Le jour où le premier président de la Mauritanie Moktar Ould Daddah s’est confié à Jeune Afrique

Le jour où le premier président de la Mauritanie Moktar Ould Daddah s’est confié à Jeune AfriqueÀ l’occasion des soixante ans de l’indépendance de la Mauritanie, ce 28 novembre, JA republie de larges extraits d’un grand entretien réalisé avec Moktar Ould Daddah et paru le 1er décembre 1973.

Dans la petite capitale improvisée de Nouakchott, ce 28 novembre 1960, c’est sur l’estrade d’un hangar à peine éclairé que Moktar Ould Daddah, 37 ans, proclame dans le silence de la nuit « l’indépendance totale » de son pays. Le Premier ministre a été élu deux jours plus tôt par le Parlement local chef de l’État, balayant cinquante-huit ans d’occupation française.

Face à lui, figurent au premier rang le Premier ministre français Michel Debré et la quasi-totalité des chefs d’État issus de la Communauté franco-africaine instituée en 1958, en particulier l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor ou encore le Gabonais Léon M’Ba.

Tous les membres de la Ligue arabe – ou presque – ont boudé l’évènement, par solidarité avec le Maroc qui revendique la Mauritanie comme « partie intégrante » de son territoire. En dépit du combat mené par les anti-indépendantistes, Moktar Ould Daddah a réussi à imposer son projet : édifier un État-nation, alors peuplé d’Arabo-berbères et de « Négro-mauritaniens », qui serait « un trait d’union entre l’Afrique noire et l’Afrique du Nord. »

Sur le plan diplomatique, le pays sera ensuite admis à l’ONU en octobre 1961 avant de devenir, moins de deux ans plus tard, membre fondateur de l’Organisation de l’unité africaine (OUA). Le Maroc le reconnaîtra en 1969 et parrainera sa candidature à la Ligue arabe en 1973.

Notre collaborateur Jean-Pierre Ndiaye avait rencontré Moktar Ould Daddah à Nouakchott en 1973, cinq ans avant qu’il ne soit renversé par les militaires. En ce 28 novembre, soixante ans après l’indépendance, Jeune Afrique a choisi de republier une partie de leur entretien :

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« Indépendante le 28 novembre 1960, la Mauritanie peuplée de Maures d’origine arabo-berbère et de négro-Soudanais, a sa racine en plein cœur du Sahel. Animés d’une rigueur dictée par la géographie, ses dirigeants ont, dès l’indépendance, décidé de la doter d’une personnalité sans équivoque. L’État est islamique. La langue nationale est l’arabe. Le pays est sorti de la zone franc et a créé sa propre monnaie, l’ouguiya. Il ne fait plus partie du groupe francophone. Il a adhéré à la Ligue arabe.

Le principal artisan de cette personnalité mauritanienne est Moktar Ould Daddah, personnage d’apparence effacée mais qui a su, avec persévérance et détermination, tracer les contours de la réalité actuelle. Il est né en 1924, à Boutilimit, d’une famille maure assez modeste, profondément religieuse et très liée à la grande famille des cheikh Sidya, de la lignée des grandes tribus maures qui ont conservé intacte leur originalité culturelle dans une société féodale très fermée. C’est là qu’il s’initiera à l’histoire cachée mais rayonnante des tribus du désert qui ont poussé à un degré très raffiné l’art de la diplomatie, des échanges et du pouvoir. Inscrit à l’école des fils de chefs de Saint-Louis, il devient interprète dans l’administration coloniale et ses fonctions lui permettent d’assimiler les techniques de balance de la puissance colonisatrice. En 1948, il va en France où il devient avocat.

Dans un bureau très simple de la maison du parti, par une forte chaleur, il restera pratiquement immobile pendant deux heures trente, ne relâchant jamais son attention ni sa concentration. Le tempérament est assurément résistant, l’homme ascète. Les questions les plus embarrassantes comme les questions secondaires ne créent chez lui aucune émotion. Le ton est égal, le temps semble arrêté, l’homme sort du désert ! De son exposé, qui se déroule comme une litanie, se dégage avec constance l’affirmation selon laquelle la Mauritanie est un trait d’union entre le monde arabe et le monde noir.
Cette vocation de trait d’union, acceptée par tous dans son principe, laisse pourtant perplexe la composante noire de la société mauritanienne. En effet, la Mauritanie, pour jouer ce rôle de trait d’union, doit tenir compte d’une donnée essentielle : le fait que le pays est composé de deux groupes de civilisations avec leurs langues particulières, même s’ils ont en commun une seule et même religion. Or, la reconnaissance de cette double personnalité très distincte, tant du point de vue culturel que linguistique, semble absente pour donner la prédominance à la culture arabe au sein de l’État. Ce qui revient à disposer du sort des Mauritaniens nègres et de leur place dans la nation. Et cela, le président Moktar Ould Daddah ne peut l’ignorer.

Jeune Afrique : Le conflit du Moyen-Orient a rebondi, prenant une tournure sans précédent. Votre pays, trait d’union entre l’Afrique au sud et au nord du Sahara, a, depuis 1960 – date de son accession à l indépendance -, joué un rôle diplomatique permanent en vue d’inciter les États africains à rompre avec l’Etat hébreu. Que pensez-vous du résultat ?

Moktar Ould Daddah : Je vous répondrai par un adage mauritanien : nous ne voulons pas tirer la couverture à nous. Toutefois, je dois vous dire que, dès l’indépendance, nous avons compris que les parties de l’Afrique – noire et arabe – ne réunissaient pas toutes les conditions nécessaires à une meilleure compréhension. Je dirai même qu’il y avait une incompréhension. J’ajouterai aussi que la colonisation y était pour beaucoup ; fidèle à sa méthode – diviser pour régner – elle a agrandi et approfondi cette incompréhension.

Vous pensez donc qu’il y a un rapport entre la politique coloniale et une attitude de repli des Africains vis-à-vis du monde arabe et du problème palestinien ? Pouvez-vous préciser cette pensée qui est, je crois bien, votre pensée ?

Bien ! Très souvent les Européens s’adressant aux Noirs leur disaient : les Arabes sont des esclavagistes, des racistes, et quand ils s’adressaient aux Arabes, ils leurs confiaient que les Noirs ont la maladie de la persécution, qu’ils sont complexés, qu’ils manquent de culture, etc. Conséquence : les rapports se sont empoisonnés, la distance s’est accrue. Il fallait donc relier les deux parties.
Au départ, nous, Mauritaniens, étions très mal placés pour jouer un rôle historique de rapprochement qui pourtant nous est dévolu par l’histoire. Pourquoi ? Eh bien, à cause, d’abord, des revendications marocaines sur notre pays, le monde arabe nous a longtemps ignorés. Lors de notre indépendance, il ne nous a même pas reconnus, à l’exception de la Tunisie. Mais l’Algérie n’était pas encore indépendante. C’est pourquoi nous n’avons pas pu jouer pleinement ce rôle, et aussi parce que nous n’étions reconnus que par nos frères d’Afrique noire. Loin de nous décourager, nous avons continué à œuvrer dans le sens du rapprochement des deux parties car elles sont complémentaires.
L’Égypte, c’est l’Afrique ; elle est africaine dans une de ses parties et moyen-orientale dans une autre. En clair, l’Afrique et le monde arabe se touchent géographiquement. Il est donc inutile de démontrer qu’il y a une complémentarité culturelle et même ethnique. La religion islamique, qui est née au Moyen-Orient arabe, a non seulement conquis toute l’Afrique du Nord mais aussi la plus grande partie de l’Afrique de l’Ouest, instaurant par là une même communauté de destin entre ces deux groupes. Voici donc le premier facteur qui plaide pour l’unité. Le second facteur, c’est la colonisation. Il va renforcer ce fondement historique qu’est l’islam.

Donc, l’islam, en tant que vision spirituelle du monde, et la colonisation, en tant que situation politique, sont pour vous deux facteurs d’unité entre les mondes arabe et africain. Peut-on en conclure qu’à l’appui de ces facteurs vous avez élaboré une doctrine politique ? Si oui, c’est une forte originalité !

Oui. Ces deux facteurs ne sont-ils pas communs aux deux parties de l’Afrique ? L’Afrique et le monde arabe n’ont-ils pas été dominés par les mêmes puissances, les Français, les Anglais ? Cela, nous l’avons compris dès le début. C’est sur ce fondement de notre identité que nous avons bâti notre philosophie politique en vue du rapprochement de l’Afrique dans son ensemble et du monde arabe.
En 1960, quand je disais que la Mauritanie était un trait d’union entre ces deux mondes et que cela lui conférait une responsabilité spécifique, on souriait, même parmi les Mauritaniens. C’est dire que les esprits s’étaient détournés de l’histoire. Je disais donc qu’au début, on nous avait rejetés. On ne voulait pas nous reconnaître. Mais Dieu merci, nos frères marocains ont fini par reconnaître notre réalité.

Comment le processus de reconnaissance s’est-il déclenché ?

À la conférence de l’OUA (organisation de l’Union africaine), en mai 1963, j’ai rencontré le président Gamal Abdel Nasser. Notre entretien fut déterminant : c’est alors que nos relations avec le monde arabe se sont normalisées.
L’Algérie accédait à l’indépendance en cette période, elle n’a donc pas partagé ces réticences. Elle nous a aussitôt reconnus. Je pourrais aussi vous raconter que certains camarades chefs d’État d’Afrique noire m’avouaient ne pas me comprendre. Mais nous avons persisté, la vérité devant triompher.
Je vous confierai aussi qu’à la naissance de l’OUA, au cours des premières réunions où il fallait se définir par rapport au conflit du Moyen-Orient, on n’abordait jamais le problème de front, tellement il était tabou ! Un exemple révélateur : l’OUA a été créée en mai 1963. La première fois qu’on y a parlé du conflit du Moyen-Orient, c’est en septembre 1967, à Kinshasa, par le biais d’une résolution, très timide d’ailleurs, introduite par la délégation mauritanienne. Elle fut votée au cours de la séance de clôture, presque à la sauvette.
C’est donc à partir de 1967 que les conférences de l’Organisation aborderont le problème avec moins de timidité, prenant progressivement fait et cause pour l’Égypte.

Et le problème palestinien ?

Presque tout le monde le fuyait. Un vrai cauchemar ! La peur d’aborder ce problème était fondée en grande partie sur une ignorance entretenue par la propagande néo-colonialiste et sioniste.
Toutefois, l’évolution va s’accélérer à partir de 1967. L’aboutissement est que des États africains vont commencer à rompre leurs relations avec Israël. Ce qui est la manifestation la plus concrète de solidarité avec les peuples arabes et la condamnation la plus évidente de l’expansionnisme israélien.
Cette évolution n’est pas le fait de la seule Mauritanie. D’autres pays africains ont joué un rôle déterminant pour cette cause au sein de l’OUA et des organisations internationales et, aussi, en nouant des rapports bilatéraux avec les pays arabes. Mais je dois dire qu’aucun pays n’a pu jouer le rôle que nous, Mauritaniens, avons joué en tant que trait d’union.

On dit, et vous avez dû l’entendre, que le gouvernement mauritanien est plutôt pro-arabe, moyen-oriental qu’africain, et que c’est le reflet de votre politique intérieure.

Les Maures et les Africains noirs sont, non pas des frères jumeaux, mais plutôt des frères siamois. Notre rôle nous a été dicté par la nature et, par-là, il nous confère un devoir naturel.
En juillet-août 1973, notre ministre des affaires étrangères a été chargé par notre gouvernement de transmettre un message à tous les chefs d’État arabes. Je ne trahirai pas un secret en disant que la solidarité entre l’Afrique et le monde arabe est commandée par leur complémentarité.
Ce message rappelle la nécessité impérieuse pour les pays arabes d’aider les pays africains plus démunis. Car, si Dieu a aidé le monde arabe en le dotant de plus de ressources, en retour, c’est son devoir de les partager avec ses frères noirs.
Je peux vous dire que toutes les réponses furent favorables dans leur principe. Le fondement de notre attitude est que nous voulons obtenir non seulement une solution du problème palestinien, qui n’est que conjoncturel, mais aussi une aide constante du monde arabe à l’Afrique noire, laquelle doit être permanente.

Pouvez-vous donner des précisions sur une idée de fédération, que vous avez annoncée ou lancée, qui engloberait votre pays, l’Algérie et le Maroc ? Et pourquoi d’autres pays de la région n’ont-ils pas été invités à se joindre à ce projet de fédération ? N’y a-t-il pas là un clivage de civilisation : monde arabe et monde noir ?

D’abord, cette fédération avec l’Algérie et le Maroc, je n’en ai pas entendu parler. Il y a eu deux réunions groupant l’Algérie, le Maroc et la Mauritanie : l’une à Nouadhibou en 1970, en Mauritanie, la seconde récemment à Agadir, au Maroc. C’était en juillet 1973. Je peux vous dire que, lors de ces réunions, il n’a pas été question de créer une fédération. Nous avons surtout parlé d’autre chose : de la décolonisation du Sahara « espagnol » et de nos relations sous-régionales.
Par contre, nous avons, depuis plusieurs années, confirmé notre volonté d’adhérer au Maghreb. Cette volonté a connu un début de concrétisation en 1970, après la normalisation de nos rapports avec le Maroc. Mais l’appartenance au Maghreb est aussi naturelle pour nous que l’appartenance à l’OMVS (Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal).
À la CEAO (Communauté économique d’Afrique de l’Ouest) et demain, au groupement régional de l’Afrique de l’Ouest qui réunirait les quatorze États de notre région, anglophones et francophones. Ce projet, nous l’appelons de nos vœux. C’est cela qui explique que, pour nous, les rapports avec le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest ne se sont jamais posés et ne se posent pas en termes de choix mais en termes de complémentarité.

Cette position est très originale. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

La Mauritanie est un raccourci de l’Afrique, c’est une terre de rencontre de deux grandes civilisations africaines et elle est fière de montrer à l’Afrique et au monde qu’elle réalise actuellement une expérience qui incite à créer, à promouvoir une nation authentiquement africaine, à partir de deux composantes ethniques africaines.
Ceux qui s’inquiètent de nous voir trop glisser vers le nord ou vers le sud ne nous connaissent pas. En un mot, la Mauritanie voudrait assumer ce rôle dont nous avons parlé tout au long de notre entretien.
Il me faudrait ajouter aussi que la Mauritanie indépendante n’a rien inventé. Ce rôle de trait d’union, nos ancêtres l’avaient déjà compris. Les caravanes allant du nord au sud du Sahara, transportant idées et produits, traversaient la Mauritanie. L’empire des Almoravides, qui est né en Mauritanie et s’est étendu jusqu’en Espagne, couvrait aussi une grande partie de l’Afrique de l’Ouest. L’Empire du Ghana comprenait toute la Mauritanie.

Où en est le contentieux qui oppose l’Algérie, le Maroc et la Mauritanie à l’Espagne au sujet du Sahara dit espagnol ?

Je vous ai parlé tout à l’heure de deux réunions que nous avons tenues à ce sujet. Il s’est donc essentiellement agi de chercher à unifier nos efforts pour aboutir à la décolonisation de ce territoire africain ; ceci, conformément aux résolutions des Nations unies c’est-à-dire par l’application du principe du droit des peuples à l’autodétermination.

Jusqu’ici, nos trois pays – Algérie, Maroc, Mauritanie – directement concernés territorialement, ont préféré cette méthode pacifique pour ménager, dans la mesure du possible, nos traditionnels rapports de bon voisinage avec l’Espagne qui a été pendant huit siècles arabo-musulmane.

Vous savez, l’Espagne a toujours entretenu avec le monde arabe de bonnes relations. Et puis, elle a soutenu jusqu’à présent la cause arabe dans le conflit du Moyen-Orient. Elle n’a jamais reconnu Israël. Voilà pourquoi nous avons choisi cette méthode à l’égard de l’Espagne. Nous espérons qu’elle aboutira. Sinon nos États accepteront la solution que préconisera l’OUA.

Votre constitution prévoit-elle le droit à l’existence d’un parti d’opposition ? Si c’est non, pourquoi ?
C’est non. Nous avons voulu être conséquents avec nous-mêmes. En effet, au lendemain de notre indépendance, nous avons acquis la conviction que le multipartisme était nuisible, risquait même d’être fatal à l’unité de notre nation que nous voulions réaliser malgré tous les facteurs centripètes sur lesquels je n’ai pas besoin de m’étendre. Mais cette décision n’a pas été prise à la légère. Moi qui étais très colonisé intellectuellement, moi qui n’avais pas encore tenté de reconvertir ma mentalité, moi qui venais tout juste de finir mes études de droit à Paris, où j’ai appris tous les principes sacro-saints du droit français, de la séparation des pouvoirs, jusqu’à Montesquieu… Moi qui étais le témoin des errements du multipartisme français sous la IVe République, j’ai été suffisamment instruit par l’expérience pour comprendre que le parti unique est le seul instrument qui nous permet de construire notre unité nationale et de lutter contre les méfaits de l’anarchie. Et nous n’avons pas encore changé d’avis.

Où en sont les relations avec la France après la signature des nouveaux accords ? En clair, les grandes lignes de la nouvelle coopération ?

Le développement de cette coopération dépend essentielle­ ment de la France. Si elle veut coopérer, nous y sommes prêts dans tous les domaines d’intérêt mutuel ; mais sous condition d’un respect absolu de nos conditions, c’est-à-dire la création de notre monnaie, notre sortie de la zone franc ; et aussi du respect des conséquences de la révision des accords signés en 1961, lesquels, il faut le dire, avaient un caractère néocolonial. Je dis bien dans tous les domaines d’intérêt mutuel, car, je l’ai souvent dit, je ne crois pas à la philanthropie érigée en système surtout entre État hier colonisé et un État hier colonisateur. Pour apporter un témoignage historique, je dirai que nos rapports avec la France n’ont jamais été excellents malgré les apparences et les formes.

Nos relations diplomatiques ont failli ne pas exister, car notre premier ambassadeur à Paris a refusé de suivre la filière de la présentation des lettres de créances pour les pays restés dans la communauté après l’indépendance. Il y a eu des tensions aiguës à propos de la guerre d’Algérie, des expériences nucléaires françaises au Sahara et de notre refus d’adhérer à l’OCRS (Organisation commune des régions sahariennes). Désormais, débarrassés de notre complexe de colonisés, nous ne voyons plus que des avantages à coopérer avec notre ex-colonisateur. »

Source : Jeune Afrique