De l’histoire des Kadihines – Episode (15)/Par feu Beden Ould Abidine

Cette fois-ci nous vous présentons quelques souvenirs exceptionnels de l’un des dirigeants de notre mouvement qui avait tout donné, ayant sacrifié sa prime jeunesse à la cause des plus démunis. Ahmed Salem Elmoctar-Cheddad, bravant les privations de toutes sortes et l’exclusion presque délibérée de tous les régimes qui se sont succédé sur notre pays, n’a cessé de défendre scrupuleusement les principes fondamentaux le plaçant en permanence du côté des plus nécessiteux, toujours attentif et à l’écoute des cris des opprimés.
Son livre, publié en arabe et en français, sous deux titres évocateurs («Ce que je pense avant de tout oublier » en français et « avant d’être submergé par l’oubli » : littéralement en arabe),  traduit parfaitement, à travers les nombreux souvenirs relatés, cet attachement quasi grégaire  aux intérêts des masses laborieuses, les masses des Kadihines de condition et de situation.
On peut être d’accord ou non avec les idées et informations évoquées par l’auteur, il n’en demeure pas moins que celui-ci a apporté une contribution substantielle à l’histoire et au patrimoine culturel de notre pays et de son peuple.
Après lecture attentive, on se rendra compte rapidement que c’est un ajout appréciable à l’interrogation des événements contemporains dans ce pays.

Passons sans tarder à l’un des précieux témoignages du camarade Cheddad.

En 1972, comment échapper de justesse aux griffes de la police 

Après un renvoi définitif pour fait de grève, la vie scolaire s’arrêta net pour moi. Une nouvelle ère commença : l’ère du professionnalisme politique. Juste après mon renvoi, on me conseilla d’aller au nord comme appui aux ouvriers, notamment ceux de la Miferma à Zouerate et Nouadhibou.

L’embarquement immédiat
Après quelques heures de divagation à Zouerate, j’embarquai sur un wagon plein de minerai en direction de Nouadhibou. Je n’étais pas seul dans ce périple pas comme les autres. Je n’étais pas non plus seul sur le dos du plus long et plus lourd train du monde, comme nos enseignants nous avaient appris. Malheureusement ce qu’ils ne nous ont pas appris était que l’objectif derrière la conception pour notre pays d’un train si exceptionnel n’était autre que le pillage systématique et dans les meilleurs délais de notre montagne de fer.
Des centaines de voyageurs, hommes et femmes et même des enfants de tous âges, se bousculaient avec  des milliers d’animaux domestiques notamment les ovins et caprins venant des points les plus reculés du pays. Ils  transportaient  des centaines de tonnes de marchandises et de matériel divers. Tous se rassemblaient dans les rares points destinés à des escales techniques du fameux train de la nation. Le conducteur,  se trouvant à un à deux quelques kilomètres des lieux d’attroupement, n’est point au courant de ce qui se passe derrière lui. Juste à chaque point de l’arrêt pour l’escale technique, le train se voit pris d’assaut par des passagers non programmés, leurs bêtes et leurs bagages. On se presse à escalader les wagons bombés du minerai brut et poussiéreux. Le plus chanceux réussit le premier à monter dessus avec tous ses biens. Le malheureux est celui qui réussit son ascension en laissant derrière lui une partie ou tout ce qu’il possédait, que quelqu’un d’autre devrait lui  livrer à bord. Il arrive que le train démarre alors que celui-là ou celle-là laisse derrière elle ses biens et parfois son ou ses enfants ou l’inverse: des biens ou des enfants à bord alors que leurs parents sont restés au point d’embarquement. Ce bolide entièrement en acier comme sa cargaison n’est point au courant de ce qui se passe sur son dos. Son retour  vide de Nouadhibou est généralement plus éprouvant. Les gens, leurs animaux et leurs biens et parfois leurs repas  et leur matériel de thé sur leurs réchauds à gaz, le tout s’emballait dans tous les sens du wagon, sens dessus ou dessous. Le grand champion serait celui qui réussit à garder son repas ou son thé indemne au moment où lui-même est complètement renversé sur sa tête ou sur son dos.  A l’allée et au retour, le voyage  prend pas moins de 18 heures de temps.

 

La retrouvaille

A Nouadhibou, je retrouvai mon ami Mohamed Ould Mohamed Lemine dit Nnami et des parents, anciens commerçants au Sénégal, à la recherche du travail. Ils logeaient chez feu Elemine Ould Ssalem, le seul parent travaillant à la Miferma. Parmi eux son ami intime feu Bani, futur sous-officier de la garde. J’habite avec Nnami dans une baraque au milieu d’un bidonville s’étendant le long du chemin de fer dans le quartier Elghirane. Nnami travaillait à la Samma au port de commerce de Nouadhibou. J’aime  lui rendre visite sur le lieu de travail. J’en profitais souvent pour consommer avec lui quelques bouteilles de lait importé dans les entrepôts de la société. Une forme de vol à peine camouflée. Déjà on considérait les biens des bourgeois comme étant volés au peuple. « La propriété, c’est le vol », disait le philosophe français Proudhon au début de l’ère industrielle. Mon séjour à Nouadhibou sera de courte durée. Je cherchais timidement du travail. Je me suis surtout mis à organiser les jeunes chômeurs.
La rafle
Une fois, on m’arrêta avec une dizaine d’entre eux. Je présidais une réunion dans une chambre lorsque la police nous rafla.
Arrivé au commissariat, on nous présenta un à un au commissaire Sarr Demba dans son bureau. Celui-ci affichait beaucoup de souplesse à mon égard, alors qu’il était dur dans l’interrogatoire de mes amis. Tout indique qu’il me prenait pour le meneur du groupe. Mon statut d’ancien élève renvoyé pour fait de grève  le renforcerait dans cette conviction. Les noms et les identités des élèves renvoyés furent distribués à tous les commissariats de police et brigades de gendarmerie du pays, ainsi qu’aux personnels des principales entreprises avec consigne de ne pas les embaucher. On nous délivra des certificats de scolarité cachetés à l’encre rouge comme consigne pour nous barrer la route du travail. Sans s’en rendre compte, on nous livrait ainsi corps et âme à l’opposition politique la plus radicale A l’époque, on aimait citer un proverbe tiré de la littérature révolutionnaire chinoise qui dit que « certains réactionnaires se comportaient comme des idiots : ils soulèvent des pierres pour les laisser tomber sur les pieds ». La même pratique idiote demeure aujourd’hui chez la plupart de nos gouvernants.
La décision
Je pris la décision de fuir. Au commissariat, on enleva à chacun de nous l’un de ses principaux habits, souvent le boubou ou le pantalon. On m’enleva ce dernier. On vida aussi la poche de chacun. De même on nous confisqua nos montres lorsqu’on en avait une. C’était mon cas. Dans le PV, on notait tout ce qu’on nous prenait. Pour mettre en confiance les policiers chargés de nous surveiller, je les ai habitués à aller et revenir des toilettes sans surveillance. Celles-ci sont situées juste près de la porte d’entrée. Un policier du nom de Sidi Ould Yahi, célèbre dans la répression à Nouakchott, passa la journée à réparer sa voiture devant la porte d’entrée du commissariat. Sa présence constituait la principale difficulté pour mon projet d’exécuter ma décision de fuir. On nous amena un bon déjeuner. Je ne me rappelle plus d’où. On le partagea avec les policiers.
Ould Yahi resta près de sa voiture jusqu’à l’après-midi, le retour des policiers qui profitaient de la journée de travail encore discontinue pour se reposer chez eux. Les gens ayant des problèmes à régler au commissariat furent aussi de retour. Je changeais de tactique. Il fallait profiter de la confusion provoquée par les va-et-vient permanent de personnes pour prendre le large. Ce que je fis : je sortis le plus normalement, je pressai le pas pour contourner le bâtiment du commissariat. Je m’engouffrai entre un groupe de maisons pour disparaître. Je rentrai derrière la ligne de chemin de fer située à quelques mètres de la frontière avec le Sahara espagnol. Aucun policier mauritanien n’osait s’aventurer ici. La nuit venue, je me faufilais entre les baraques jusqu’à chez Nnami. On appelait sa baraqueHondat, du nom d’un gite clandestin dans les récits vietnamiens très en vogue en ces moments.

La débandade policière
Tout Nouadhibou se mit en branle, depuis que la police avait signalé ma disparition. Les policiers furent aidés par un faux parent qui déclara à la police que j’étais son esclave et qu’il s’engageait à les accompagner jusqu’à mettre la main sur moi. Les policiers fouillaient partout, notamment chez le parent Elemine, à la cité Cansado, qui pour l’occasion admonesta le faux parent pour son forfait. Celui-ci va orienter la police chez Nnami à la Samma. Ce dernier eut juste le temps de disparaître avant la descente policière. Il perdra pour de bon son emploi. Je le retrouvais devant moi à Hondat. La ville est quadrillée. La gare routière, l’aéroport et le train minéralier furent strictement surveillés. Les bus et les taxis sont arrêtés et minutieusement fouillés. Pour passer entre les mailles du filet, il fallait attendre une semaine sous la protection de Mohamed Ould Salek dit Baypekha, qu’Allah Lui Accorde Sa Miséricorde. À l’aide de ce fidèle et particulièrement amusant ami, habillé en convoyeur, je réussis à emprunter le train minéralier jusqu’à Choum. Je regagnais Nouakchott sans difficultés.
Nnami et moi, nous serons condamnés par contumace par le tribunal de Nouadhibou à deux mois de prison ferme. Ce délai sera réduit d’un quart suite à une réduction officielle de peines proclamée au cours de l’une des célébrations de l’anniversaire de l’indépendance nationale. Le reste sera totalement épongé après l’amnistie politique de 1975. En 1976, habitant la Medina 3, où j’étais en famille, de petits événements me rappelèrent l’incident du Commissariat de Nouadhibou. Chez moi, constituait un lieu de rendez-vous de nombreux jeunes, une sorte de Mecque de la jeunesse Nouakchottoise. Sans exagérations, on discutait, autour du thé, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sans interruption. Il m’arrive de me dérober tard pour dormir le reste de la nuit chez mon ami Mohamed Lemine Ould Heyine à la Medina G. Souvent on débordait sur d’autres sujets de l’actualité politique. Mais des fois, aussi on discutait d’autres sujets. Une fois on se mit à exhiber les montres.
La Seiko 5
Un jeune inconnu, accompagnant un ami, leva son bras pour nous montrer sa montre : une vieille Seiko 5, mais demeurant en bon état. Je reconnus aussitôt ma montre confisquée par la police de Nouadhibou en 1972. Je lui demandai de me dire franchement comment il s’était procuré cette montre. Il me dit que c’était son grand frère policier qui servait à Nouadhibou qui la lui avait donnée. Je lui ai alors rappelé ma mésaventure de Nouadhibou avant de le rassurer et de lui dire que du moment qu’elle m’appartenait toujours, je lui en faisais don. Elle m’était offerte par mon oncle Deyna, lors de l’une de mes visites au Sénégal. Une autre fois je me suis trouvé en face du brigadier de police qui était chargé de nous surveiller à Nouadhibou. C’était dans une rue, en plein jour, toujours à la Medina 3. Je me trouvai face à face avec Mohamed Salem ou Mouhaimed Salem (le diminutif de son nom) ainsi l’appelaient les gens de Nouadhibou. Il me dévisagea avec une attention particulière comme s’il venait de découvrir son père qui serait décédé depuis. Je le regardai à mon tour sans le quitter du regard. Il baissa les yeux avant de disparaître. C’était presque deux ans après l’amnistie totale dont j’avais bénéficié.

 

(A suivre)