Passions d’enfance : Avant de tout oublier (17) / Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

L’agriculture

Une activité lucrative

Nos deux collectivités pratiquent l’élevage à une large échelle, notamment l’élevage des bovins, des ovins et caprins. Aucune d’elles n’a su profiter de la pêche malgré l’abondance des poissons dans le lac Rkiz  et ses affluents. D’ailleurs, les nôtres n’en consomment jamais et ils s’en enorgueillissent.
La tabatière non désirée

Une fois l’un d’eux, Hbeyib Ould Ambouha, a rencontré un pêcheur au bord du marigot. Le pêcheur lui demanda de lui prêter sa tabatière pour fumer. Hbeyib sortit sa tabatière et la passa au pêcheur. Sans se retourner, Hbeyib continua son chemin sans sa tabatière. Le pêcheur le héla à haute voix pour lui demander de revenir récupérer sa tabatière. Hbeyib a continué sa marche.

Le pêcheur soupçonna que Hbeyib ne voulait plus de ses instruments de tabac après qu’un pêcheur les a utilisés. Il se pressa d’attraper Hbeyib et se mit à le molester. Sans réagir, Hbeyib le laissa faire. Il rentra calmement chez lui. Le soir, arrivé chez les siens le pêcheur leur raconta ce qui s’est passé avec Hbeyib. Leur réaction fut immédiate: ils critiquèrent leur parent pour ce qu’il avait fait à Hbeyib et ils envoyèrent une délégation de bons offices au campement pour présenter des excuses à Hbeyib et par là prévenir d’éventuelles représailles. Après le départ de la délégation de pêcheurs, l’on demanda à Hbeyib pourquoi il n’avait pas fait état de cet incident et pourquoi, surtout, il s’était laissé molester par un pêcheur.

Les parents de Hbeyib n’étaient au courant de rien. Il ne leur avait rien dit. Comme réponse il se contenta de leur dire qu’il s’était laissé molester parce qu’il n’avait pas voulu « se mêler au pêcheur pour éviter, d’une part l’odeur de poisson et, d’autre part pour ne pas se salir les habits ».

Notre premier agriculteur

En matière d’agriculture, nos parents pratiquent l’agriculture de décrue, comme l’unique saison annuelle de culture. On cultive toutes les variétés de mil, le maïs, le haricot, les arachides et les pastèques. Tout le monde prend part à l’activité agricole. On ne savait pas depuis quand nos parents avaient commencé l’agriculture. On raconte qu’un ancien grand parent, Hbeyib Ould Ahmed Salem, est à l’origine de la pratique agricole dans le lac Rkiz. On dit qu’il avait défriché un grand espace à l’aide d’un incendie volontaire.

Au début des années 20, le cadi de Mederdra, l’un des premiers cadis désignés par l’administration coloniale, s’il n’était pas le premier, feu Mohamedhen Ould Mohamed Valldit Meyey, fut chargé de mettre un terme aux conflits chroniques opposant les agriculteurs, en procédant à la répartition des terres du lac Rkiz entre les collectivités ayant effectivement des personnes présentes sur le terrain et pratiquant l’activité agricole. Hbeyib (diminutif de Habib) Ould Ahmed Salem, le père de Hmeimid (Hmeimid est aussi le diminutif de Mohamed) et le frère aîné du grand-père Elbou s’est vu octroyer, au nom de la collectivité Oulad Sid’Elvalli, la tribu à laquelle il était affilié, tout le terrain qu’il avait défriché. La propriété que mes parents ont sur leurs terres actuelles date de cette période.


L’oncle Bakar et ses deux bambins

Le lac Rkiz s’étend sur une cinquantaine de kilomètres et sur une largeur, qui varie entre trois à cinq kilomètres. Notre portion est évaluée à quelque 15 kilomètres carrés. On n’en cultive que peu d’hectares. Les grandes crues, comme celle de 1951, du moment que les eaux ne se retirent pas à temps, empêchent souvent l’activité agricole de s’exercer. La première campagne agricole connue par notre génération est celle de 1961, appelée « Ndiouvaf », un nom péjoratif dont je ne possède aucune explication. Du moment que cela avait trait aux odeurs, on se réfère, peut-être, à des odeurs nauséabondes dégagées par des terres mouillées abritant des herbes pourries.

L’initiateur de cette campagne est Bakar, le vieux cousin maternel, le frère germain de Kaaina, la grand-mère directe de ma mère. Je me rappelle que le campement se trouvait en ce moment au bord du marigot de Laawaija, distant de plusieurs kilomètres du lac Rkiz. Bakar, de son vrai nom Babakar, m’appelle très tôt le matin, moi et mon ami, Mohamed Ould Sambeini dit Mohamed Keine et nous fait monter sur le dos d’un âne portant quelques objets agricoles, une gourde d’eau, une houe et des semences.

Arrivés sur le lieu, Bakar se mit à piocher et nous, nous le suivîmes. Nous jetons tous les grains dans les trous creusés par la houe. C’était ma première leçon d’agriculture. Elle me sera particulièrement utile dans mes cours de sciences naturelles. Au début, l’initiative de Bakar fit l’objet de nombreuses railleries. Bakar, connu pour son humour répliqua en vantant les avantages de l’agriculture et il prophétisa: « Vous finirez tous par me suivre ! ». Prophétie qui ne tardera pas à se réaliser. Une, deux, trois personnes s’ajoutèrent au fur et à mesure à l’initiative de Bakar. Et puis, elle fit tâche d’huile: ce fut la ruée vers l’agriculture. Tous, hommes, femmes et enfants prirent le chemin des champs. D’abondantes quantités de grains sont récoltées à chaque fois. Les parents en consomment une partie, et vendent le surplus. Ils en distribuent généreusement et aussi volontairement aux ressortissants, souvent pauvres, de Taguilalett qui viennent nombreux au moment de la récolte.

L’école éloigne du champ agricole

Depuis, encouragés par les premiers barrages sur les affluents du lac Rkiz, qui ont ralenti les effets des crues, la tradition agricole a continué jusqu’à récemment. Plus tard, la faiblesse des crues, provoquée en grande partie par les aménagements agricoles dans les affluents du fleuve, mais surtout le vieillissement et même la disparition de nombreuses générations d’agriculteurs ont rendu toute action agricole impossible. Les jeunes générations, après le succès remarquable de l’ouverture de notre école, s’étaient orientées vers les emplois modernes ou le commerce.


L’artisanat, une tradition séculaire

Au plan économique, notre collectivité se distinguait par une autre activité, non moins importante: l’artisanat.
En effet, toutes les activités artisanales, réservées habituellement aux femmes des forgerons dans la société maure, sont pratiquées à une large échelle par les femmes de notre collectivité. Leur propre cachet était connu dans tout le pays et même au-delà. On distingue facilement le travail des forgeronnes de tradition de celles des femmes de « Hayit-laabid ». D’ailleurs durant les décennies de sécheresse qui ont décimé le bétail et stoppé toute activité agropastorale, nos femmes ont pris en charge les dépenses quotidiennes de leurs foyers, ainsi que les frais de scolarité de leurs enfants.

Les hommes, occupés dans le commerce au Sénégal, avaient beaucoup souffert des effets négatifs de la sécheresse, notamment la dégringolade de la culture de l’arachide, principal pivot de l’activité économique au Sénégal à l’époque. Ils peinaient à envoyer des approvisionnements à leurs familles.


L’artisanat refuge contre la sécheresse

Les femmes leur demandent d’envoyer uniquement des peaux tannées de bovins et de chèvres. Elles vont après les transformer en produits finis: différentes variétés de sacs de cuir, d’oreillers, de porte-monnaie, d’étuis de couteaux, de porte-clefs… Au campement, des femmes, comme la célèbre Vatiha, de son vrai nom Aminetou, pratiquent avec succès la technique de tannerie des peaux d’animaux domestiques. Cette pratique de l’artisanat par les femmes de notre collectivité remonte au début du XXe siècle.

Le génie d’une cousine

L’initiative revient à une parente, Sellemha Mint Boushab, la sœur de l’arrière grand-père, Ahmed Salem Ould Boushab, qui confia à une femme forgeronne la fabrication de sacs de cuir de bovins « Tiziyatines ». La forgeronne mit du temps pour achever la tâche qui lui avait été confiée. Mint Boushab se mit en colère. Elle lui retira ses cuirs. Retournée chez elle, elle réunit ses filles d’urgence pour les sommer de se mettre au travail, et d’accomplir dans les meilleures règles de l’art le travail qui avait été confié à la forgeronne. Les filles s’exécutèrent. La tradition débuta à partir de ce jour pour se propager après, et s’étendre à toutes les femmes de la collectivité. Comme pour dire qu’une révolution des mentalités est toujours possible.

Des géomètres avant la géométrie

De grandes spécialistes, de véritables géomètres professionnelles,  vont émerger du groupe. Parmi elles, nous pouvons citer Noubghouha Mint Maalloum, Khaddi Mint Mheidi et la tante paternelle Toutou Mint Elbou. Aujourd’hui cette activité a presque disparu. Seules quelques vieilles femmes,- à l’image de ma tante maternelle Tfeila – continuent, et d’une façon épisodique, à entretenir la tradition. Récemment j’ai retrouvé avec elle d’anciens échantillons – des bandeaux de cuir travaillés dans les années 50 – en très bon état de conservation dans les bagages d’Aminetou Mint Chaabane, l’une des plus grandes pratiquantes du métier. Ces bandeaux ont été découverts chez elle après son décès.

Aussi, très récemment je découvre la pratique de la tradition de notre artisanat chez mes nièces Gniki et Meyriya (lire Vatimetou et Marième). Elles sont encouragées par une ONG s’intéressant à cette tradition.


(À suivre)