Passions d’enfance : Avant de tout oublier (21) / Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

« L’hôpital rural »

Un cheikh pas comme les autres

Mohamed Ould Bah « Elkebir »: un Cheikh pas comme les autres. Il appartient à la famille des Cheikhs, de confession tijanite, Ehel Bah de Noubaghiya près de Boutilimitt. C’était un éminent praticien de la médecine moderne, un véritable précurseur dans ce domaine. De retour de l’école, après deux mois à peine d’études, je le trouve hôte de mes parents. Il m’appela et m’invita à s’asseoir près de lui. Il posa sa main sur moi et me parla avec gentillesse. Manifestement, je suscitai la jalousie de l’assemblée des disciples présents. Il ouvrit un sac et sortit une boite de médicaments. Un papier plein d’écriture entourait la boite, avec une écriture française apparemment. J’apprendrai plus tard que ce papier s’appelle la notice. Toutes les informations concernant le médicament y étaient consignées. Il ouvrit la notice et me montra un petit paragraphe. Il me demanda de le lui lire à haute voix.
Considérant mon niveau encore bas en français, il fut peu exigeant avec moi: moi, je lis, lui, il comprend. Je me rendrai compte plus tard que le paragraphe en question était celui du mode d’emploi et que le médicament concerné était la quinine. Je ne crois pas qu’on lui avait encore donné le nom de Nivaquine. À partir de cet instant et à dix ans à peine, je jouai désormais le rôle de premier assistant médical de Mohamed Ould Bah « Elkebir: le grand », comme on dit. Il a un cousin, beaucoup plus jeune, qui portait le même nom. Avec lui, je connaîtrai après toute la panoplie d’antibiotiques, comme la pénicilline, la bipénicilline, l’extencilline et bien d’autres injections ou médicaments en comprimés. A l’école, je m’appliquais désormais pour améliorer mon niveau surtout en lecture. Le but était de pouvoir lire plus correctement les notices de Mohamed Ould Bah Elkebir.

L’apprenti médical

Dès que la délégation de Mohamed arrive, celui-ci s’assurait de ma présence au campement et envoie  aussitôt quelqu’un me chercher. Les consultations débutaient juste après la fin des salutations. L’accueil était généralement dominé par la belle voix de feue Aminetou Mint Gneitt souhaitant à sa manière la bienvenue à Mohamed Ould Bah Elkebir. La voix d’Aminetou déchirait le silence qui planait sur le campement, annonçant aux fidèles l’arrivée d’un hôte distingué appartenant à la famille Ehel Bah, la famille de Mohamed. Mohamed Ould Bah Elkebir se caractérisait par un niveau élevé de moralité. Dans le Coran, Dieu s’adresse au prophète Mohamed (PSSL) afin de lui témoigner « innaka la alakhouloughineaadhime ! » Tu es certes d’une éminente moralité ».

Sans prétendre assimiler Mohamed Ould Bah Elkebir à un prophète, je tiens tout simplement à souligner que celui-ci jouissait incontestablement d’un haut degré de moralité. Les autres cheikhs ont l’habitude d’exprimer à leurs talibés des besoins ou la demande de services donnés. Les autres cheikhs, profitant du respect illimité des fidèles, se permettaient de s’adonner à des pratiques moralement condamnables. Ce n’était jamais le cas de Mohamed. Les présents, cadeaux et dons, dont il bénéficiait régulièrement, étaient pour l’essentiel investis dans l’achat de médicaments. Des personnes proches de lui m’ont rappelé que dans les années 70, il exprimait des fois une vive sympathie pour les idées progressistes prônées par les jeunes de l’époque alors que ces idées fustigeaient les pratiques occultes y compris les pratiques de certains Cheikhs. Il aimait écouter les chants exprimant ces idées très en vogue en ce moment. C’était un signe incontestable de bonne foi et de grande intégrité morale.


La femme du cheikh

Mohamed Ould Bah Elkebir s’était marié à plusieurs reprises ; mais malheureusement il n’a pas eu la chance d’avoir un enfant. L’une de ses femmes, Zeinebou Mint Eljili, a vécu un bon bout de temps dans notre campement. À la fin des années 50, elle perdit sa maman, Mmah Mint Tiyib, dans notre Nezla, quelque part, à Legweissi, l’un des puits au nord de Rkiz. Tout petit encore, j’étais de passage chez la famille d’Ehel Mohamed Ould Bah. Zeinebou me demanda de lui laver les ustensiles de thé. Je les lavai et je les nettoyai à l’aide d’un bout de mon petit boubou. Elle me dit de recommencer le lavage des mêmes ustensiles. Je le fis. Je les nettoyai encore en me servant toujours du petit bout de mon boubou. Elle m’ordonna de ne plus jamais les laver et de les laisser et partir. Je fis ce qu’elle m’avait dit. Après réflexion, je soupçonnai que Mint Eljili ne voulait point que je nettoie les ustensiles de thé avec mon boubou supposé être sale et sentant probablement mauvais. Ce qui était franchement vrai.

Zeinebou Mint Eljili était connue pour sa grande beauté physique. C’était une femme, de teint clair et sa grande taille cachait en réalité sa fine obésité. Elle devait être originaire de l’Adrar.


La digression de Ould Dahi

Son charme a poussé une fois, le poète feu Ahmedou Salem Ould Dahi, le grand compagnon et le grand talibé de Mohamed, à transgresser l’autorité morale de celui-ci. Après une prière commune derrière Mohamed, Ahmedou Salem, dans deux vers improvisés à la hâte en Hassania (peut-être même durant la prière !), s’adressa à son Cheikh et lui demanda de recommencer sa prière considérant, selon lui, que leur première prière avait été gâchée par la présence de Zeinebou Mint Eljili dans toute sa splendeur. Celle-ci était habillée d’un voile noir tout neuf de tissu « guinée ». Elle s’habillait souvent en blanc. Ce qui était mal vu par certains esprits religieux. L’habit blanc était réservé aux hommes ou aux morts comme linceul.


Une percée médicale dans un milieu rétrograde

Le monde rural souffrait encore d’un grave sous-développement. Les conditions de vie et de santé des populations étaient très précaires. Les épidémies décimaient encore des générations entières d’enfants. Les habitants des campagnes, vivant dans des habitats rudimentaires, étaient exposés aux aléas climatiques, notamment le froid en hiver et la canicule en été. Les gens, non seulement ne croyaient nullement aux bienfaits de la médecine moderne, mais ils s’adonnaient corps et âme aux pratiques irrationnelles des charlatans et autres marchands du domaine de l’occulte. Au niveau de ce monde rural, Mohamed Ould Bah a réalisé une révolution inédite. Son action a profondément transformé les mentalités.

Profitant de son aura de grand Cheikh, il apprit aux gens à se familiariser avec les pratiques de la médecine moderne. Les personnes qui se présentaient lui demandaient souvent quelques poussières, parfois même quelques salives, à répandre sur un malade pour sa guérison. Il exigeait d’abord la présence du malade, qu’il soumettait à un questionnaire, équivalant à une véritable consultation médicale. Le malade et son éventuel compagnon repartaient avec les quelques poussières bénies par la baraka du cheikh, mais ils repartent surtout avec un traitement médical moderne.

La consultation et le traitement étaient absolument gratuits. Mohamed insistait sur son utilisation rigoureuse conformément aux instructions figurant sur la notice du médicament. Pour les fidèles, les recommandations de Mohamed faisaient partie de sa baraka. Donc leur application était une obligation presque sacrée. À la longue, on finit par se familiariser avec les bienfaits de la médecine moderne. On abandonna progressivement les pratiques médicales non rationnelles. D’habitude je suis un grand critique, sinon j’étais farouchement opposé, aux personnes prétendant posséder des pouvoirs non rationnels. Mon respect pour Mohamed Ould Bah Elkebir provenait justement de son effacement et ses efforts pour ne pas se présenter comme le voulaient ses talibés: seulement un cheikh dont le pouvoir de la baraka était illimité.


Un hôpital qui brûle

En 1982, peu de temps avant son décès des suites d’une maladie incurable, je me suis présenté à lui pour lui faire mes adieux. Il était à l’étage, chez Kkah Ould Yaya, l’un de ses talibés, entouré de dizaines de fidèles. Ces derniers bloquaient l’entrée de la salle où il se reposait. Ils voulurent me refouler. Je refusai. Je fis un peu de la voix. Il m’a alors entendu. Il leur ordonna d’un ton ferme: « laissez Cheddad entrer ! »

Après son décès, quelqu’un, connaissant le respect que j’avais pour lui, me demanda ce que j’en pense. Je lui répondis: «l’écrivain malien, Amadou Hampaté Bâ, a dit une fois qu’en Afrique,  un vieillard qui meurt, équivaut  à une bibliothèque qui brûle ». Et moi j’ajoutai, pour l’occasion, que « la disparition de Mohamed Ould Bah Elkebir équivaut à un hôpital qui a brûlé avec tout son corps médical ».


Si seulement j’aurais pu avoir un cheikh !

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NB- A propos du voyage dans un milieu nomade

À la campagne, le voyage fait partie du quotidien des gens. Des déplacements s’effectuent, soit à pied, soit à dos d’âne, de chameau ou de bœuf, ainsi qu’à dos de cheval, sillonnant en permanence tout l’espace habité par les nomades. La recherche de pâturages ou d’animaux égarés, la recherche des approvisionnements en céréales ou les visites aux parents séparés géographiquement, étaient les principales motivations de ces déplacements. Pour les longues distances, on prenait souvent ses précautions, en se dotant de provisions suffisantes et d’eau potable. Dans ce cas, on évitait dans la mesure du possible de descendre chez des gens se trouvant à proximité de la route. On préfère parfois siroter son thé, croquer ses biscuits ou ses arachides ou des fois son Tichtar (viande asséchée) sous l’ombre d’un arbre ombrageux en pleine brousse en fredonnant souvent des morceaux de chants en vogue en ce moment. Mais dans tous les cas, pour économiser sur ses propres provisions, il était recommandé de descendre chez les autres. Ceux-ci, la tradition oblige, étaient tenus de bien accueillir leurs hôtes. La règle de la réciprocité fait qu’aujourd’hui on est l’hôte d’une famille, et que demain on reçoit à son tour un ou plusieurs membres de cette famille. L’accueil est  fonction du niveau social des hôtes. Pour les hôtes de marque on est obligé d’égorger un mouton gras ou tout au moins une chèvre. Même si on ne possède qu’une seule bête, son sacrifice s’impose dans certains cas spéciaux. quitte à laisser ses propres rejetons sans lait.. En général les étrangers ne sont jamais souhaités, mais ils sont les bienvenus dès lors qu’ils sont déjà présents. La famille, «victime » de la visite d’hôtes étrangers, bénéficie en général de la solidarité des familles environnantes, des familles parentes précisément. Les nomades changeaient souvent de lieu afin de limiter une affluence permanente d’étrangers. On cherchait un lieu un peu plus camouflé. On raconte que, souvent, en pleine nuit le plus souvent, notre Nezla était facile à détecter par les étrangers à cause de notre mauvaise habitude de palabrer à haute voix. À plusieurs reprises je fus témoin de visites à l’improviste d’étrangers en pleine nuit, au moment où les voix s’élèvent entre parents en pleine discussion. Au sein de notre Nezla, la règle démocratique fonctionnait à merveille, bien avant l’ère démocratique: Hommes, femmes, enfants, chacun avait son mot à dire. Les sujets sont souvent d’une grande banalité. Seul le grand-père Bou se taisait quand les autres donnaient l’impression de vouloir en venir aux mains. L’irruption subite d’étrangers désamorçait la mini bombe orale. Certains chuchotaient à voix basse: « Et voilà ! Par vos cris vous avez orienté les étrangers ! ».


(A suivre)