Quand Mohamed Echriv affirme dans sa publication récente que les Haratines ne sont qu’une “transition sociale”, il ne fait pas œuvre d’historien : il se fait le scribe d’un système de domination.
Cette formule n’est pas neutre. Elle n’est pas scientifique. Elle est idéologique et vise à priver un peuple de son droit à exister comme sujet collectif, avec sa mémoire, sa douleur, sa résistance et son avenir.
Réduire une communauté à une étape passagère, c’est maquiller sous un vernis intellectuel la hiérarchie sociale qui les opprime depuis des siècles. Michel-Rolph Trouillot a montré que « l’histoire ne raconte pas seulement le passé, elle construit le présent et fabrique la légitimité des dominants » (Silencing the Past, 1995). C’est exactement ce que cherche à reproduire Mohamed Echriv : habiller de concepts académiques une entreprise de négation et de falsification.
Mais l’histoire des Haratines, comme celle d’autres peuples opprimés, échappe à cette falsification. W.E.B. Du Bois nous rappelle avec force que « les Nations ne naissent pas seulement des terres et des rois, mais des peuples qui ont souffert ensemble » (Black Reconstruction in America, 1935). Cette souffrance commune, loin d’être une simple transition, fonde une identité irréductible, ancrée dans une mémoire douloureuse mais aussi projetée dans une dynamique de résistance, d’affirmation et de conquête de leurs droits spoliés.
Paul Gilroy a parfaitement décrit ce processus en affirmant que « les cultures des diasporas noires sont autant des lieux de mémoire que des espaces de résistance et de création d’identité » (The Black Atlantic, 1993). Les Haratines, en ce sens, ne sont pas une étape mais un peuple, une identité forgée dans l’épreuve et portée par une mémoire collective.
Karl Marx, dans Misère de la philosophie, dénonçait déjà les abstractions théoriques qui prétendaient expliquer la société tout en masquant les rapports réels de domination. La thèse de Mohamed Echriv est de cette nature : une justification pseudo-scientifique du statu quo, une rhétorique savante qui naturalise l’injustice et perpétue la hiérarchie sociale.
Réduire les Haratines à un simple état de transition reproduit exactement ce que Marx critiquait : la justification abstraite du statu quo pour les dominants.
1. L’illusion d’une « loi anthropologique universelle »
Mohamed Echriv affirme qu’aucune communauté d’anciens esclaves n’a jamais constitué une entité autonome. Cette assertion est historiquement fausse et idéologiquement trompeuse.
Haïti, en 1804, fut la première République noire indépendante, directement issue d’une communauté d’anciens esclaves ayant renversé le système colonial français (C.L.R. James, The Black Jacobins, 1938). Les Marrons de Jamaïque et de Guyane ont fondé des sociétés autonomes reconnues juridiquement et politiquement, préservant leur mémoire et leurs pratiques culturelles (Richard Price, Maroon Societies, 1996).
Les Quilombos du Brésil, et particulièrement Palmares, regroupaient jusqu’à vingt mille esclaves fugitifs sur plusieurs générations, avec une organisation sociale, politique et militaire autonome, résistant aux expéditions coloniales portugaises pendant plus de quatre-vingts ans (John Hemming, Red Gold, 1978). Spartacus et les insurgés serviles dans la Rome antique ont constitué une organisation politique et militaire solide, démontrant qu’une expérience commune d’oppression peut générer une conscience et une identité collective (Barry Strauss, The Spartacus War, 2009).
Aux États-Unis, l’identité afro-américaine est le fruit direct de l’histoire de l’esclavage et de la ségrégation, formant aujourd’hui une communauté politique et culturelle centrale (Henry Louis Gates Jr., The Signifying Monkey, 1988). Les Dalits en Inde, malgré le partage de la religion hindoue avec le reste de la société, forment un groupe distinct protégé par la Constitution indienne (articles 15 et 17).
Ces exemples montrent que l’expérience commune de l’asservissement a souvent servi de socle à des identités collectives fortes et durables, contredisant de manière flagrante la prétendue « loi anthropologique universelle » que Mohamed Echriv décrète.
2. Le mythe de l’« invention coloniale » du terme Haratine
Echriv prétend que le terme Haratine serait une pure invention de Coppolani et de l’administration coloniale française. L’histoire démontre le contraire.
Ibn Khaldoun, au XIVe siècle, mentionnait déjà les al-ḥarāṭīn comme cultivateurs noirs affranchis intégrés dans les oasis du Maghreb (Kitāb al-‘Ibar). Des auteurs antérieurs, tels qu’Al-Bakri au XIe siècle et Ibn Hawqal au Xe siècle, évoquaient déjà des populations serviles ou affranchies dans le Sahara, désignées par des termes analogues (Chouki El Hamel, Black Morocco: A History of Slavery, Race, and Islam, 2013).
L’anthropologue mauritanien Abdel Wedoud Ould Cheikh démontre que le terme Haratine est enraciné dans le lexique saharien précolonial et ne peut être réduit à un instrument administratif colonial (Les Haratines en Mauritanie, 1985). Certes, la colonisation a figé administrativement le terme, mais elle n’en est pas l’origine. Affirmer le contraire relève d’une falsification historique destinée à effacer une identité vivante.
3. La langue et la religion ne dissolvent pas l’identité
Echriv avance que le partage de la langue et de l’islam effacerait toute distinction identitaire. Il s’agit d’une vision réductrice et assimilationniste.
Les Afro-Brésiliens, par exemple, parlent portugais et sont pour beaucoup catholiques, mais conservent une identité sociale et culturelle spécifique. Les Afro-Soudanais partagent l’arabe et l’islam avec leurs anciens maîtres, mais leur identité collective est reconnue et revendiquée.
L’anthropologue James C. Scott rappelle que « les sociétés subalternes développent des formes de vie, de mémoire et de résistance qui échappent aux structures dominantes » (The Art of Not Being Governed, 2009). Les Dalits en Inde forment un groupe distinct malgré le partage de la religion majoritaire.
L’identité ne se limite pas à la langue et à la religion ; elle se construit également sur une histoire commune de marginalisation, de résistance et de mémoire, comme le rappelle Paul Gilroy : « l’Atlantique noir est un espace de mémoire et de création identitaire » (The Black Atlantic, 1993). Nier l’identité haratine au prétexte de langue ou de religion est un stratagème destiné à maintenir la hiérarchie sociale et à masquer la mémoire collective, les spécificités culturelles et raciales, entre autres.
4. Les Haratines : une communauté tangible et vivante
Contrairement aux assertions d’Echriv, les Haratines constituent une communauté identifiable et cohérente. Ils partagent une histoire commune d’esclavage héréditaire et de travail servile dans l’agriculture et l’élevage, ainsi qu’une mémoire collective de privations, d’humiliations et de discriminations. Leurs pratiques sociales spécifiques incluent des mariages endogames et des exclusions coutumières. Ils ont également une lutte contemporaine pour la reconnaissance et la justice, menée par des hommes et des femmes, des leaders, des intellectuels et des organisations (Amnesty International, 2021).
L’ONU, à travers son Rapporteur spécial sur les formes contemporaines d’esclavage, confirme que les Haratines constituent le groupe le plus vulnérable de Mauritanie (A/HRC/42/44/Add.1, 2019). Nelson Mandela rappelait : « Être libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes, c’est vivre d’une manière qui respecte et renforce la liberté des autres » (Long Walk to Freedom, 1994), et Albert Memmi soulignait que « l’opprimé qui nie son oppression est l’instrument de son oppresseur » (Portrait du colonisé, 1957).
5. L’égalité abstraite est un piège
Echriv plaide pour une « égalité citoyenne » abstraite, mais proclamer la citoyenneté universelle sans reconnaître la spécificité historique et sociale des Haratines revient à prolonger les hiérarchies sociales existantes.
En Mauritanie, les Haratines représentent environ plus de 40 % de la population, mais moins de 5 % des postes de décision (Freedom House, 2023). Leur accès à la propriété foncière est également limité, en particulier dans la vallée du fleuve (Minority Rights Group International, 2018) et dans les adwabas ou ghettos d’esclaves ou d’affranchis.
Karl Marx rappelait que la justice réelle exige d’agir sur les structures concrètes d’inégalité, et non de se contenter d’abstractions : l’égalité abstraite ne fait que masquer la persistance de l’injustice et légitimer le statu quo.
Conclusion :
Le manifeste trompeur de Mohamed Echriv n’est pas une analyse objective, mais une tentative de dénier aux Haratines le droit fondamental à l’affirmation de leur identité. En prétendant que leur nom est colonial et en niant leur mémoire collective, il transforme l’égalité abstraite en instrument de maintien d’une injustice structurelle.
Cette négation systématique rappelle ce que W.E.B. Du Bois soulignait déjà : « Le problème de l’Amérique n’est pas seulement la couleur de la peau, mais la reconnaissance de l’existence et de la valeur des opprimés » (Black Reconstruction in America, 1935). Aimé Césaire renforçait cette idée : « Il n’est de colonisation que de l’esprit qui nie l’homme » (Discours sur le colonialisme, 1950). Ces propos montrent qu’effacer l’identité et la dignité d’un peuple opprimé est un acte de violence symbolique et politique, parfaitement illustré par le texte indigent d’Echriv.
Reconnaître les Haratines comme une communauté historique, sociale et politique est une condition de justice et de citoyenneté inclusive en Mauritanie. Refuser cette reconnaissance, c’est perpétuer l’esclavage et les discriminations sous d’autres noms.
Par Cheikh Sidati Hamadi, Expert senior en droits humains des CDWD, Chercheur associé, Analyste, Essayiste.
Références
C.L.R. James, The Black Jacobins, 1938. Richard Price, Maroon Societies, 1996. John Hemming, Red Gold: The Conquest of the Brazilian Indians, 1978. Barry Strauss, The Spartacus War, 2009. Henry Louis Gates Jr., The Signifying Monkey, 1988. Shihan de Silva Jayasuriya, African Identity in Asia, 2007. Ibn Khaldoun, Kitāb al-‘Ibar, XIVe siècle. Chouki El Hamel, Black Morocco: A History of Slavery, Race, and Islam, 2013. Abdel Wedoud Ould Cheikh, Les Haratines en Mauritanie, 1985. Michel-Rolph Trouillot, Silencing the Past, 1995. Paul Gilroy, The Black Atlantic, 1993. W.E.B. Du Bois, Black Reconstruction in America, 1935. Karl Marx, Misère de la philosophie, 1847. Albert Memmi, Portrait du colonisé, 1957. Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, 1970. Nelson Mandela, Long Walk to Freedom, 1994. Amnesty International, Mauritania: A future free from slavery?, 2021. Rapport du Rapporteur spécial de l’ONU, A/HRC/42/44/Add.1, 2019. Freedom House, Mauritania Country Report, 2023. Minority Rights Group International, Mauritania: Minority Rights, 2018.