La mort du sultan d’Oman, Qabous ben Saïd, un despote éclairé

Le sultan d’Oman, Qabous ben Saïd, est décédé après 50 ans de règne sur le peuple des Ibadites qui se distingue, dans cette partie du monde par son ouverture et son esprit de tolérance

Navigateurs émérites, excellents commerçants et adeptes d’un islam de la tolérance, les ibadites ne sont ni sunnites ni chiites. En dehors du sultanat d’Oman, ils ne subsistent plus que dans de micro communautés, dans l’île de Djerba, en Tunisie, au M’Zab en Algérie, dans le Djebel Nafusa en Libye et à Zanzibar.

Depuis des siècles, ils n’ont cessé de s’attirer la haine des fondamentalistes qui, fréquemment, ne les considèrent même pas comme des musulmans. Les ibadites préfèrent vivre sous une autorité non musulmane, mais juste, plutôt que sous le joug des islamistes radicaux.

Par Ian Hamel (de retour du détroit d’Ormuz, au sultanat d’Oman)
Photos au Maghreb, Axel Derriks

 

L’Ibadisme, la troisième voie de l’Islam

Lors d’un colloque sur « Oman et la navigation maritime dans l’océan indien » en janvier dernier, Jack Lang, l’ancien ministre français de la Culture, aujourd’hui président de l’Institut du monde arabe, rappelait que les « peuples musulmans ne sont pas que des peuples du désert. Les Omanais sont un peuple de la mer ». Ils utilisaient la boussole dans l’océan indien dès 1220, deux décennies avant les marins en Méditerranée. Et sur leurs boutres, à l’époque médiévale, ils partaient à la découverte de l’Inde, de la Chine, des Maldives, atteignaient Zanzibar, puis Madagascar. Des explorateurs intrépides qui naviguaient sans cartes marines. « Les Omanais se distinguaient aussi par leur ouverture, leur esprit de tolérance vers l’autre, leur modération », ajoute Jack Lang.

Car les Omanais sont des Ibadites, adeptes de la troisième branche de l’islam, née au moment du schisme entre sunnites et chiites au VIIe siècle. Presque une curiosité religieuse, ils rassemblent aujourd’hui à peine 1 % des musulmans de la planète. Pour un Ibadite, il ne suffit pas de croire en un Dieu unique pour rejoindre le paradis. Le salut ne peut être gagné que grâce à une vie marquée par la piété et le travail. En raison de leur très grande austérité et de leur réussite économique, certains vont jusqu’à comparer les ibadites aux calvinistes. Pas question pour eux de racheter leurs pêchés en devenant des martyrs. « Il n’y a pas un seul Omanais dans les rangs de l’Etat islamique. Pendant la terrible guerre civile algérienne, aucun Ibadite ne s’est battu dans les rangs du Front islamique du Salut », lâche Slimane Tounsi, président d’Ibadica, le nouveau Centre d’études et de recherche sur l’ibadisme, installé à Jussieu, à Paris.

 

Le sultan Qabous, un despote éclairé      

Ne s’agit-il pas d’une peinture un peu trop idyllique de l’ibadisme ? Ces hommes attachés à respecter une rigoureuse éthique, à « ordonner le bien et à interdire le mal », chez qui l’oisiveté constitue l’un des vices majeurs, existent-ils vraiment ? Passé la frontière qui sépare les Emirats arabes unis de la péninsule de Musandam, une route étroite et sinueuse longe le détroit d’Ormuz. Elle est en travaux. Pour inciter les rares automobilistes à ralentir, une armée de terrassiers, postés à une dizaine de mètres les uns des autres, agitent de petites pancartes avec l’inscription « Go slow ». Pourquoi employer une bonne dizaine de manœuvres quand deux suffiraient ? « Il n’y a que des pierres ici, rien ne pousse.

Le sultanat donne du travail à tout le monde. L’eau, l’électricité, la scolarité sont gratuites à Oman. Vous ne verrez pas de mendiants dans les rues », explique le chauffeur. Quand le printemps arabe a commencé à souffler dans la région, le sultan Qabous ibn Saïd al-Saïd a aussitôt relevé le salaire minimum de 40 %, augmenté les bourses universitaires, et créé une allocation chômage. Et Oman, la Suisse du Golfe a aussitôt retrouvé sa quiétude. Certes, Qabous, 76 ans, reste un despote, au pouvoir depuis 1970, après avoir renversé son père, Saïd ben Teymour. Qabous est partout, sur les affiches et sur les billets de banque, reconnaissable à sa barbe aussi blanche que son turban. Les partis politiques n’ont toujours pas droit de cité.

Mais c’est un monarque passionné de musique classique (il a fait construire un opéra à Mascate). Alors que les sunnites, en particulier l’Arabie saoudite et le Qatar, maudissent l’Iran, Qabous n’a jamais coupé les ponts avec les chiites. D’ailleurs, tout le monde vit en bonne entente à Oman. Qu’il s’agisse des trois branches de l’islam, mais aussi des chrétiens, des hindous, des sikhs. Leur liberté de culte est respectée.

L’universitaire Mohamed-Chérif Ferjani, d’origine tunisienne, souligne que les immigrés indiens de confession chrétienne ont obtenu la construction d’une église avec l’aide de l’Etat (1). « Le sultan n’a jamais voulu s’affirmer comme un chef religieux : c’est un mufti ibadite, nommé par lui, qui tient le rôle de guide spirituel. Secondé par un conseil de sunnites et de chiites », souligne Virginie Prevost, auteur de l’ouvrage « Les Ibadites. De Djerba à Oman, la troisième voie de l’Islam », chercheuse à l’Université libre de Bruxelles (2). Le ministère des Affaires religieuses d’Oman traite sur le même plan toutes les confessions. Qabous a même accueilli à Oman l’ancien Premier ministre israélien Itzhak Rabin.

Des commerçants tolérants, rigoureux  

Bref, même s’il s’agit d’une dynastie héréditaire, qui veille sur les destinées d’Oman depuis 1749, la plupart des observateurs de la région louent cet islam pacifique, aimable, tolérant, à contre-courant. A Khasab, petite capitale du gouvernorat de Moussandam, nous avons cherché – en vain – à nous faire expliquer, dans la principale mosquée, les différences entre l’ibadisme et le sunnisme. Peine perdue, les autorités religieuses d’Oman imposent un « islam standard » afin de gommer les divergences, promouvoir l’unité nationale et constituer un rempart aux fondamentalismes. Résultat, les croyants nous ont systématiquement répondu qu’ils étaient tous de bons musulmans… Effectivement, les différences restent mineures avec le rituel sunnite, comme la position des mains pendant la prière. Les Ibadites gardent les bras le long du corps lorsqu’ils prient. Les mosquées sont dépouillées, la doctrine ibadite réprouvant la richesse ostensible. Les hommes portent des habits sobres, les femmes peu de bijoux, pour ne pas se faire remarquer. La chercheuse belge Virginie Prevost souligne qu’ils respectent, comme les autres musulmans, les cinq piliers de l’islam, comme la prière, le jeûne du mois de ramadan, le pèlerinage à La Mecque. Sans statistiques officielles, on estime que les Ibadites à Oman représenteraient entre 50 à 60 % de la population.

Pour tenter de comprendre ce qu’est l’ibadisme, retenons qu’il serait né d’un mouvement dissident, le kharidjisme, dont les membres refusaient de choisir entre sunnites et chiites, après le schisme qui a suivi la mort du Prophète en 632. Le nom viendrait d’Abd Allâh ibn Ibâd, qui aurait dirigé à Bassora (aujourd’hui en Irak), vers 684, un gouvernement clandestin appelé « communauté des Musulmans ». Car les ibadites ont souvent été mal vus par les autres musulmans.

A l’exception d’Oman, où les ibadites ont pu s’implanter durablement dès le début du VIIIe siècle, ils ne survivent ailleurs que dans des sites reculés, en particulier dans le Maghreb. Comment, malgré un nombre si faible de croyants, l’ibadisme a-t-il pu faire des émules jusqu’à Zanzibar ou à Djerba ? « Notre doctrine ne se fonde pas seulement sur la foi, mais aussi sur la pratique du bien, des actes concrets, des bonnes œuvres. Les commerçants ibadites ont toujours été considérés comme des gens honnêtes, tolérants, rigoureux, d’où des conversions dans le Sahara et jusqu’en Afrique noire », explique le chercheur Brahim Cherifi, auteur de « Le M’Zab. Etudes d’anthropologie historique et culturelle » (3). Il existerait toujours de petites communautés ibadites au Mali, au Sénégal, au Ghana, et aussi dans la République démocratique du Congo et au Burundi. Malgré cela, les ibadites comptent si peu aux yeux des autres musulmans que Le dictionnaire encyclopédique de l’islam, lourd de plus de 400 pages, ne leur en accorde que la moitié d’une ! (4).

 

Des affrontements dans le M’Zab, en Algérie

La chercheuse Virginie Prevost raconte que dès le VIIIe siècle, des Arabes hostiles aux Omeyyades quittent l’Irak pour l’Afrique du Nord. « A la fin du VIIIe siècle, les Ibadites fondent un imamat [un système de direction spirituelle et politique] puissant, qui étend pendant plus d’un siècle son autorité de l’Algérie occidentale à la Tripolitaine ». Ils exerceront pendant plusieurs siècles « un véritable monopole sur le commerce transsaharien, qui leur apporte de grandes richesses et leur permet de financer l’éducation de leurs coreligionnaires ».

Mais ces berbères ibadites ont surtout été pourchassés, sans cesse contraints de se défendre contre les autres musulmans. Dans son livre sur le M’Zab, Brahim Cherifi raconte que les ibadites découvrent dans le M’Zab, en Algérie, « un territoire si désespérément aride qu’ils y virent un lieu où ils pouvaient enfin échapper aux persécutions des musulmans sunnites ». Echapper aux persécutions ? Pas tout à fait. Depuis 2013, la wilaya (province) de Ghardaïa, à 600 kilomètres au sud d’Alger, est le théâtre d’attaques sanglantes de la part de certains arabes à l’encontre des mozabites, des berbères ibadites. Selon le site Mondafrique, Iqraa, une chaîne privée sous influence saoudienne, populaire chez les salafistes algériens, présente les ibadites comme des « ennemis d’Allah ». Une secte, en dehors de l’islam. En juillet 2015, des affrontements ont fait au moins 22 morts et des centaines de blessés. L’anthropologue français Pierre-Philipe Rey déplore qu’aujourd’hui la communauté ibadite « est menacée de devenir minoritaire au sein même du M’Zab ».


Dans le pays voisin, en Lybie, dans le Djebel Nafusa, ils ont été horriblement persécutés durant les quatre décennies du régime de Kadhafi, à la fois comme berbères et comme ibadites.

Enfin, dans l’île de Djerba, en Tunisie, la troisième branche de l’islam n’a pas vraiment profité de la venue de dizaines de milliers de touristes. « Dès le Xe siècle, les ibadites ont fait la distinction entre le religieux et le profane. Nous sommes pour l’égalité et l’ibadisme en Afrique du Nord ne s’est jamais adossé à aucun pouvoir. Nous avons toujours été menacés. Heureusement, nos communautés s’appuient sur une classe moyenne très forte. Ce qui nous a permis de survivre », constate Slimane Tounsi, le président d’Ibadica, le Centre d’études et de recherche sur l’ibadisme. « Je m’inquiète pour leur survie avec la montée du salafisme. En Algérie et en Libye, les pouvoirs favorisent les arabes sunnites à leur détriment », s’inquiète l’auteur de l’ouvrage « Les ibadites. De Djerba à Oman, la troisième voie de l’Islam ».

A Paris, la nouvelle association Ibadica est devenue un lieu de rencontres entre les chercheurs européens, français, mais aussi allemands, italiens, qui travaillent sur l’ibadisme, et cette minuscule communauté, toujours pacifiste malgré des siècles de persécutions. « Nous avons toujours eu de bonnes relations avec les chrétiens et les juifs. Quand les juifs ont été contraints de quitter l’Algérie, aucun ibadite à Ghardaïa n’a touché à leurs biens, n’a violé leur maison », assure Brahim Cherifi.

 

Notes de bas de page:

(1) « Le politique et le religieux dans le champ islamique », Fayard, 337 pages.

(2) Brepols, 183 pages.

(3) Ibadica Editions, 487 pages.

(4) Cyril Glassé, 444 pages.

Par : Rédaction  de Mondafrique