La parole libérée des anciens esclaves (3) : Venus de nulle part, ils veulent s’en sortir dignement…

La parole libérée des anciens esclaves (3) : Venus de nulle part, ils veulent s’en sortir dignement… Dans le viseur du pouvoir et faute de moyens, les organisations abolitionnistes ont du mal à mettre en œuvre de réels programmes d’appui aux anciennes victimes. « Nous faisons face à des obstacles énormes posés, en grande partie et de manière invisible, par le pouvoir », dénonce le président de SOS Esclaves, Boubacar Messaoud.

« Ainsi les autorités espèrent démontrer, aux anciennes victimes, que leur intérêt est de se fier aux maîtres et pas à nous qui affirment les en libérer ». L’Agence Tadamoun entend ainsi s’occuper, seule, des anciennes victimes. « Tadamoun fait beaucoup de choses sans nous.

Nous sommes absents de son comité de gestion et notre opinion n’est jamais prise en compte. Sans oublier les intérêts des victimes que nous représentons qui demeurent des laissés-pour-compte ! », s’offusque Boubacar. « Non seulement, l’Etat ne nous finance pas et ne nous associe pas à ce qu’il fait pour ces gens-là mais nous sommes, de surcroît, ciblés et pointés du doigt.

Au final, aucun vrai programme n’est développé au profit des victimes, comme le disait si bien le Mahatma Gandhi : « Ce qu’on fait pour toi sans toi se fait contre toi ». C’est en Mars 2013 que fut fondée l’Agence nationale de lutte contre les séquelles de l’esclavage, l’intégration et la lutte contre la pauvreté (Tadamoun).

Alors même qu’elle se présente comme une agence de développement, elle est très peu transparente, sur sa façon de sélectionner les zones où elle décide d’investir. Elle semble se contenter de subventionner des infrastructures, sans réelle continuité dans la mise en marche et la recherche effective de personnel apte à assurer les activités prévues au sein de ces constructions (1).

Maître Bilal Ould Dick considère cependant la mise en place de Tadamoun comme une avancée et une volonté politique de lutter contre les séquelles socioéconomiques de l’esclavage. Vantant la stratégie de constructions d’écoles, il résume la question de la servilité en une seule formule : « le problème est d’ordre éducatif » (2).

Pour vrai qu’il soit, ce raccourci fait peu cas de l’essentiel, selon le président de SOS Esclaves : « Nous considérons que Tadamoun est entretenu par des descendants d’esclavagistes, même si ce sont des Haratines qui le dirigent. Ils veulent garder les esclaves dans les mains des maîtres ».

Or l’essentiel est de recouvrer dignité. A cette fin, Boubacar préconise une nette séparation, afin que les anciens esclaves puissent vivre dans la justice et l’égalité, s’en sortir honnêtement et non en mendiants.

« La réalité doit être clairement identifiée et les vraies solutions trouvées, faute de quoi il faut s’attendre à d’innombrables conséquences fâcheuses », prévient-il.

Couper le cordon ombilical

Trancher ce lien social demeure « le » nœud gordien. « Chosifié, l’esclave ne développe aucun esprit critique, aucune capacité ou gymnastique intellectuelle, aucun repère à même de lui permettre de (re)trouver l’autonomie de la dignité », relève le professeur Sow Abdoulaye, enseignant chercheur en sciences sociales à l’Université de Nouakchott.

Sur son sillage, Boubacar Messaoud lâche une évidente vérité : « Ni instruits ni dotés, les anciens esclaves sont obligés de recourir sans fin à leurs anciens maîtres. Ils ne peuvent rien trouver par eux-mêmes. Tout ce qu’ils obtiennent, c’est par le maître ». L’exemple le plus édifiant nous vient de Khyra Mint Habott.
Née, dit-elle, « lors des inondations d’Atar » (en 1984), c’est grâce à la subtilité d’esprit de Moubarak Ould Mahmoud, point focal de SOS Esclaves en Adrar, qu’elle a pu bénéficier de pièces d’état-civil.

« Accompagnés par la gendarmerie, une nuit de 2007, nous l’avons libérée de Tourine, sur ordre de la justice. Son maître et géniteur lui avait fait précédemment établir une carte d’identité frauduleuse, pour des besoins électoraux, et c’est grâce à elle que nous avons pu obtenir des pièces pour Khyra et le reste de sa famille », dévoile Moubarak.

« […] Mais on ne peut pas libérer les esclaves du joug de la servitude pour les laisser retomber dans un autre esclavage ou sombrer dans la pauvreté extrême ». Et certes : le combat est parsemé d’embûches.

Sur le chemin d’une vie digne, se rendre utile

Comment permettre, à des anciennes victimes ou des personnes vulnérables, de se rendre utiles et de sortir de la pauvreté ? S’efforçant d’apporter des réponses à cette question cruciale, SOS Esclaves a mis sur pied des Activités Génératrices de Revenus (AGR), au Hodh Ech-Charghi et en Adrar, pour aider à la réinsertion sociale des victimes dont elle a participé à la libération.

Une lucidité pratique de l’avis émis par le professeur Cheikh Saadbouh Kamara, sociologue, selon laquelle « pas de réelle liberté, pour les esclaves, sans les moyens de s’émanciper ».

Moubarak appelle à des financements appropriés, notamment pour la prise en compte des acteurs sur le terrain, la formation professionnelle et des facilités d’accès au logement, pour mieux sécuriser les défenseurs des droits de l’homme.

Parmi les AGR proposées aux anciennes victimes, SOS Esclaves a mis sur pied des boutiques communautaires à Atar et Bassiknou. Des fonds substantiels ont été dégagés pour en stimuler le démarrage, au profit de femmes haratines dont certaines ne furent pas personnellement victimes d’esclavage.

Capital initial de 520 000 à 560 000 UM, avec obligation de conserver un fonds de roulement de 200 000 UM, pour pallier à d’éventuels problèmes. Les boutiques sont situées à Tinery (entrée d’Atar), à Ghnamrit et au marché, un choix fondé sur la priorité aux zones périphériques à forte concentration populaire et à proximité des lieux d’habitation.

Les débuts n’ont pas été faciles : pertes sèches, découragement et abandons de poste de certaines gérantes. « Elles me demandaient de couvrir leur transport, alors que je suis plus pauvre qu’elles. Je ne peux malheureusement rien faire », fulmine Moubarack ould Mahmoud, « rien n’est prévu en ce sens.

Des fois, je partage le peu que j’ai avec l’une ou l’autre mais jamais deux fois avec la même. Nous sommes dans la même galère, il faut rester juste entre toutes ».

Trois boutiques, spécialisées dans la vente de couscous et d’alimentation générale, de légumes, d’habits et d’autres produits dérivés, regroupent, en trois quartiers d’Atar, dix gérantes, en rotation mensuelle. Les comptes sont tenus, mensuellement, par Moustapha Ould Brahim, enseignant et superviseur du projet AGR.

« Tout se passe bien », se félicite-t-il, « de petits bénéfices, certes modestes, se dégagent, après paiement de la location (8 000 à 10 000 UM) et des frais d’électricité. Une partie est capitalisée, le reste est partagé entre les femmes qui se sont organisées en divers systèmes d’entraide. Les revenus varient suivant les mois et le bénéfice peut être différé, voire nul ».

Des séances d’alphabétisation sont en cours, pour former les gérantes à la comptabilité. « L’essentiel, pour nous, est de nous sentir utiles à quelque chose », reconnaissent-elles. « C’est important de disposer d’un petit recours, en cas de difficulté, hélas récurrente, au demeurant. Nous pouvons emprunter quelques produits que nous rembourserons plus tard. Ces activités nous éloignent de la servilité et nous donnent une certaine valeur », affirme Oumou El Id.

La survie reste cependant « le » problème de ces femmes. Pauvres, elles ont du mal à faire face aux difficultés quotidiennes. Notamment la mobilité : certaines boutiques sont éloignées de leur demeure et le transport n’est pas gratuit. Mais elles assument et les résultats sont au rendez-vous.

« Avec le succès de cette expérience-pilote, des demandes de nouvelles boutiques communautaires sont formulées çà et là, visant toujours plus de proximité », se réjouit Moustapha. « Le travail collectif est indéniable; les femmes ont pu acquérir le sens de la responsabilité et une saine concurrence prévaut.

Elles rivalisent d’ardeur à obtenir de substantiels bénéfices et font tout pour limiter les pertes. Aucun des trois groupes ne voudrait être l’objet de railleries. Toutes mesurent l’importance de ces outils. C’est donc une très bonne initiative. Il va falloir l’améliorer, les années à venir, en augmentant les montants et initiant des activités de formation professionnelle (couture, teinture, etc.) ».

THIAM Mamadou

Au service du programme : « Liberté, droit et justice

pour combattre l’esclavage par ascendance en Mauritanie »

promu par le Département d’Etat des Etats-Unis

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(1) : « Esclavage et discriminations en République Islamique de Mauritanie : braver le déni », Marie Foray, juriste.

(2 et 3) : Propos recueillis lors de l’atelier de plaidoyer organisé, par l’AMDH, le 8 Novembre 2017, sur les articles des lois 031-2015 et 2007-048 du 3 Septembre 2007 portant incrimination de l’esclavage et réprimant les pratiques esclavagistes,

Encadré

Deux salles de classe (enfants et adultes) ont été érigées au siège de SOS Esclaves, dans le quartier M’barka Weamara (Atar). Ouvertes quotidiennement deux heures, quatre jours par semaine. Au programme, lecture, écriture et calcul. Le même concept est développé dans les bureaux de SOS Esclaves, à Néma et Bassiknou.

Outre l’initiation à l’arithmétique comptable, les adultes bénéficient d’une remise à niveau sur certains points. Il est important de leur faire savoir qu’ils ne sont pas des sous-hommes et qu’ils ne doivent adorer qu’Allah (SWT). On leur apprend les rudiments de la religion : ablutions, prières, règles fondamentales de la vie sociale.

Un sérieux problème risque cependant de compromettre le programme : les apprenants vivent, en général, loin de la salle et doivent se déplacer sur de longues distances (jusqu’à dix, voire quinze kilomètres !).

Sans transport, ils viennent et retournent à pied. Des progrès sont cependant notables, à différents niveaux de compréhension, bien sûr. Les anciennes victimes et leurs enfants traînent beaucoup de lacunes mais ont la ferme volonté de s’en sortir, conscients de ce que seule l‘éducation libère de la pauvreté.

Des séances de rattrapage sont organisées par Mohamed Ould Saleck. Les classes sont mixtes et la moyenne d’âge varie autour de 35 ans. Des femmes en majorité, les hommes plus souvent occupés aux labeurs quotidiens. A Atar, une quinzaine d’élèves ont pu obtenir leur acte de naissance leur permettant ainsi de rejoindre l’école publique.

Quelques enfants ont abandonné les cours, préférant fréquenter des centres où une soupe est servie. « Nous, nous ne pouvons pas fournir ce service, seulement le matériel didactique », avertit Moubarack. « Les abandons sont, au demeurant, bien compréhensibles : les enfants parcourent des dizaines de kilomètres et arrivent épuisés. C’est vraiment difficile ! », se lamente-t-il.

« La volonté d’apprendre est ferme. Même si le niveau des enfants anciennes victimes est nul », indique Mahmouda int Brahim, enseignante. « Je me rends régulièrement auprès des parents pour les informer. Des fois, je les appelle au téléphone, en cas d’absence répétés de leurs enfants.

Ils sont conscients et mesurent l’importance de l’éducation. […] Je dispense les cours avec amour, depuis un an et demi. Deux ans durant, j’ai enseigné dans les salles d’alphabétisation. Je me sens utile et apporte une modeste contribution à la formation des enfants.

C’est par passion que j’exerce ce métier, je ne suis pas guidé par une quelconque motivation financière, je déteste, tout simplement, l’esclavage. C’est par le biais de l’éducation que nous arriverons à éveiller les populations et aider les victimes et anciennes victimes à s’en sortir », affirme-t-elle.

« Il est difficile de réduire en esclavage quelqu’un qui a bénéficié d’une éducation », précise maître Brahim Ould Ebetty qui prône un enseignement général gratuit et de qualité. « Les enseignants nécessitent de moyens pour enseigner, il faut les leur fournir ». Et de souligner « l’erreur grandissime » de la fondation des écoles d’excellence : « ces établissements matérialisent la séparation » et meurtrissent la génération d’anciens pensionnaires de réfectoires et de dortoirs

Source : Le Calame (Mauritanie)