratines ne demandent rien d’autre que de devenir les artisans de leur propre émancipation.
Ould Maouloud préfère l’incantation du danger à la compréhension du sens, cédant à ce que Paulo Freire dans Pédagogie des opprimés (1974) nomme « la peur de la liberté », celle qui pousse les privilégiés à redouter les consciences qui s’éveillent. En prônant la « paix » comme un sommeil, il refuse d’entendre les bruits du réveil.
Conclusion
L’UFP, héritière du MND, n’a jamais su se défaire de son paternalisme révolutionnaire : prétendre défendre les opprimés tout en les parlant à leur place, alors que, comme le rappelle Paulin Hountondji dans Sur la philosophie africaine (1983), « il n’y a pas de libération sans reconquête du droit à la parole ». Aujourd’hui, les Haratines ne se font plus représenter : ils parlent, ils s’imposent, et c’est cela que redoutent les anciennes idéologies, comme l’exprimait Aimé Césaire dans Discours sur le colonialisme (1950) lorsqu’il affirmait que « il n’y a pas de dignité sans révolte ». Frantz Fanon confirme dans Peau noire, masques blancs (1952) que « l’homme colonisé qui écrit son histoire, qui crée, qui nomme, se décolonise déjà ». Refuser à un peuple le droit de se nommer, c’est le condamner à ne jamais exister.
Par Cheikh Sidati Hamady (Expert Senior en droits des CDWD, Chercheur associé, Spécialiste des Discriminations Structurelles, Analyste et Essayiste)
Références :
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958
Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982
Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998
Antonio Gramsci, Cahiers de prison, 1932
Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952
Achille Mbembe, De la postcolonie, Paris, Karthala, 2000
Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. I, 1976
Albert Memmi, Portrait du colonisé, 1957
Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, 1974
Paulin Hountondji, Sur la philosophie africaine, 1983
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950
Karl Marx, Critique du programme de Gotha, 1875
