Dans sa réponse qui m’est adressée, le professeur Mohamed Ould Saleck, président du Conseil national du Parti UFP, mobilise l’argumentaire ethnolinguistique pour affirmer que les Haratines seraient simplement un appendice démographique socialisé dans la communauté arabo-berbère sans singularité historique. Il engage un glissement dangereux : celui qui consiste à utiliser la langue et la culture comme outils de dissolution d’une condition sociale forgée par des siècles de domination. Ce procédé n’est pas inédit. Les anthropologues l’ont souvent observé lorsqu’une élite cherche à légitimer la hiérarchie existante en la présentant comme naturelle. Claude Lévi-Strauss rappelait que « toute société tend à masquer les rapports de domination derrière des récits d’harmonie » (Anthropologie structurale, 1958). En Mauritanie, les Haratines ne sont pas un simple groupe linguistique : ils représentent l’un des héritages sociaux les plus complexes du Sahel, façonné par la servitude, la dépendance, l’exploitation et la reproduction intergénérationnelle d’un statut subalterne. Leur arabité linguistique, indéniable, n’a jamais suffi à garantir leur égalité statutaire ou politique. La langue a été, au contraire, un instrument paradoxal : un vecteur d’intégration culturelle mais aussi un outil d’invisibilisation sociale. Le Doyen Mohamed Ould Saleck, en omettant cette dimension fondamentale, réactive une vieille tentation : celle de la normalisation par l’effacement. Or, comme le rappelle l’historien François Hartog, « une nation qui refoule son passé crée toujours des fantômes qui reviennent la visiter » (Régimes d’historicité, 2003).C’est précisément pour conjurer ces fantômes que cette réponse s’attache à démontrer les limites méthodologiques, anthropologiques et philosophiques du texte du Doyen, sans polémique inutile, mais avec la rigueur qu’impose la vérité
historique.
1. L’argument ethnolinguistique : un prisme réducteur
L’analyse purement linguistique proposée par le Doyen présente les Haratines comme un prolongement naturel de l’ensemble arabo-berbère. Certes, les Haratines partagent des éléments culturels avec les groupes arabo-berbères : la langue hassania, des pratiques religieuses communes, certaines traditions pastorales. Mais réduire une communauté à ses pratiques linguistiques revient à confondre culture et condition sociale. L’ethnolinguistique contemporaine précise, à l’inverse, que deux groupes peuvent partager une langue tout en étant séparés par des structures de pouvoir radicalement différentes. Pierre Bourdieu l’expliquait clairement : « la langue est aussi un marché où s’exerce une domination » (Ce que parler veut dire, 1982). Les Haratines ont parlé hassaniya non pas seulement par intégration spontanée, mais aussi par intégration contrainte, à travers l’histoire de la servitude domestique, pastorale ou agricole. L’argument du Doyen, en ignorant cette dimension structurante, propose une lecture désincarnée du fait social. Or, comme l’écrit Clifford Geertz, « l’homme est un animal suspendu dans des toiles de significations qu’il a lui-même tissées » (The Interpretation of Cultures, 1973). Les toiles dans lesquelles les Haratines ont été pris ne sont pas celles d’une intégration volontaire, mais celles d’un système hiérarchique codifié.
2. L’angle anthropologique : une stratification jamais effacée
Le Doyen avance que les Haratines seraient une simple composante de l’ensemble arabo-berbère. Pourtant, une telle affirmation ne résiste ni à l’histoire, ni à l’anthropologie, ni à la logique même de la structure sociale mauritanienne. Il existe bel et bien un ensemble arabo-berbère, composé de segments internes, Zwaya, Eerab, Znaga, Iguawen, M’almine, chacun doté d’un statut particulier, d’un imaginaire spécifique et d’un rôle assigné. Mais la communauté haratine ne relève pas de cette organisation interne : elle s’est formée en dehors d’elle, dans un rapport historique de domination qui lui a donné une identité propre, façonnée par la subordination et l’exploitation, puis consolidée par des mémoires, des expériences et des pratiques sociales distinctes. Dire que les Haratines sont des « arabo-berbères comme les autres » revient donc à effacer une expérience sociale et historique singulière. L’anthropologue Abdellah Hammoudi rappelle d’ailleurs que « la hiérarchie n’est pas seulement un fait social ; elle est un système de sens qui façonne des subjectivités distinctes » (Master and Disciple: The Cultural Foundations of Moroccan Authoritarianism, 2001). Les Haratines ne se situent pas au bas d’une simple échelle interne : ils forment une communauté constituée par l’histoire, dont la position découle non d’une stratification endogène, mais d’un processus d’asservissement systémique. Les récits oraux, les généalogies implicites, les codes de dépendance et les mécanismes de transmission du statut confirment que les Haratines se sont constitués comme un groupe social cohérent, porteur de marqueurs identitaires distincts : une mémoire propre, une trajectoire collective, un vocabulaire spécifique pour nommer la domination subie, des formes de solidarité interne qui ne se retrouvent pas dans les groupes arabo-berbères. Les recherches de Charles Toupet (Les Maures noirs de Mauritanie, 1975), de Mariella Villasante-de Beauvais (Pouvoirs et société en Mauritanie, 1995) ou encore de Catherine Taine-Cheikh (Dictionnaire Hassaniyya-Français, 2008) mettent en évidence cette « historicité communautaire » qui ne découle pas de l’appartenance tribale, mais de la reproduction d’un statut imposé. Tenter de fondre les Haratines dans la catégorie globale « arabo-berbère » revient à commettre une confusion méthodologique majeure : confondre proximité culturelle et identité communautaire. Oui, des éléments culturels ont été partagés, langue, religion, rythmes pastoraux, mais ces partages n’ont jamais effacé la différence fondamentale entre ceux qui occupaient les positions dominantes et ceux qui incarnaient, au contraire, la dépendance structurelle. Jack Goody rappelle justement que « l’esclavage produit toujours un type de société à double mémoire » (Slavery in Early Africa, 1995) : celle des maîtres, et celle des asservis. Les Haratines portent cette seconde mémoire, irréductible et indissoluble. Ainsi, l’anthropologie ne confirme pas l’argument du Doyen : elle le réfute. Les Haratines ne sont ni un prolongement, ni un sous-groupe de l’ensemble arabo-berbère, encore moins un simple produit d’assimilation culturelle. Ils constituent une communauté à part entière, façonnée par une histoire autonome, traversée par des dynamiques internes propres, affirmée par une expérience collective cohérente. Les réduire à un appendice démographique des arabo-berbères revient non seulement à falsifier l’histoire, mais aussi à occulter les logiques profondes de domination qui ont structuré la société mauritanienne jusqu’à aujourd’hui.
3. L’histoire sociale : la longue durée de la subordination
L’histoire des Haratines ne peut être réduite à un simple fait démographique ou linguistique. Elle se tisse dans la longue durée d’une subordination systémique qui a marqué chaque aspect de la vie sociale. La servitude domestique, pastorale et agraire n’était pas seulement une contrainte économique : elle constituait un mode de structuration sociale où la domination et la dépendance étaient codifiées et légitimées par les normes, les coutumes et les représentations collectives. Les archives coloniales françaises, les récits oraux, les travaux des premiers ethnographes convergent : les Haratines ont constitué la colonne vertébrale de la force de travail dans les sociétés du Sahara et du Sahel. Leurs mobilités étaient limitées, leurs droits civiques et sociaux restreints, et leur autonomie toujours subordonnée aux positions dominantes des segments arabo-berbères. Cette réalité a créé une mémoire collective spécifique, une conscience d’expérience partagée de la domination et de la résistance, qui se transmet de génération en génération. Fernand Braudel écrivait que « la longue durée n’oublie jamais ce que les discours politiques veulent effacer ». Dans le cas des Haratines, cette longue durée est palpable dans les structures familiales, les pratiques communautaires, les formes d’éducation interne et les récits de résistance. Ces marqueurs ne disparaissent pas simplement parce que la langue ou certains éléments culturels sont partagés avec les groupes dominants. Les historiens contemporains, tels que Pierre Bonte (Les sociétés du Sahara, 1971) et Elisabeth Keller (Travail et servitude au Sahara, 1989), montrent que les Haratines ont été soumis à un double processus : exploitation économique et invisibilisation sociale. Leur position dans la société n’était pas transitoire mais institutionnalisée, et cette institutionnalisation a produit des effets qui se prolongent jusqu’à aujourd’hui. L’argument selon lequel l’arabité linguistique aurait effacé cette expérience historique est donc profondément erroné : la culture ne dissout pas la subordination, elle l’encadre et la reproduit sous d’autres formes. La mémoire sociale haratine conserve également des outils de résistance et de survie qui révèlent une capacité à maintenir une identité distincte malgré l’oppression. Les pratiques de solidarité interne, les récits codifiés de l’histoire communautaire et les stratégies de négociation avec les dominants montrent que les Haratines n’ont jamais été de simples « spectateurs » de l’histoire : ils en ont été des acteurs contraints mais stratégiques, qui ont su préserver des marqueurs identitaires propres. En outre, l’analyse comparative avec d’autres sociétés du Sahel révèle que les Haratines ne sont pas un cas isolé mais un exemple paradigmatique de la manière dont la servitude structurée produit des dynamiques sociales durables. Les mécanismes de transmission du statut, les codes de dépendance et les mémoires collectives sont autant de preuves que la longue durée de la subordination ne peut être niée sans falsifier l’histoire. Ainsi, comprendre l’histoire des Haratines exige d’intégrer la dimension temporelle et la spécificité du rapport de pouvoir qui les a définis. Toute lecture qui réduit leur expérience à la langue ou à une intégration culturelle abstraite passe à côté du cœur même du phénomène : une communauté façonnée par des siècles de domination, mais capable de résilience et de cohésion internes, avec des pratiques et une mémoire qui lui sont propres.
4. La sociologie : l’invisible reproduction des hiérarchies
La thèse d’une dissolution des Haratines dans l’ensemble arabo-berbère ne résiste pas à l’analyse sociologique et anthropologique contemporaine. Les structures sociales ne sont jamais neutres : elles reproduisent des hiérarchies et des rapports de pouvoir profondément ancrés dans l’histoire. Même lorsque la langue et certains éléments culturels sont partagés, ces partages ne transforment pas les relations de domination. Les Haratines continuent de subir une marginalisation structurelle, qui s’exprime par leur invisibilité institutionnelle, sous-représentation dans la haute fonction publique, dans les institutions, dans les forces armées, dans la justice et dans l’économie. Pierre Bourdieu, avec ses concepts de capital social, économique et symbolique, explique que les positions dominantes se reproduisent à travers des mécanismes subtils et puissants. Dans ce cadre, les Haratines sont désavantagés : leurs réseaux sont minoritaires, leur accès aux ressources limité, et leur reconnaissance sociale marginalisée. Cette dynamique n’est pas le fruit du hasard mais le prolongement d’une histoire de subordination structurée. Abdelmalek Sayad, dans La double absence : Les jeunes Maghrébins en France (1982, Éditions du Seuil), montre que les groupes subalternes doivent constamment compenser leurs désavantages par un « surinvestissement du possible ». Cette idée décrit parfaitement la situation des Haratines : malgré un effort continu pour réussir, ils restent souvent confrontés à des obstacles invisibles mais systématiques, qui limitent leur mobilité sociale et leur reconnaissance. L’anthropologie complète cette lecture. Les Haratines ne vivent pas seulement une exclusion économique ou politique : ils portent une mémoire sociale, des pratiques communautaires et des modes de transmission intergénérationnelle qui témoignent de siècles de dépendance et de domination. Les codes de comportement, les récits familiaux et les solidarités internes sont autant de traces d’une expérience partagée qui distingue la communauté des autres segments arabo-berbères. Clifford Geertz l’a rappelé : « l’homme est un animal suspendu dans des toiles de significations qu’il a lui-même tissées » (The Interpretation of Cultures, 1973). Ces toiles, pour les Haratines, sont à la fois contraintes et ressources : elles témoignent de la subordination, mais aussi de la résilience, de l’ingéniosité et de la cohésion interne qui ont permis de préserver une identité distincte. Ainsi, réduire les Haratines à un simple prolongement de l’ensemble arabo-berbère revient à ignorer les dynamiques profondes de reproduction sociale, à occulter les effets persistants d’une domination historique et à négliger la richesse des mécanismes de survie et d’adaptation développés par la communauté. La sociologie et l’anthropologie confirment que l’injustice sociale n’est jamais seulement un fait de distribution : elle s’inscrit dans des pratiques, des mémoires et des structures qui façonnent la trajectoire de générations entières .
5. La philosophie politique : l’égalité n’est pas une assimilation
Assimiler les Haratines à l’ensemble arabo-berbère pour nier leur singularité historique revient à réduire la citoyenneté à une simple appartenance culturelle. L’égalité politique et sociale ne se décrète pas par le biais d’une appartenance linguistique ou culturelle partagée, mais par la reconnaissance des injustices historiques et par des dispositifs institutionnels permettant leur correction. Jean-Jacques Rousseau, dans Du contrat social (1762), affirme que « l’homme naît libre, et partout il est dans les fers », soulignant que la liberté et l’égalité requièrent la mise en place de structures politiques qui compensent les héritages de domination. La simple assimilation culturelle ne peut suffire : il faut la création de conditions concrètes pour que chaque citoyen puisse exercer ses droits. John Rawls, dans A Theory of Justice (1971), complète cette réflexion en introduisant le principe de « différence » : les inégalités sociales sont justifiées uniquement si elles profitent aux plus défavorisés. Appliqué à la situation des Haratines, ce principe souligne l’impérieuse nécessité de politiques publiques ciblées pour corriger les désavantages historiques accumulés. Paul Ricœur, quant à lui, précise : « La reconnaissance est le premier acte par lequel une société devient juste » (Soi-même comme un autre, 1990). Cette reconnaissance ne consiste pas en un geste symbolique : elle impose des mesures concrètes pour que l’expérience historique de domination cesse d’être un facteur de marginalisation dans le présent.Ainsi, la pleine égalité des Haratines ne peut résulter d’une prétendue assimilation linguistique ou culturelle : elle exige un engagement politique et institutionnel, structuré par des lois, des politiques et des pratiques qui rendent effectif le droit de participer à la société sur un pied d’égalité avec les autres.
6. La reconnaissance institutionnelle comme seuil d’une citoyenneté pleine
La question haratine ne se résout donc ni par l’argument linguistique ni par une fusion culturelle proclamée. Elle ne peut trouver de réponse que dans une reconnaissance institutionnelle claire, solide et assumée. Cette reconnaissance n’est pas la création d’un statut nouveau, mais l’acceptation d’une vérité ancienne : l’existence d’une communauté dont la trajectoire historique a été marquée par la subordination et qui, pour cette raison, requiert une attention particulière de l’État. Les sciences politiques contemporaines insistent sur ce point. Charles Taylor, dans Multiculturalism and the Politics of Recognition (1992), souligne que « la reconnaissance n’est pas une faveur, mais une nécessité pour l’égalité réelle ». Achille Mbembe parle d’« une citoyenneté empêchée » lorsque les institutions refusent de prendre en compte les héritages historiques de la domination (Politiques de l’inimitié, 2016).Pour les Haratines, la pleine citoyenneté ne se conquiert donc pas par l’assimilation linguistique, mais par la fin des obstacles institutionnels : reconnaissance institutionnelle, représentation équitable, accès à la haute fonction publique, ouverture des carrières militaires, égalité d’accès au foncier, protection contre les formes de servitude, statistiques publiques désagrégées permettant de rendre visible l’invisible. Une nation qui ne reconnaît pas l’histoire de ses composantes se prive de la possibilité d’un contrat social authentique.
Conclusion
Il ne s’agit plus, désormais, de débattre de symboles ou de récits partiels : la question haratine touche au cœur même de ce que la Mauritanie veut devenir. Derrière les mots, les définitions, les classifications linguistiques avancées par certains acteurs, il demeure une réalité que l’on ne peut ni dissoudre ni maquiller : une partie de la population a été façonnée par un système historique de domination dont les traces continuent de structurer les rapports sociaux, l’accès aux ressources et les horizons de citoyenneté. La reconnaissance de cette réalité n’est pas un geste de rupture, mais un acte de vérité. Hannah Arendt rappelait que « la liberté politique commence où l’on regarde le réel sans le travestir » (Condition de l’homme moderne, 1958). Le réel, en Mauritanie, est que les Haratines portent une histoire spécifique, une expérience propre de la marginalisation, une mémoire de luttes, de résistances et d’émancipation qui ne peut être diluée dans un récit national indifférencié. Les sciences humaines nous montrent que la dignité collective naît toujours de la reconnaissance institutionnelle. Paul Ricœur écrivait que « la justice ne consiste pas à effacer les différences, mais à leur donner un cadre où elles cessent d’être des motifs d’inégalité ». Tant que les institutions ne prendront pas en compte la trajectoire historique des Haratines, dans l’accès à l’éducation, à la terre, aux positions publiques, à la représentation politique, aucune citoyenneté ne pourra être véritablement partagée. Ce que réclament les Haratines n’est pas un privilège identitaire : c’est la fin d’un héritage de subordination. C’est le droit de participer, à égalité, à la construction du pays. Achille Mbembe parle d’« une inclusion sans pleine appartenance » : c’est précisément cette fracture qu’il s’agit de réparer. L’avenir de la Mauritanie ne se jouera pas dans l’invocation nostalgique d’une unité arabo-berbère essentialisée, mais dans la capacité de la nation à se confronter à son propre passé et à s’élever au-dessus de ses hiérarchies héritées. La citoyenneté pleine et entière des Haratines n’est pas une faveur : c’est la condition de possibilité d’un projet national qui refuse les angles morts de l’histoire et accueille enfin, sans réserve, l’humanité de chacun.
Cheikh Sidati Hamady
Expert senior en Droits des Communautés Discriminées sur la base de l’Ascendance et du Travail, Chercheur Spécialiste des discriminations structurelles, Analyste, Essayiste
