Le coup d’Etat, cauchemar des Présidents d’Afrique de l’Ouest

Avec la nomination par la junte d’un Premier ministre civil, le diplomate Moctar Ouane, les sanctions contre le Mali sont sur le point d’être levées par la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), après un long bras de fer. Dans une interview à Mondafrique, le politologue béninois Mathias Hounkpe explique que les Présidents d’Afrique de l’Ouest ont peur des insurrections populaires mais craignent encore davantage les coups d’Etat militaires.

Mathias Hounkpe est administrateur du programme de gouvernance politique et de consolidation démocratique de l’OSIWA (Open Society Initiative for West Africa), une fondation engagée dans la promotion de la démocratie, des droits humains et du développement économique à travers le plaidoyer et l’octroi de subventions à la société civile et aux institutions étatiques ou régionales.

Mondafrique : La CEDEAO a été très critiquée ces dernières semaines en Afrique de l’Ouest pour sa fermeté dans la crise malienne et son silence sur les projets de troisièmes mandats des Présidents Ouattara et Condé. Pourtant, à une autre époque, elle a su s’impliquer davantage en faveur de la démocratie. Que s’est-il passé ?

Mathias Hounkpe : Il y a plusieurs raisons à cela. Certaines tiennent aux personnalités qui dirigent les instances de la CEDEAO. D’autres tiennent aux chefs d’Etat eux-mêmes. Regardez ce qui s’est passé en Gambie en 2015-2016. On a vu la CEDEAO que tout le monde souhaiterait voir ! Mais cette même CEDEAO, lorsqu’elle s’est penchée sur le Togo, a laissé à l’opinion le sentiment qu’elle n’écoutait pas les citoyens togolais, comme si elle était solidaire du Président Faure. En réalité, la vigilance de la CEDEAO s’exerce plus ou moins selon l’influence sur ses pairs du chef d’État concerné.

Lorsque vous suivez l’évolution des évènements, vous avez également le sentiment que certains Présidents prennent soin de travailler à la nomination d’hommes aux postes clé, anticipant les problèmes politiques susceptibles de survenir dans leurs propres pays, surtout les problèmes liés aux élections. Lorsque Blaise Compaoré a été renversé par l’insurrection populaire en 2014, le président de la Commission de la CEDEAO était un Burkinabé nommé par Compaoré. De même, actuellement, le président de la Commission, Jean-Claude Brou, est un Ivoirien très proche d’Alassane Ouattara.

 

Mondafrique : Quel est le pouvoir réel de ces personnes placées aux postes clé de la CEDEAO?

M.H. : Lorsqu’il s’agit des premières actions, c’est la commission qui est au devant, même si les décisions importantes sont prises ensuite par la conférence des Présidents. En Guinée, par exemple, la commission a posé des actes en début d’année qui ont contrarié Alpha Condé et un peu crédibilisé l’organisation, comme le refus d’envoyer des observateurs électoraux parce qu’elle avait la conviction que les conditions n’étaient pas réunies pour des élections inclusives et crédibles.

 

Mondafrique : Au Mali, la CEDEAO a fait preuve d’une grande fermeté. Pourquoi ?

M.H. : Parce que la raison fondamentale qui a motivé les manifestants au Mali, conduisant ensuite au coup d’Etat, c’est la mauvaise gouvernance, qu’on peut retrouver dans tous les pays de la sous-région. Et les Présidents le savent très bien. Après le départ de Compaoré, les chefs d’Etat n’étaient pas du tout rassurés et ils étaient hostiles à une transition. A leur réunion suivante, ils ont demandé de revoir le Protocole additionnel sur la démocratie afin de voir comment empêcher les renversements par des soulèvements populaires de chefs d’Etat démocratiquement élus. Le texte amendé soumis par la commission de la CEDEAO aux chefs d’Etat leur a plutôt proposé d’insérer une fois pour toutes la limitation des mandats dans ce protocole, car c’est ce qui avait provoqué la révolte au Burkina Faso. Mais cela n’a pas été fait. En fait, les Présidents ont peur de la contagion.

 

Mondafrique : Quels sont les moyens de pression de la CEDEAO?

M.H. : En 2012, au Mali, la CEDEAO a exigé et obtenu pratiquement en deux semaines le rétablissement de l’ordre constitutionnel (en l’espèce, la remise du pouvoir à un civil). Les moyens sont simples : « la fermeture des frontières terrestres et aériennes », qui est très pénalisante pour un pays enclavé comme le Mali, « l’arrêt de toutes les transactions financières et de tous les flux économiques et commerciaux entre les pays membres et le Mali ». Naturellement, comme c’est le cas pour toutes les organisations de cette nature, ça dépend du poids du pays concerné. La Côte d’Ivoire, le Ghana, le Sénégal, le Nigeria peuvent tenir tête à la CEDEAO. Mais beaucoup moins les autres.

 

Mondafrique : Cette fois, les militaires maliens se sont fait tirer l’oreille. Pourquoi ?

M.H. : Ils ont essayé de contourner les décisions de la CEDEAO afin de pouvoir mettre en œuvre leur propre agenda. Ont-ils d’autres forces internationales derrière eux ? Les gens ont beaucoup parlé de la Russie et de la Chine.

 

Mondafrique : On a dit, sur la situation au Mali, que même la France était favorable à discuter avec la junte pour sortir de la crise et qu’elle en faisait moins un casus belli que la CEDEAO. Pourquoi la CEDEAO s’est-elle ainsi braquée ?

M.H. : Il y a très peu de pays en Afrique de l’Ouest qui n’ont pas connu de coup d’Etat militaire. Les militaires ont été, et demeurent dans une large mesure dans plusieurs pays, des acteurs très importants du jeu politique ; ils ont occasionné beaucoup d’interruptions du processus démocratique depuis les années 60. Les Présidents ont peur des insurrections populaires mais ils craignent encore davantage les militaires. Donc ils mettent tout en œuvre pour s’assurer qu’un militaire ne puisse prendre le pouvoir et s’y maintenir, comme par le passé. C’est une hantise pour nous, que reflètent les textes régionaux. Le Protocole additionnel de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance est clair : tout changement anticonstitutionnel de gouvernement (y compris le coup d’Etat) est interdit. C’est la même chose dans la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance.

Mondafrique : Mais les coups d’Etat ne sont-ils pas aussi un moyen de régulation des crises ?

M.H.: Disons que lorsque la situation politique ou sociale devient intenable et que le pouvoir supposé légitime chancelle et n’est plus en mesure de garantir la paix et la stabilité – on l’a vu partout, au Burkina, en Tunisie, en Egypte, à Madagascar – il n’y a pas d’autre choix que de laisser la main au groupe le plus organisé et le mieux à même de maintenir le pays dans le calme. Il faut nécessairement une force capable de mettre tout le monde autour d’une table et de réorganiser le redémarrage du système politique.

 

Mondafrique : N’est-il pas temps que la CEDEAO franchisse de nouvelles étapes en matière de bonne gouvernance et de démocratie, au-delà de ses positions de principe contre les coups d’Etat ?

M.H. : Absolument. Et cela, sur plusieurs questions. La première, c’est la limitation des mandats. Il faut qu’elle prenne position de façon claire. La deuxième, c’est la bonne gouvernance. Vous avez bien vu : le premier reproche que les Maliens ont adressé à la CEDEAO, c’est qu’elle s’est abstenue d’évoquer la mauvaise gouvernance du régime d’IBK. Sur ce point aussi, la CEDEAO doit avancer. Le 3e point, c’est la question de la protection de l’espace civique. On assiste actuellement en Afrique de l’Ouest à un recul de l’espace civique, une restriction des libertés des citoyens, des professionnels des media, des organisations de la société civile etc. La CEDEAO doit progresser sur toutes ces questions. Le Protocole additionnel, qui date de 2001, venait compléter le Mécanisme de prévention et de gestion des conflits, considérant finalement que la démocratie était un moyen supplémentaire de prévention des conflits. Dans l’Afrique de l’Ouest d’aujourd’hui, il faut des textes régionaux qui aident à la consolidation la démocratie.

 

Mondafrique : Et sur la question électorale ?

M.H. : Egalement, bien sûr ! On a connu une évolution positive dans la sous-région depuis dix ans. Depuis 2015, plusieurs élections présidentielles ont été perdues par le candidat sortant ou le représentant de sa coalition politique. Au Bénin, au Cap-Vert, au Libéria, en Sierra Leone, les candidats des partis au pouvoir ont perdu les élections alors qu’au Ghana, au Nigeria et en Gambie, ce sont les candidats sortants eux-mêmes qui les ont perdues. Et dans la plupart de ces pays, le perdant a appelé le gagnant, parfois même avant l’annonce des résultats officiels, pour le féliciter. Toute chose impensable il y quinze ou vingt ans.

Mais les acteurs politiques s’adaptent. Il est de plus en plus difficile de bourrer les urnes ou de tricher dans l’annonce des résultats. Donc ils agissent maintenant très en amont des  élections, sur les listes, ou créent de nouveaux obstacles pour empêcher des concurrents d’être candidats. On l’a vu au Sénégal, au Niger, au Bénin, en Côte d’Ivoire.

 

Mondafrique : On a eu l’impression, sur le Mali, que les chefs d’Etat de la CEDEAO étaient divisés.

M.H. Face aux différentes crises observées dans la sous-région ces derniers temps, notre sentiment est que les chefs d’Etat étaient divisés. Ca a commencé avec la Guinée Bissau puis le Mali. Et cela affaiblit la CEDEAO. Il faut dire qu’en ce qui concerne le Mali, le fait que Ouattara et Condé soient en train de briguer un troisième mandat (après ce qui est perçu comme le recours à des artifices juridiques) a quand même terni l’image de l’organisation et réduit la réceptivité des opinions aux injonctions de la CEDEAO. Mais je crois qu’avec la présidence ghanéenne, très pragmatique, la CEDEAO va s’ajuster et les choses pourront rentrer dans l’ordre.

Mondafrique : Si les crises se multiplient en Afrique de l’Ouest, que va-t-il se passer ?

M.H. : En Côte d’Ivoire et en Guinée, la CEDEAO aura du mal à jouer un rôle de premier plan et l’on risque de voir intervenir à nouveau les Nations Unies et des partenaires comme la France et les Etats-Unis. J’ai moins peur pour le Niger, même s’il faut rester prudent, parce que les Nigériens trouvent en général les moyens de résoudre leurs problèmes. En Côte d’Ivoire et en Guinée, c’est surtout la période post-électorale qu’il faudra craindre.

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Nathalie Prevost