La corruption est une abomination. Elle est l’acte le plus vil qu’une personne puisse commettre, de quelque côté qu’elle soit, donneur ou receveur. Cet acte honni et condamné par toutes les croyances couvre de multiples champs.
Tout d’abord celui de la destruction, son sens premier comme le dit si bien le Saint Coran : « Et Allah n’aime pas la destruction » ; ainsi corrompre des aliments les rend impropres à la consommation. Puis l’aliénation des biens publics, nos biens à tous et, particulièrement, ceux de la veuve et de l’orphelin : « Ne dépensez le bien de l’orphelin qu’à bon escient !
Que celui [le tuteur] qui est pauvre en dépense raisonnablement et celui qui est riche s’en abstienne ! ». Autre exemple : lors de la conquête de Beni Nadir, Dieu confisqua les prises « de crainte qu’elle ne soit un butin entre les plus riches d’entre vous » et les destina à la Caisse des Musulmans pour venir en aide aux plus nécessiteux.
Autres champs, le népotisme au sujet duquel le Coran enseigne : « Dis le vrai même à ton encontre » ; ou encore : «Témoigne [à charge] même contre tes proches » ; et la gouvernance : « Ceux à qui sont confiés les gens [la gouvernance du peuple] se servent »…
La corruption est un phénomène mondial qui engendre la pauvreté, entrave le développement et décourage l’investissement. Elle fragilise aussi les systèmes judiciaires et les politiques censées servir l’intérêt général. Ceux qui volent des milliards dans les caisses publiques existent, tout comme il existe des sociétés multinationales qui versent d’énormes pots-de-vin pour obtenir des marchés publics lucratifs. C’est la « grande » corruption.
Mais si la « petite » corruption ne fait pas beaucoup parler d’elle, elle coûte peut-être plus cher que la grande. « Les transactions portent certes sur de petites sommes, en pièces et en petits billets, mais elles ont lieu des dizaines de milliers de fois », fait remarquer à ce sujet monsieur Gilman, rapporteur pour l’United Nations Office on Drug and Crime (UNODC). Et cette petite corruption a un rôle extrêmement vicieux en ce qu’elle banalise et généralise le phénomène.
Afin de la combattre, l’Agence onusienne chargée de cette lutte a fourni un cadre juridique global. Cet instrument international est entré en vigueur le 14 Décembre 2005. Comme l’explique monsieur Gilman, « la Convention reprend les meilleures pratiques en vigueur dans le Monde et commence à exiger des pays qui l’ont ratifiée qu’ils s’engagent à respecter. »
On attend des États signataires qu’ils coopèrent dans tous les domaines, y compris la prévention, les enquêtes, le recouvrement d’avoirs et la poursuite des délinquants. La Mauritanie l’a ratifiée en 2017 après avoir mis en place une loi réprimant la corruption.
C’est une loi très complète qui définit notamment tous les types de corruption : la surfacturation et les dépenses fictives ; le détournement, la destruction ou la dissipation de biens publics ; l’exonération ou les franchises illégales ; le trafic d’influence ; l’abus de fonction ; la prise illégale d’intérêt ; l’enrichissement illicite ; le recel ; l’entrave au fonctionnement de la justice ; la non dénonciation des infractions ; etc.
La loi définit par ailleurs les peines et amendes qui peuvent être infligées aux parties impliquées, prévoit la saisie des biens ainsi soustraits ou mal-acquis et la confiscation pure et simple des biens de la personne incriminée.
Corruption endémique en Mauritanie
La corruption dans notre pays a été dénoncée maintes et maintes fois. Un jour, un ancien ambassadeur de France, P. Lafrance, m’a dit avec justesse : «Pire que vendre son pays, c’est l’acheter » car en ce cas tout vous appartient, des enquêteurs jusqu’aux juges ! En effet, l’État de Droit étant affaibli, comment s’étonner que les citoyens fassent de moins en moins confiance à ses représentants et aux institutions nationales ? Regardez l’exemple de la circulation chez nous. Oui, notre pays semble bien avoir été acheté par certains de ses enfants !
Enfin, « accaparé » serait le mot exactement approprié. Selon diverses sources, la corruption chez nous a été enfantée par la sécheresse des années 70. Lors de la distribution des vivres, les agents de l’État avaient tendance à favoriser leurs proches ou tout simplement vendre à leur propre compte ces aides alimentaires.
À cette époque, quelqu’un s’étonnait auprès de Mokhtar ould Daddah, de la non désignation au gouvernement de deux éminents fonctionnaires de grande famille. « Ils ont choisi l’argent », répondit sobrement le Président.
En Février 2020, sous la signature de Bob Rijkers, économiste, et de trois de ses collègues, Jørgen Juel Andersen, Niels Johannesen et Bob Rijkers, la Banque Mondiale a publié un rapport (1) qui lève un coin de voile sur ce phénomène, en révélant que 5% de l’aide financière fournie par ladite banque à vingt-deux pays dont la Mauritanie, le Mali et le Burkina Faso est détournée dans des paradis fiscaux.
Concernant la Mauritanie, l’étude a révélé des transferts financiers d’une valeur de 182 millions $ (environ 62 milliards ouguiyas anciennes) de la valeur de l’aide étrangère, effectués par des responsables mauritaniens vers des centres financiers offshore connus pour leur opacité et leur gestion privée de fortune, dont 150 millions $ ont été placés dans des comptes bancaires et 32 millions $ transférés dans des paradis fiscaux.
Le tableau suivant est « amusant » car il montre que le taux de croissance trimestriel des dépôts de ces fonds dans les banques étrangères est supérieur aux taux de croissance du PIB.
Tableau : Aides à la Mauritanie et Fonds d’Aide Volés
Aide BM en % du PIB
2,1
Aide annuelle en % du PIB
6,8
Dépôts dans les PF* en millions de$
32
Dépôts dans autres pays millions $
150
Taux de croissance dépôts dans PF
2,14
Taux de croissance dépôts autres pays
2,7
Taux de croissance du PIB trimestriel
1,8
* Paradis fiscaux
Les données de ce tableau concernent la période 1999-2010. Si l’on extrapole, ces vols représenteraient aujourd’hui 350 millions, en espérant que l’appétit ne venant pas forcément en mangeant, nos dirigeants n’aient pas été pris de boulimie…Mais il semble hélas que ce soit bien le contraire : plusieurs pays dont la France et Qatar auraient gelé des fonds obscurs – plus d’un milliard de dollars ! – appartenant aux hauts dignitaires de l’ancienne administration et comptent les rendre à la Mauritanie.
Transparency International a classé 180 pays par degré croissant de corruption. En 2014 nous en étions le 124ème, avant de reculer, en 2017,à la 148ème place, à égalité avec des pays en guerre ou en proie à de graves troubles sociaux comme le Liban, le Bengladesh, le Kenya ou le Guatemala. Le Mali est 122ème le Sénégal 66ème.
Pour Doing Business, nous sommes classés 148èmesur 190, le Sénégal 141ème, le Mali 145ème. Et dans le classement Mo Ibrahim des seuls pays africains, nous sommes classés 40 sur 54, le Sénégal10èmeet le Mali28ème.
Ces dernières années, la corruption atteint chez nous son degré ultime d’abjection, représenté par une passivité sans précédent de nos soi-disant intellectuels ou élites qui sont sans doute tous complices, et ne méritent, à ce titre, que le mépris.
Comme dit tantôt, la corruption n’est pas seulement le fait de dirigeants, comme en témoigne l’exemple suivant, malheureusement très fréquent : un individu lorgne sur une place publique et échafaude le plan suivant. Commencer par construire une mosquée, sachant que personne ne va protester, puis des dépendances, des boutiques (ou un centre commercial)… et des logements à louer bien sûr !
La corruption est un obstacle aux affaires en Mauritanie. Tous les secteurs souffrent de son invasion. Les licences et les permis ne sont obtenus qu’à travers elle et autres réseaux de clientélisme. Le système judiciaire est éminemment corrompu. Une enquête réalisée par la société américaine GAN Integrity fait apparaître que 50% des investisseurs potentiels approuvent ce constat.
Les cas de corruption ne sont jamais jugés même si la Mauritanie est membre du Centre International du Règlement des Différends relatifs aux Investissements (CIRDI) et de la Convention de New-York de 1958 élaborée par la Commission des Nations Unies pour le Droit Commercial International (CNUDCI) et chargée de la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales.
Les ressources naturelles, les mines et la pêche en sont les activités les plus vulnérables et il est commun que des parents ou associés de politiciens locaux se voient attribuer des permis ou des licences sans appel à concurrence (2).
Enfin ajoute le rapport de GAN, la police est peu fiable pour protéger les entreprises, d’où le recours systématique de celles-ci à des sociétés privées de gardiennage (fondées par d’anciens officiers des forces armées) auxquelles ont été attribués des agréments dans l’opacité la plus totale. Ce type ultime de corruption ne se rencontre pas sous les dictatures, mais uniquement sous la tyrannie.
En effet, le dictateur se pense investi par la Nation pour la sauver, la redresser, etc. Le tyran est investi par lui-même pour réaliser son propre dessein, ses propres ambitions d’enrichissement.
Ces dernières années, la corruption ne semble plus suffire aux hauts dirigeants et les voilà désormais à aliéner tout simplement les biens publics et même privés à leur compte. Que ce soit une petite base militaire à Nouadhibou, l’enceinte d’une école de police ou une école, tout y passe…
Pour contrer cette purulence, il n’y a qu’une solution radicale : saisir les biens ainsi soustraits ou mal-acquis, voire confisquer purement et simplement les biens, conformément à notre loi même si c’est à titre conservatoire. À la personne incriminée d’en appeler à la « justice »…
En attendant, la Mauritanie compte toujours un niveau de pauvreté élevé, avec, selon les Nations-Unies, un Indice de Développement Humain (IDH) de 0,513 (157èmesur 189 pays en 2019).Peut-être que cette statistique est vraie, peut-être est-elle fausse. Cela dépend de l’indicateur de pauvreté utilisé : elle est vraie si l’on compte en poignées de riz par habitant, elle est fausse si l’on compte en poignées de portières de voitures tout- terrain…
Mrabih Rabou Ould Cheikh Bounnena, économiste
Le Calame
NOTES
(1) : Elite Capture of Foreign Aid : Evidence from Offshore BankAccounts
(2) : GAN integrityinc rapport sur la corruption en Mauritanie