«Une grande nation ne se cache pas la vérité. » Le 24 septembre, devant vingt mille personnes réunies sur le National Mall de Washington, Barack Obama a inauguré le Musée national de l’histoire et de la culture africaines-américaines.
À ses côtés, parmi d’autres personnalités, comme la célèbre animatrice de télévision Oprah Winfrey, son prédécesseur George W. Bush, qui en avait autorisé la construction en 2003. « L’histoire africaine-américaine n’est pas distincte de l’histoire américaine, elle en est un élément central », a ajouté le premier président noir des États-Unis.
En France, le philosophe et historien Claude Ribbe, 62 ans, est à l’origine d’un projet similaire. Spécialiste de cette « autre histoire », occultée ou déformée, à laquelle il vient de consacrer un nouvel ouvrage, il évoque le rapport ambigu de la France à son passé d’outre-mer, alors qu’en pleine campagne présidentielle les crispations identitaires donnent lieu à un retour du refoulé.
Jeune Afrique : Existe-t‑il en France un équivalent du musée inauguré à Washington ?
Claude Ribbe : Les seules initiatives comparables seraient le Mémorial ACTe, en Guadeloupe, ou le Mémorial de Nantes. Dans les deux cas, il s’agit exclusivement de commémorer l’esclavage. Or la spécificité de ce musée américain, c’est qu’il n’y constitue qu’un point de départ, comme l’indique son mot d’ordre : « De l’esclavage à Obama ». Dans la mentalité française, il y a une grande difficulté à admettre qu’il existe une véritable histoire des Africains-Français qui ne saurait se réduire à cette période douloureuse.
Vous êtes l’initiateur d’un projet comparable qui pourrait voir le jour à Paris : le « Centre Dumas ». Qu’y trouverait-on ?
Depuis 2009, nous célébrons la journée du 10 mai marquant l’abolition de l’esclavage sur la place du Général-Catroux, dans le 17e arrondissement – lieu dédié à la famille d’Alexandre Dumas, qui incarne la contribution essentielle des afro-descendants à l’histoire de France. Là se dresse un bâtiment en déshérence, l’hôtel Gaillard, que son propriétaire, la Banque de France, envisage de convertir en Musée de la finance et de la monnaie et qui aurait vocation à accueillir des visites scolaires – projet qui ne fait pas l’unanimité.
Mon ambition est de recycler ce projet, pour lequel un budget a déjà été arrêté et un lieu choisi, en un musée consacré aux populations afro-descendantes. Le Centre Dumas aborderait leur histoire dans toute sa diversité en s’appuyant sur des expositions thématiques, une salle de spectacle et de projection, un centre de documentation…
Sur quels soutiens pouvez-vous compter ?
Manuel Valls, le Premier ministre, a fait preuve d’une certaine ouverture d’esprit. Et, en 2014, le conseil de Paris s’est prononcé en faveur du projet. Mais il semble que le président Hollande ne perçoive pas l’intérêt de promouvoir un musée équivalent à celui de Washington. Force est de constater que, pour le chef de l’État, à l’exception de l’esclavage, l’histoire des afro-descendants est un non-sujet.
Y a-t‑il une singularité française dans la manière d’aborder l’histoire coloniale ?
La relation que la France entretient avec cette histoire est extrêmement malsaine. À la différence des États-Unis, elle s’englue dans le déni et préfère dissimuler la poussière du racisme républicain sous le tapis des droits de l’homme. Au-delà de ces pages sombres, elle a beaucoup de mal à reconnaître que les populations afro-descendantes lui ont donné de grandes figures, dont l’apport est indéniable.
Sans occulter le mal qui a été fait, je souhaite mettre en lumière le parcours de ces personnalités et asseoir le Centre Dumas sur cet aspect fédérateur. Qui sait, par exemple, qu’à la fin du XIXe siècle Paris a eu un maire noir d’origine cubaine, Severiano de Heredia ?
La France a été, par le passé, un pays relativement ouvert où il a régné une forme de « négrophilie »
Dans votre dernier livre, Une autre histoire, vous dressez une galerie de portraits de ces figures méconnues. Y a-t-il eu une volonté de passer leur apport sous silence ?
Oui, de toute évidence. Il suffit de voir aujourd’hui la composition de la classe politique française, qui n’accorde aucune place aux afro-descendants, même si une poignée de femmes, au titre de la diversité et de la parité, parviennent, çà et là, à percer ce plafond de verre. Il existe une discrimination institutionnelle qui s’accommode mal des précédents historiques montrant que des Africains-Français ont joué un rôle éminent au service du pays.
Paradoxalement, ces parcours illustrent combien la France a été, par le passé, un pays relativement ouvert où, à la différence d’autres nations comme les États-Unis, il a régné une forme de « négrophilie ». Aujourd’hui pourtant, les afro-descendants de France sont cantonnés à une posture de victimes, tandis que les Américains ont élu Obama.
Y a-t‑il des différences notables entre la façon dont la gauche et la droite françaises évoquent ces questions ?
La gauche se montre paternaliste. Elle a toujours du mal à comprendre, par exemple, que Jules Ferry ne fut pas seulement le promoteur de l’école laïque mais aussi un farouche défenseur d’un prétendu devoir des « races supérieures » à civiliser les « races inférieures ». D’où l’indignation d’une large frange de la communauté ultramarine lorsqu’elle a vu le quinquennat de François Hollande s’ouvrir sur un hommage public à cet apologiste de la colonisation. Pour les afro-descendants, le bilan de la gauche, depuis 2012, est très décevant.
Du côté de la droite, certains responsables persistent dans le déni, à l’instar de François Fillon, qui résumait récemment la colonisation au partage de la culture française, ou de . Il semble toutefois y avoir des possibilités de dialogue avec certains responsables, notamment Bruno Le Maire, Alain Juppé – maire de Bordeaux, ville importante dans l’histoire de la traite négrière – ou Nathalie Kosciusko-Morizet, qui a voté en faveur de la création du Centre Dumas.
Dans les milieux intellectuel, médiatique et politique, on brandit souvent l’épouvantail du communautarisme pour justifier le statu quo…
Je ne sais pas ce que recouvre exactement ce concept qu’on nous serine depuis les années Sarkozy. Dès lors qu’on assiste à un rejet persistant des afro-descendants, on pourrait considérer que le véritable communautarisme, c’est celui qui gouverne la France et qui se reflète dans la composition de l’Assemblée nationale ou dans les programmes de la télévision publique.
Les afro-descendants ont une histoire commune et ont été en butte aux mêmes préjugés. Cela ne crée pas pour autant une communauté fondée sur la couleur de la peau. Je ne me sens pas du tout communautariste en réhabilitant l’histoire d’une partie intégrante de la communauté nationale. Les valeurs du Centre Dumas, que j’appelle de mes vœux, sont celles de la République française.