Mohamed Aly Chérif, Mémoire et oublis


Regards du Sud. Bribes de mémoire du XX e siècle finissant est un livre témoin. Ecrit par Mohamed Aly Chérif, ancien député et conseiller proche du président Moktar Ould Daddah, cet ouvrage offre des éclairages sur la géopolitique africaine, avec une Mauritanie au centre. Notre chroniqueur Ahmed Mahmoud Mohamed Ahmedou dit Gemal nous en dit les abouts, mais pas seulement.

L’inamovible Secrétaire général de la présidence de la République (1969 -1978), Mohamed Aly Cherif (MAC), que le Père de la Nation, Moktar Ould Daddah qualifiait « d’intelligent, compétent, consciencieux, travailleur, discret, modeste jusqu’à l’humilité, totalement détribalisé……. » narre dans Regards du Sud. Bribes de mémoire du XX e siècle finissant ses souvenirs personnels, étayés  par  des documents d’archives de première main.

MAC, ouvre son livre au style élégant et modéré  par un cours précis et clair sur l’histoire des relations internationales bouleversées  par les conséquences de la fin de la Seconde guerre mondiale : l’émergence des deux blocs, la conférence de Bandung ou naissance du tiers monde, le concept de souveraineté nationale, l’égalité des peuples, la dislocation des empires, la guerre froide, la misère ; puis l’extraordinaire expansion économique des pays industrialisés. Après avoir dressé le contexte, l’auteur consacre  plus d’une centaine de pages à son enfance, sa Guinée natale, sa découverte divertissante du monde extérieur, son séjour dans les établissements secondaires de Dakar, ses pérégrinations aux Etats-Unis et en France, et enfin, ses contacts avec certains acteurs des mouvements panafricanistes, panarabistes et tiers-mondistes. Il termine le  premier chapitre par une introduction sur la Mauritanie naissante et les défis auxquelles ont fait face les premiers  bâtisseurs.

De retour en Mauritanie en 1967, il se lance rapidement dans la vie active, en  intégrant la fonction publique par le biais de l’enseignement.  En 1969, il est promu pour occuper le poste clé de Secrétaire Général de la Présidence. Durant presque une décennie, MAC était le  collaborateur le plus proche du Président, et l’assistait  dans la coordination de l’action gouvernementale, rédigeait ses discours, ses diverses correspondances, ses directives aux ministres et hauts responsables de l’administration.

L’auteur livre, pour la postérité, dans la seconde partie de l’ouvrage, son expérience administrative, ses rapports avec feu Moktar Ould Daddah, ses notes concises sur les mouvements politiques en Mauritanie, sur le problème de l’esclavage, la guerre du Sahara, le coup d’état du 10 juillet 1978, ses relations distantes avec les militaires, le récit du tourbillon des régimes militaires, sa relation personnalisée jusqu’en 1989 avec le président Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya, sa prise de position concernant la gestion chaotique par les autorités des événements ayant opposé la Mauritanie au Sénégal, son leadership dans la lettre ouverte des 50 au Président Maaouiya dénonçant les violations des droits de l’homme, son bloc notes des voyages diplomatiques instructifs et croustillants à travers le monde .

Les derniers chapitres du livre sont consacrés à la fin du communisme, la perestroïka de Gorbatchev, le démantèlement du mur de Berlin, le  triomphe de l’Occident, le naufrage de l’Afrique et, un contexte mondial marqué par l’arrogance, la barbarie et les incertitudes. Les faits et événements relatés, notamment ceux relatifs à la période d’avant 1978 ne sont pas exempts d’empreintes subjectives et d’omissions probablement volontaires. Commençons par Mai 1968. A l’époque, la grève des ouvriers de la MIFERMA est à son apogée, et l’auteur semble minimiser l’événement qui,  selon son analyse,  n’est que « frictions inévitables avec l’Etat » et « affrontements » récupérés  par le mouvement de contestation de gauche naissant contre le gouvernement. Une explication peu convaincante. Surtout si elle vient d’un homme  intelligent et éclairé, si l’on se rappelle que dans le contexte raconté, il y a eu morts d’hommes. Il est souvent dit que le pardon est une vertu; mais l’oubli est inadmissible. De plus, l’auteur ajoute que le mouvement contestataire où l’opposition du temps du père fondateur avait pour origine « des malentendus, des incompréhensions ou des altitudes subjectives, liés souvent à la situation jugée injuste faite à leurs parents dans le parti Etat ». Par ce constat, l’auteur banalise et réduit à néant les revendications légitimes des mouvements contestataires de l’époque.

En évoquant la torture sous le régime du père fondateur, Mohamed Aly Chérif nie systématiquement cette pratique. Indépendamment des allégations de l’opposition et des ragots des salons de Nouakchott, MAC a-t-il omis à dessein le document des treize cadres de la fonction publique ? Qu’est ce qui a guidé ce groupe des treize (13) à s’adresser par lettre ouverte, en date du 1er janvier 1971  au Président de la République pour dénoncer la torture en évoquant, entre autres griefs, ceci : « Nous tenons, Monsieur le Président, à condamner avec la dernière énergie le recours à la torture dans notre pays. Si le pouvoir persistait à torturer des citoyens, il prendrait la responsabilité de l’instauration dans ce pays de la violence comme mode d’expression politique (attentats, assassinats etc.) » ? Pour mémoire, le document fut signé par Mohameden Ould Babah, Dieng Boubou Farba, Abdellahi Ould Maouloud, Hasni Ould Didi, Ahmedou Ould Abdallah, Baba Ould Sidi Abdallah, Ishagh Ould Rajel, Ibrahima Ba, Cheikh Benani Youba, Abdellahi Ould Bah, Bal Moustapha, Abdellahi Ould Soueid’Ahmed et Diagana Biri. L’auteur, au cœur du système, pouvait-il ignorer ou omettre que le Président avait répondu par lettre N ° 17 /CF/PR, en date du 17 février 1971 au groupe des cadres ? Evidement que non ! La négation des faits, c’est là le hic. Mohamed Aly Chérif est dans une posture peu confortable et inadéquate avec ses positions de défenseur des droits de l’homme. D’où peut-être sa mémoire …. sélective.

S’agissant de la lettre adressée au Président Senghor dont il revendique avec enthousiasme la paternité de la rédaction, elle est effectivement belle, sobre, et instructive. Mais, même si la plume et l’esprit synthétique de l’auteur ne sont pas contestables, le lecteur est en droit de connaître le prélude du cheminement des événements qui avaient conduit Senghor à revendiquer la rive droite, le village Salsal et l’île de Tode, notamment les noms des fonctionnaires impliqués – Ministres, Gouverneurs, Ambassadeurs, administrateurs, juristes, historiens et experts- et ayant contribué à la production de l’étude synthétisée. Certes, il est fait référence dans la lettre  aux actes de la Conférence interministérielle entre le Sénégal et la Mauritanie tenue à Saint-Louis du Sénégal les 7, 8 et 9 janvier 1971. Mais l’auteur n’a pas été explicite sur le rôle du ministre de l’Intérieur, le regretté Abdoul Aziz Sall, qui a dirigé la délégation mauritanienne, des  ministres qui l’ont accompagné, du Gouverneur de la  6ème  région, Gandega Gueye, de notre Consul à Dakar, des onze fonctionnaires membres de la délégation d’accompagnement,  et sur le rôle des experts qui ayant participé à la rédaction du procès-verbal de bornage et de délimitation des frontières qui fut dressé  au mois de juin de la même année.

Mohamed Aly Chérif est aussi resté silencieux sur  le déclenchement des problèmes frontaliers au niveau du village de Salsal et l’île de Tode tels que décrits par Yahya Ould Menkous dans son livre « Parcours mouvementé d’un administrateur civil mauritanien »[1]. La version du Gouverneur Yahya Ould Menkous et son rapport validé par le contrôleur d’Etat, le regretté Hamoud Ould Abdel Wedoud, conformes à la lettre du Président  feu Moktar Ould Daddah n’ont pas été cités par l’auteur. Pourquoi ? Est-ce une omission ? Et pourtant, malgré la fidélité que MAC voue au Père de la Nation, cela ne l’a pas empêché de lister, ce qu’il considérait comme les erreurs fatales du pouvoir. Il mentionne notamment que face à certaines situations non élucidées et au manque de réaction du Président, il a été conduit à présenter à deux ou trois reprises sa démission.

Quelques soient ces « omissions » avec son ouvrage, Mohamed Aly Cherif, en intellectuel avéré, vide un sac débordant de connaissances utiles. Son Regards du Sud. Bribes de mémoire du XX e siècle finissant est une contribution à la restitution de la mémoire vive, plus particulièrement celle de la Mauritanie naissante et de ses premiers bâtisseurs.

Mohamed Ahmedou dit Gemal