ENTRETIEN : Dans un entretien au « Monde », la chercheuse constate qu’en Occident, Juifs et Noirs sont deux minorités discriminées et renvoyées à l’altérité. S’ils ont entretenu des relations complexes, à la fois de solidarité et de rivalité, leurs histoires restent toutefois distinctes.
Anthropologue et historienne, Edith Bruder est chercheuse au CNRS, à l’Ecole d’études orientales et africaines de l’université de Londres, ainsi qu’à l’université d’Afrique du Sud. A traversses travaux, elle s’est particulièrement intéressée aux diasporas juives méconnues, parmi lesquelles celles d’Afrique noire, du Caucase, d’Inde. Elle a dirigé l’ouvrage collectif Juifs d’ailleurs (Albin Michel, 2020) et Black Jews. Les Juifs noirs d’Afrique et le mythe des Tribus perdues (Albin Michel, 2014). Elle vient de faire paraître en mars une Histoire des relations entre Juifs et Noirs. De la Bible à Black Lives Matter (Albin Michel, 304 pages, 22,90 euros).
Pourquoi faire une histoire des relations entre les Juifs et les Noirs ? Y aurait-il une communauté de destin entre eux ?
Une chose les réunit, Noirs et Juifs sont en Occident les deux minorités discriminées et renvoyées à l’altérité. D’autres groupes sont également marginalisés, mais Juifs et Noirs incarnent plus que tout autre cette expérience de l’exclusion. Leurs identités se sont en outre constituées en miroir, au point où ils ont fait l’objet d’un amalgame, au gré de représentations millénaires. L’historien romain Tacite (58-120) estime que les Juifs sont des êtres indolents, superstitieux, et libidineux, ce qui correspond encore aujourd’hui à des préjugés qui circulent à propos des Noirs. Au début de l’ère moderne, les Juifs sont associés aux Africains. Après sa visite de la synagogue séfarade d’Amsterdam, l’Anglais Sir William Brereton affirme en 1643 que « les hommes juifs sont très noirs… et insatiables envers les femmes ». Depuis longtemps en Occident, une peau pâle confère un statut noble, un anathème pèse sur toute personne de peau noire : « En Europe le Mal est représenté par le Noir », observe le psychiatre et essayiste Frantz Fanon.
Juifs et Noirs ont donc en partage cette expérience de la stigmatisation, mais leurs histoires restent distinctes. Ils ont entretenu des relations complexes, de solidarité et de rivalité, c’est ce que j’ai voulu explorer.
Vous commencez votre enquête en revenant sur les textes bibliques qui ont été utilisés pour justifier l’esclavage. Que pouvez-vous nous en dire ? C’est à partir d’un passage de la Genèse, la malédiction de Cham, et des manipulations dont il va faire l’objet que se propagent des mythes raciaux. Cet épisode débute lorsque Cham voit son père, Noé, nu, ce qui est sacrilège. Il en informe ses frères Sem et Japhet, qui s’empressent de couvrir leur père et de lui expliquer que Cham l’a aperçu ainsi. Noé pose alors un geste déconcertant et irrationnel, il maudit non pas Cham, mais son fils Canaan. « Maudit soit Canaan ! Qu’il soit l’esclave de ses frères. »
Puis, au fil du temps, par une suite de glissements sémantiques et de manipulations textuelles, les exégètes, juifs ou chrétiens, en sont venus à faire des Kush ou Kushim, le terme employé par la Bible hébraïque pour désigner les habitants d’Afrique subsaharienne, les descendants de Cham, si bien que, du péché à la malédiction, on glissera à l’esclavage associé à la peau noire.
Au moment où se met en place la traite des esclaves, les négociants n’ont pas ces références en tête, mais cette interprétation des Ecritures a installé dans l’imaginaire collectif l’idée que l’esclave est puni parce qu’il est noir, et qu’il incarne pour cette raison le péché.
A l’inverse, sur quels textes bibliques les militants pour l’abolition se sont-ils appuyés ? Au XIXe siècle, des leaders afro-américains ont cherché dans la Bible des éléments permettant de restaurer la dignité des Noirs et d’établir d’autres généalogies. Ils se sont notamment intéressés aux épouses illustres égyptiennes, éthiopiennes, cananéennes ou sabéennes, donc supposées descendre de Cham, mais qui eurent un autre destin que l’esclavage.
Moïse a ainsi eu pour femme la Madianite Séphora, issue d’une tribu qui a recueilli le prophète alors qu’il était en fuite, mais aussi l’énigmatique « femme koushite » que certains exégètes assimilent à Séphora. L’abolitionniste et orateur afro-américain Henry Highland Garnet (1815-1882) rappelait également que Salomon avait pris pour femme la fille de Pharaon et qu’elle était son épouse préférée. Face à l’esclavage, au racisme, qui prenaient appui sur la Bible, la réponse a donc consisté à trouver dans les Ecritures un contrepoids.
Edith Bruder, historienne : « Juifs et Noirs ont en partage cette expérience de la stigmatisation » Par Marc-Olivier Bherer