Différencier entre liberté et démocratie pour éviter une « phobie de la démocratie » en Mauritanie Par Saleck Senhoury

La plupart des Mauritaniens, pour ne pas dire des peuples du Tiers-monde, confondent les concepts de démocratie et de liberté, alors que les deux notions sont totalement différentes. Il y a, évidemment, un sens étymologique et un sens figuré, pour chacune d’elles. On ne fait, généralement, recours au sens étymologique du mot que lorsque l’utilisation de celui-ci tend à s’éloigner de l’usuel ; c’est-à-dire, lorsqu’on l’emploie abusivement, hors de son contexte linguistique. Bien entendu, les gens du domaine doivent échapper à cet abus de langage. Par exemple, les juristes et les politologues sont, généralement, assez instruits pour différencier ces termes. C’est, généralement, le grand public qui subit ce malentendu mais, parce que la langue a été inventée pour faciliter la communication, les élites sont obligées de s’accommoder avec l’opinion de la majorité, pour s’entendre avec elle, même si cela contrevient aux normes et règles linguistiques.

Nous allons maintenant examiner l’origine du mot démocratie et son développement, au fil du temps ; avant d’analyser les causes réelles qui ont amené des peuples à attribuer, à celle-ci, des connotations totalement différentes de sa signification originelle. Admettons, pour commencer, que le terme liberté est un concept universel qui n’a jamais été mal entendu ou confondu avec un autre terme ou notion. C’est la démocratie qui a fait l’objet d’une controverse assez profonde, des siècles durant. Il est admis, également, que les Grecs sont les premiers à avoir utilisé le concept et sont eux, aussi, les premiers à avoir instauré un gouvernement démocratique. Pour eux, la démocratie est le gouvernement du peuple et le mot démocratie vient de la liaison de deux racines grecques : démos (peuple) et kratos (pouvoir ou capacité de gouverner).

Pour bien comprendre la conception grecque de la démocratie il faut la comparer avec les deux modèles de gouvernement qui existaient depuis l’Antiquité ; à savoir, le modèle monarchique  de gouvernance (gouvernement d’un seul où le roi serait l’unique et ultime source de pouvoir), et le modèle aristocratique de gouvernance (gouvernement d’une élite constitué d’aristocrates et de membres de clergé). La conception grecque de la démocratie est celle qu’on appelle, aujourd’hui, « la démocratie simple ou originelle ». Cette sorte de démocratie se manifeste dans un régime ou le maximum de gens auront la possibilité d’exercer les pouvoirs les plus grands, agissant sur la conduite de la société. Il ne peut être comparé qu’avec l’anarchie, qui symbolise l’existence d’un peuple sans gouvernement, et qui gère ses affaires par lui-même.

C’est après  l’effondrement  d’Athènes que le concept de démocratie a commencé à subir des transformations majeures et variées. Depuis, le mot démocratie et ses dérivés évoquaient des images négatives comme irrationalité, irresponsabilité, injustice, chaos, violence et, même, tyrannie. À la suite de ces transformations, son  sens descriptif et normatif a toujours changé dans le temps, évoquant des situations contradictoires. Certains écrivains du Moyen-Âge percevaient la démocratie en projet d’affecter la stabilité politique, économique, et social du pays. D’autres politologues et écrivains, comme le gouverneur Morris (1752-1816) jugeaient que la démocratie ne peut être considérée en système de gouvernance, mais, plutôt, en destructrice ou dissolution d’autres régimes. D’après Francis Dupluis-Deri (1), le régime démocrate est « une aberration, une catastrophe politique, économique et morale », puisque le peuple serait, par nature, irrationnel.

C’est seulement au début du dix-neuvième siècle que les élites occidentales, dirigées par les politologues et les écrivains, ont commencé à employer le terme démocratie dans un sens positif. Dès la fin du dix-huitième siècle, les fondateurs de la démocratie moderne, aux États-Unis d’Amérique, encouragent les élites à ne pas avoir honte de se déclarer démocrates. Parmi ces avocats, John Adams (1735-1826) déclare que la démocratie ne doit pas être méprisée mais, bien au contraire, respectée et honorée. Suite au succès de la Révolution française de 1789, les vertus de la république sont systématiquement assignées à la démocratie. Ainsi l’équilibre, la séparation des pouvoirs, le bien commun et la souveraineté deviennent des principes de la démocratie : « Les termes république et démocratie deviennent synonymes, au milieu du dix-neuvième siècle, ils font encore référence aux dix-huitième siècles à deux formes d’organisation politique différentes » (1). Suite à ce mixage, la démocratie devient le meilleur modèle de gouvernance, en Occident, après y avoir conservé un sens péjoratif, durant presque deux siècles.

Le concept de démocratie, comme on l’entend aujourd’hui, ne fut envisagé, dans les pays du Tiers- Monde qu’après la domination occidentale. Dans ces régions, elle n’avait jamais été institutionnalisée, mais plutôt pratiquée, sous forme de mœurs et traditions, jusqu’à l’arrivée des Occidentaux. Les pays du Tiers-Monde seront-ils condamnés à subir une expérience similaire à l’expérience occidentale, quant à l’évolution du concept ? L’expérience montre bien, aujourd’hui, que les élections se ramènent souvent, dans la plupart de ces pays, soit à une tyrannie, soit à une mascarade. D’après Francis Dupluis-Deri, le Sénégalais lambda croie que la démocratie est synonyme d’union. « Notre démocratie, c’est tout le monde uni. Nous travaillons tous ensemble, si quelqu’un est malade et ne peut pas cultiver son champ, nous nous retrouvons tous pour l’aider » (2). D’autres croient que la démocratie a deux sens : pour les pauvres, c’est une occasion de gain matériel ; pour les élites, occasion d’accéder au pourvoir. « Pour une vieille femme de Dakar, demokraasi signifie échanger son appui politique contre du riz, du sucre ou de l’argent » (3). En Mauritanie, la démocratie est entendue égalité, liberté et  souveraineté. Alors qu’en réalité, la démocratie moderne, selon l’Occident et comme nous le rappelle Francis Dupluis-Deri, se définit comme système de gouvernance offrant l’occasion, au peuple, de se gouverner sans autorité suprême (roi ou aristocrates) qui lui imposent sa volonté et le contraignent à l’obéissance. Pour Amartya Sen (4), la démocratie est un moyen d’exercer, non seulement, le droit de vote mais, aussi, la discussion libre et responsable des thèmes politiques concernant les collectivités.

Il est donc très clair que le concept de démocratie varie d’une région à une autre. De ce fait, il est peut-être nécessaire d’adapter la démocratie aux normes et principes de la région où elle sera pratiquée, pour éviter le chaos et la destruction. Mais il semble, malheureusement, que les peuples du Tiers-Monde n’auront pas l’occasion de choisir la forme qui leur convient, à cause de l’ingérence des Occidentaux. Un gouvernement du Tiers-Monde est-il amené à affronter des menaces pour son peuple, par application aveugle d’une démocratie façonnée en Occident ? Ses homologues occidentaux n’en cesseront pas, pour autant, de tout faire pour que ce gouvernement s’entête à appliquer leur modèle démocratique, en lui promettant une réussite et une stabilité exemplaires. Les termes et conditions de cette stabilité se limitent à une patience, inconditionnée, à s’adapter aux normes d’une démocratie importée. Il est donc très probable qu’il n’y aura pas d’agoraphobie politique, dans le Tiers- Monde, puisque, d’une part, le gouvernement et les élites bénéficient de l’application d’une telle démocratie (démocratie d’élites), et que, d’autre part, le grand public n’ose jamais critiquer cette démocratie, la confondant avec divers principes fondamentaux d’une vie digne, comme la liberté et l’égalité.

Saleck ould Senhoury

 


Notes et bibliographie

(1) : Francis Dupluis-Deri, « Démocratie Histoire Politique d’un Mot » (2013). Disponible sur le web à : lavraiedemocratie.fr/IMG/pdf/francis_dupuis-deri_-_democratie_histoire_politique_d_un_mot_2013_.pdf.

(2) : ibid, p 394.

(3) : ibid, p 395.

(4) : in « La démocratie des autres ».

Pour une recherche plus approfondie, on consultera également l’ouvrage de Nelson Mandela, «Un long chemin vers la liberté », autobiographie traduite de l’anglais par Jean Guiloneau. Disponible sur le web à : https://www.socialgerie.net/IMG/pdf/Un_long_Chemin_Vers_la_Liberte.pdf ; « Qu’est-ce que la démocratie ? », par Alain Touraine ; « L’invention démocratique », de Claude Lefort ; «  Note sur la suppression générale des partis politiques », de Simone Weil ; ou, encore, « Démocratie, le nom volé d’une idée violée », de Jean-Claude Martin.