Problématique de l’esclavage : Une nouvelle approche s’impose (III)

La réparation morale envers les victimes de l’esclavage est un impératif envers chacune d’entre elles : une fois prouvée l’illégalité religieuse de leur esclavage par ascendance (leur esclavage originel) par un jugement basé sur une interprétation objective de la Chari’a, elles se sentiront réhabilitées dans leur dignité d’hommes libres. Associée à une large diffusion de l’illégalité de l’esclavage tel qu’il a été pratiqué en Mauritanie, cette reconnaissance les soulagerait d’un complexe enfoui de bassesse, libèrerait leur esprit de bien des préjugés et leur permettrait enfin de jouir pleinement de l’épanouissement moral de leur personnalité. Quant aux maîtres, ex-maîtres ou descendants de ceux-ci, ils seraient ainsi mis devant leurs responsabilités morales et seraient plus enclins à soulager leur conscience, en assumant leur devoir de mea-culpa, compassion et réparation.

C’est dire que la consécration de l’illégalité de la pratique de l’esclavage en Mauritanie est, somme toute, indispensable pour assumer collectivement notre passé esclavagiste, transcender nos complexes et nos préjugés, prédisposer notre conscience nationale à l’humanisme universel, promouvoir la citoyenneté et dissiper la hantise du néo-esclavage et celle du changement. Seul l’État peut réussir une telle ambition, en organisant une conférence nationale sur les thèmes « Vérité et Réparation », afin de provoquer un sursaut moral visant à établir l’illégalité de l’esclavage par ascendance, tet qu’il fut pratiqué en Mauritanie.

C’est à partir de là qu’on pourra mettre en place un plan national de promotion socio-économique des victimes. Toute politique en ce sens doit avoir pour motif leur situation socio-économique déplorable et, pour finalité, leur intégration pleine et entière au cœur de la Nation et l’éradication définitive des séquelles de l’esclavage. Elle aura donc à prendre en compte l’ampleur de celles-ci qui touchent près de 50% de la population, le degré de misère et de précarité de leurs victimes dont la quasi-totalité vit en dessous du seuil de pauvreté, leur fragilité et leur vulnérabilité sociales qui nécessitent une assistance soutenue sur le long terme.

Mais la problématique de l’esclavage en Mauritanie ne doit pas être réduite à une question de droits de l’Homme visant à chasser la misère, l’aliénation, l’ignorance et la marginalité, ni, encore moins, à une question de sous-développement ordinaire. Elle est surtout un problème structurel inhérent à la construction de la nation mauritanienne. À l’indépendance, la population de celle-ci comptait près de 50% d’esclaves ou assimilés, sans aucune voix au chapitre, malléables et corvéables à merci, soumis, tributaires, dépendants et marginalisés. Malheureusement, les bâtisseurs de la Mauritanie ont occulté la pratique de l’esclavage et notre jeune nation a évolué aux dépens de ses victimes. L’affirmation progressive de l’État en principal moteur de l’épanouissement personnel a engendré une fracture sociale qui s’est aujourd’hui fortement aggravée et cristallisée, à cause de la politique d’exclusion et de marginalisation systématisée par les régimes successifs. Maintenant grave, accablante, sensible et inadmissible, elle constitue une menace pour la stabilité du pays.

Le défi est immense et l’on doit, pour le relever, sortir des sentiers battus, rompre avec les programmes de candidatures présidentielles improvisés, instables, machiavéliques, exécutés par clientélisme et sans impacts. Il est impératif de mobiliser les moyens matériels et humains de l’État, d’associer le peuple à travers ses représentants et toutes ses forces vives impliquant la Société civile, pour organiser des états généraux sur la problématique de l’esclavage, afin de dégager, pour en éradiquer les séquelles dans le cadre d’un Plan national de promotion socio-économique des victimes, des solutions consensuelles, décisives, adéquates, ayant force de loi et transcendant les régimes politiques. Ce faisant, on aura non seulement contribué à dépassionner le processus de réduction de la fracture sociale actuelle, à instaurer dans la conscience collective nationale une prédisposition morale et républicaine à tourner la page de l’esclavage, dans un esprit de solidarité animé d’une volonté d’assumer le devoir d’assistance, de soutien et de prise en charge, mais également à décomplexer la problématique de l’esclavage et à faciliter l’intégration de ses victimes.

Promouvoir l’engagement politique des victimes de l’esclavage

L’impact de la pratique de l’esclavage sur nos mentalités est tellement enraciné et stigmatisant que tout ce qui est spécifiquement réservé à leurs victimes est méprisé, même en matière politique, même dans la défense des justes causes. Aujourd’hui, tout le monde admet que les victimes de l’esclavage sont pénalisées par les séquelles de l’injustice historique que constitue celui-ci et qu’elles ont été marginalisées par nos différents systèmes politiques mais rares sont ceux qui soutiennent leur combat pour la libération et l’émancipation. Leur déplorable situation n’interpelle personne. Elles demeurent sans intérêt tant qu’on ne ressent pas le besoin de les exploiter. Et, le cas échéant, on veut alors les trouver toujours malléables et corvéables à merci. Cette indifférence ordinaire vis-à-vis du problème et sa banalisation par le système politique et l’intelligentsia mauritanienne ont poussé l’élite des victimes à s’engager dans une union sacrée pour recouvrer leurs droits. Paradoxalement, cette démarcation a suscité une antipathie méprisante de tous les courants politiques. Par leur démagogie hypocrite, ceux-ci ont provoqué l’isolement de ceux-là, au grand bonheur du pouvoir qui a réussi, par diverses opérations de sape et de cooptation, à diviser et exploiter ladite élite. Devant l’impasse politique que traverse le pays et l’inamovibilité du système militaro-tribalo-affairiste, les forces du changement doivent tirer les leçons des erreurs du passé et œuvrer à promouvoir la lutte pour le règlement définitif de la problématique de l’esclavage. Levier indispensable à l’intégration des victimes, ce combat est tout autant déterminant pour l’avènement du changement.

Genèse de la marginalité politique des victimes de l’esclavage

Il est évident que la marginalité des victimes de l’esclavage est due à leur ignorance, à leur précarité et à leur statut social, inhérents à leur passif historique. La réalisation de leur intégration dépend donc certes de leur promotion socio-économique mais aussi et surtout de leur émancipation politique, un autre défi tout aussi difficile à relever, vu leur insignifiante structuration partisane dans la société esclavagiste traditionnelle globale. En effet, la pratique de l’esclavage a abouti à une société composée de deux communautés condamnées à ne jamais s’intégrer, à cause de son système de valeurs suprématistes, méprisantes, arrogantes, chauvines, perclus de préjugés subjectifs et de stéréotypes ségrégationnistes. On distingue ainsi le monde « réel » et « modèle » – celui des maîtres – de celui des victimes de l’esclavage, composante accessoire tributaire, soumise, méprisée, périphérique et marginalisée.

À l’indépendance, ces deux composantes étaient démographiquement à quasi-égalité et vivaient selon un mode de vie traditionnel, archaïque et esclavagiste où l’écart de niveau de vie semblait coutumier et entrait dans l’ordre normal des choses. Dans cette logique, l’État naissant devait évoluer aux dépends des victimes de l’esclavage et assimilés qui n’avaient pas voix au chapitre, alors que les maîtres s’adjugeaient le privilège de présider au destin de la nation commune, bénéficiant quasiment seuls de ses dividendes. Ainsi la fracture sociale traditionnelle s’aggrava-t-elle au rythme du développement du pays ; les dirigeants prirent goût au monopole du pouvoir, entraînant des crises politiques graves, dues aux tiraillements politiques des nationalismes de tous bords exacerbant les crispations ethniques et identitaires, pour aboutir à la victoire du système chauvin qui nous gouverne aujourd’hui et dont l’exclusion, la marginalisation et l’oligarchie forment les piliers du pouvoir.

Cette conception de la Mauritanie se fonde sur une lecture tendancieuse de l’histoire, au nom de laquelle les descendants des maîtres d’hier se prétendent les dépositaires « naturellement » légitimes de toute autorité, qu’elle soit politique, religieuse, morale ou culturelle. Dans un tel système pour le moins antirépublicain naviguant à contrecourant du progrès de l’Humanité et de la modernité, la place prédestinée aux victimes de l’esclavage est bien connue : c’est celle-là même qu’elles occupent aujourd’hui, caractérisée par l’exclusion, la marginalisation, le mépris et la paupérisation.  (À suivre).


Mohamed Daoud Imigine