Abderrahmane Marrakchy, ancien député, dans une interview avec Emel Eljedid : ‘’La constitution de la commission d’enquête parlementaire est entachée par certaines failles juridiques qui lui font perdre toute légalité’’

Mel Eljedid : Quel est votre positionnement politique actuel ainsi qu’économique?

 

Abderrahmane Marrakchy : J’étais député de 2014 à 2018. J’ai représenté avec d’autres collègues notre pays auprès des pays ACP ainsi qu’auprès du parlement européen. J’ai rédigé un rapport au nom de la Mauritanie sur « le rôle du sport en tant que facteur d’éducation et  d’éradication de la pauvreté  » que j’ai présenté devant 104 délégations ACP/UE à Malte en 2017. Nous avons aussi réussi à contrer des résolutions très fâcheuses pour notre pays à Haïti en 2018 que les députés européens voulaient nous faire subir, notre parlement en sait quelque chose. Je ne me suis pas présenté pour les dernières élections pour des raisons personnelles. Je suis de la majorité, malgré que ne sois plus affilié à un parti et qu’aucun rôle ne me soit dévolu, jouissant de mon indépendance d’opinion et donnant des conseils à ceux qui en veulent.

Sur le plan professionnel, je suis consultant en investissements, d’ailleurs, les investisseurs, en ce moment, ne se bousculent pas.

 

En votre qualité de consultant, quelle évaluation faites-vous du plan du gouvernement pour faire face au cCvid19?

 

Si on compare ce plan avec ceux qui sont annoncés dans les pays voisins (Sénégal et Mali) c’est très insuffisant. Au Sénégal, ils ont prévu 1,5 milliard d’euros, tandis qu’au Mali, c’est 500 milliards CFA, au moment où nous prévoyons 2,5 milliards MRU. Même si on le compare proportionnellement au nombre d’habitants, il sera toujours largement inférieur et insuffisant, surtout que la crise économique et sociale était là avant le Covid19 et elle enflera. Je pense qu’il faut porter le nombre de familles à assister à 100.000 et ce jusqu’à la fin de l’année. Le Sénégal a prévu d’assister un million de foyers. Il y a aussi des secteurs  sensibles qui doivent être aidés par des subventions comme la pêche artisanale qui, avec 50.000 emplois, constitue une bombe à retardement et, si elle s’arrête, c’est la production qui en pâtira. Toujours, au Sénégal une aide a été octroyée à ce secteur et le nôtre représente un potentiel plus important. Le secteur informel aussi comme le transport public passagers, les restaurants, les marchés, les vendeuses de couscous…souffrent de l’arrêt brutal de leurs activités. Le nombre des familles devant recevoir une bourse mensuelle doit être porté à 100.000 dont 60.000 à l’intérieur .c’est possible grâce à  la suspension pour cette année du payement du service de la dette de l’ordre de 10 milliards MRU.  Mais tout cela ne peut réussir sans une gestion transparente et collégiale de ces fonds. Ce que nous avons entendu à ce sujet n’est guère réjouissant, surtout, certaines nominations et marchés conclus récemment.

 

En tant qu’ancien parlementaire, qu’elle appréciation faîte vous du travail de la commission d’enquête  parlementaire ?

 

Je suis tout à fait pour la création de commissions d’enquêtes, même a posteriori, afin de permettre au parlement de jouer le rôle de contrôle qui lui incombe. Toutefois, il est regrettable que la constitution de cette commission entachée par certaines failles juridiques qui lui font perdre toute légalité. Par exemple: la constitution même de la commission doit respecter l’équilibre des groupes au sein de l’assemblée (article 126 du règlement de l’assemblée nationale). Or, le parti UPR qui représente 55% de l’ensemble des députés est surreprésenté dans la commission (6 sur 9) en plus de la présidence, soit 67%. Ensuite le règlement ne permet pas que les enquêtes  soient diligentées  autrement que vers les services publics ou sociétés publiques, tout en précisant préalablement les faits incriminés (article 126 du règlement). Or, on sait que des sociétés et investisseurs privés ont été inclus dans la liste des entreprises à visiter, ce qui est du domaine exclusif de l’exécutif et de ses services spécialisés. C’est aussi un signal très négatif pour les investisseurs, surtout étrangers. S’il y a des faits avérés de corruption ou un manquement aux obligations, le gouvernement pourra sévir, redresser le tort et obliger le partenaire à se conformer à la loi. Par ailleurs les derniers développements, avec l’extension des services publics objet des enquêtes, me laissent perplexe car le département des pêches qui représente le poumon économique du pays et, qui est réputé plein de gabegie, a été occulté. Pourtant des choses méritent d’être clarifiées: 750 milles tonnes/ an de poissons pélagiques sont écrasées pour en sortir 150 milles tonnes de farine de poisson. La production est en grande partie assurée par la flotte turque qui jouirait d’une haute protection et qui ne respecte pas les mailles de filets de 40mm, pêchant avec des  filets de mailles de 22mm. Avant les dernières élections présidentielles, ils ont été renvoyés, pour ne s’être pas conformés à la réglementation, pour revenir, curieusement après le 2 août. La délégation de surveillance maritime était dirigée par l’actuel président de l’assemblée nationale. Selon ses propres déclarations, elle aurait engrangé plusieurs milliards d’ouguiya, il est légitime d’en savoir plus.

Pour ces raisons, je n’ai plus confiance dans les travaux de cette commission qui n’a pas, à  mon humble avis, d’avenir, malgré  la nécessité du contrôle et de mon respect pour les députés qui la composent, car ce qui est bâti sur le faux est simplement faux. En plus de cela, on dit que certains membres de cette honorable commission auraient été impliqués par le passé dans des affaires de mauvaise gestion.

 

Quel est votre avis sur la convocation par la commission de l’ancien président ?

 

Je pense à  l’instar de certains juristes respectables comme Dr Ould Khabbaz et Dr Ould Seif que l’ancien président jouit d’une immunité constitutionnelle. L’esprit du législateur est de garantir à un président sortant une immunité en ce  qui concerne la gestion qui ne le concerne pas d’ailleurs et prévoir des poursuites uniquement en cas de haute trahison (cession de partie du territoire, intelligence avec l’ennemi…) A moins qu’ils ne suivent l’avis de certains prétendus juristes qui ont, dans un passé récent, voulu dénaturer un verset du coran, cherchant à convaincre le peuple de conserver le même ancien président au-delà de deux mandats. Je pense que ni le président de la République, ni le président de l’Assemblée nationale, mis à part le fait qu’il se dit que c’est grâce à leurs relations personnelles avec l’ancien président  qu’ils sont à la place qu’ils occupent; ceux-là ne doivent pas tolérer le non-respect de la constitution .

La raison veut que, dans la mesure où l’ancien président a respecté la constitution en se retirant après deux mandats, d’où une alternance pacifique, les législateurs respectent eux aussi la constitution et évitent de verser dans les règlements de comptes.

 

Quelles sont selon vous les perspectives politiques et économiques après Covid19?

 

Rien ne sera plus comme avant. Dans la mesure où la crise économique et sociale était là, présente, elle va s’amplifier avec plus de chômage et le manque de perspectives. Nous aurions dû évaluer la situation et faire des prévisions, malheureusement, l’actuel gouvernement est plus préoccupé par la gestion au jour le jour que par une réflexion ou une vision sur l’avenir. Nous n’avons vu, ni un ministre, ni un premier ministre proposer un plan quinquennal malgré le programme ambitieux du Président. Mais pour tout programme de ce genre, il faut des hommes capables de le mettre en œuvre. Je vois personnellement que le gouvernement est très lent dans cette phase, malgré l’état de grâce dont il a bénéficié depuis le 2 août. Je souhaite qu’il se ressaisisse rapidement car, avec cette crise du Covid19, la situation sera plus difficilement maîtrisable et intolérable pour le citoyen. Tous les gouvernements du monde ont proposé des plans d’urgence pour amortir le choc, le nôtre est en deçà des espérances.

 

En tant que spécialiste et ancien membre de l’Autorité de Régulation des Marchés Publics, que pensez-vous des derniers marchés qui ont suscité des réactions diverses?

 

Les derniers marchés qui ont été attribués avec le début de cette crise l’ont été tous par « entente directe », ce que ne permet pas la loi 2010/11 dont la mise en application  a commencé en 2012, sauf dans de rares cas. Il aurait été plus raisonnable de procéder à des « consultations restreintes » en toute transparence. Cela peut être aussi rapide que l’entente directe. Malheureusement, la commission de contrôle, qui n’a fait qu’entériner les décisions de l’autorité contractante, est devenue un outil entre ses mains. Le principe de l’égalité des chances a été bafoué. Mais le plus grave dans ce domaine a été le dernier appel d’offres international pour l’approvisionnement des hydrocarbures qui a vu une société le remporter sans lui être  attribué à l’issue des évaluations.  Par la suite, il a été procédé à une consultation restreinte, la même société était la moins disante, pas d’attribution aussi. On apprend curieusement qu’une autre société qui n’avait  participé ni à l’A.O. ni à la consultation, et qui n’a ni déposé de caution, ni acheté le pli, cette société a été sortie du chapeau pour bénéficier indûment de ce gros marché par entente directe. La suite hasardeuse est connue: après quelques semaines et, au dernier moment la société « choisie » se désista sans que l’on en sache les raisons, il fallait revenir à celui qui avait gagné régulièrement le marché. En tergiversant de la sorte, le pays a  dangereusement frôlé la rupture de stocks de carburants. Il n’est pas concevable de ne pas respecter la transparence dans les marchés publics, à moins que l’on décide de revenir à l’avant 2005, à ce moment-là, chaque département ou chaque ministre aura son ou ses fournisseurs attitrés. Toutes ces pratiques nous ramèneront loin derrière dans le classement Doing business dans lequel nous avons franchi laborieusement des places ces dernières années (de 170è à 150è).

 

Que pensez-vous de la gestion du président élu et son gouvernement ?

 

Je respecte le nouveau président et il jouit de mon soutien. Je considère que son élection est un fait exceptionnel car, pour la première fois dans l’histoire de notre pays, il y a eu une alternance pacifique au sommet du pouvoir. Ainsi, il a le droit de choisir un gouvernement capable de transformer son programme en réalité. Son premier gouvernement dont la prestation est en deçà des attentes n’arrive pas à sortir du cafouillage qui a marqué ses débuts, surtout que certains membres de cette équipe seraient mis en doute pour leur gestion passée. Certains disent que les choses dépassent le président, je ne le souhaite pas et j’espère qu’il s’en rende compte si c’est vrai et rectifie le tir rapidement. C’est lui que nous avons élu, il est le premier et l’unique responsable devant le peuple. En tous cas, je ne peux que lui souhaiter la réussite, notre avenir tous en dépend.

Propos recueillis par Houssein Ould Mahand