Le processus national d’ « enrôlement » à l’état civil en Mauritanie, empêche certains enfants de s’inscrire à l’école publique et de passer des examens nationaux obligatoires, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Le gouvernement devrait modifier ses politiques pour veiller à ce qu’aucun enfant en âge d’être scolarisé ne soit privé du droit à l’éducation parce qu’il n’a pas les documents d’identité exigés
De nombreux Mauritaniens n’ont pas pu mener à bien la procédure d’enrôlement biométrique à l’état civil qui a débuté en 2011. Tout résident, de nationalité mauritanienne ou non, a l’obligation de fournir une série de papiers officiels – mais de nombreuses personnes n’ont pas les documents nécessaires et rencontrent beaucoup de difficultés pour mener à bien la procédure requise pour les remplacer. Des familles ont déclaré à Human Rights Watch que certains établissements scolaires avaient refusé des élèves non enrôlés, alors que la scolarisation est obligatoire de 6 à 14 ans. Quant à ceux qui ont trouvé une solution provisoire pour s’inscrire – souvent grâce à un directeur d’établissement qui a fermé les yeux –, ils ne peuvent pas passer les examens nationaux à la fin de l’école primaire, du collège et du lycée, nécessaires pour être admis au cycle suivant.
« Le gouvernement mauritanien devrait veiller à ce que le droit des enfants à l’éducation ne soit plus la victime collatérale de cette procédure d’enrôlement à l’état civil », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch.
Human Rights Watch s’est entretenue avec 15 familles de quartiers modestes du grand Nouakchott, la capitale de Mauritanie, dont les enfants soit n’avaient pas pu s’inscrire à l’école publique, soit avaient été bloqués au moment de passer des examens, faute d’avoir les documents d’état civil requis.
D’après le ministère de l’Éducation, 80,4 % des enfants en âge d’être à l’école primaire étaient inscrits dans une école publique ou privée pour l’année scolaire 2016-17, mais seuls 35 % des enfants ayant terminé leur dernière année d’école primaire sont passés au collège cette année-là.
Les Mauritaniens et les étrangers résidents qui ont terminé leur enrôlement selon la procédure ayant démarré en mai 2011 reçoivent un numéro national d’identification, qui est demandé pour la plupart des services sociaux et de santé.
Pour qu’un enfant soit enrôlé, ses représentants légaux doivent, au minimum, fournir son acte de naissance, une copie de la carte nationale d’identité des parents ou tuteurs, ou leur acte de décès, ainsi qu’une copie de l’acte de mariage des parents. Or, pour obtenir un acte de naissance, les nouveau-nés doivent être déclarés au centre d’enrôlement le plus proche dans un délai de deux mois. Après ce délai, ses parents doivent obtenir un jugement substitutif d’un tribunal pour remplacer l’acte de naissance.
En 2015, l’UNICEF a estimé qu’un tiers des enfants mauritaniens de moins de 5 ans n’étaient pas enrôlés ; et dans les foyers les plus modestes, seulement 40 % l’étaient, contre 85 % dans les foyers les plus aisés.
« La procédure d’enrôlement biométrique à l’état civil empêche clairement certains enfants d’aller à l’école », a conclu Sarah Leah Whitson. « Le gouvernement devrait veiller à ce que les établissements publics n’excluent pas d’enfants sur le fondement de leur état civil. »
Le processus d’enrôlement à l’état civil
La Mauritanie est partie à des traités internationaux sur les droits humains qui protègent le droit des enfants à l’éducation. D’après l’article 28 de la Convention des droits de l’enfant des Nations Unies (ratifiée en 1991) et l’article 11 de la Charte Africaine des droits et du bien-être de l’enfant (ratifiée en 2005), la Mauritanie reconnaît le droit de l’enfant à l’éducation ainsi que la nécessité de « prendre des mesures pour encourager la fréquentation régulière des établissements scolaires et réduire le taux d’abandons scolaires ».
En 2016, les ministères de l’Intérieur et de l’Éducation ont émis une note de service commune, adressée à tous les gouverneurs de région et disposant qu’« aucun élève ne pourra être inscrit dans un établissement d’enseignement, public ou privé, si sa procédure d’enrôlement n’est pas complète, selon les modalités stipulées par la loi ». La note dispose aussi que « personne ne pourra passer les examens ou tests nationaux à moins d’avoir effectué toutes les procédures d’enrôlement biométrique et de posséder une carte nationale d’identité ».
Les parents interrogés ont décrit le processus d’enrôlement à l’état civil comme une procédure « confuse » et qui « prend beaucoup de temps », critiquant ce qu’ils considèrent comme un manque d’accompagnement de la part de l’administration ainsi que les dépenses liées à l’obtention des nombreux documents demandés. Afin de protéger leur vie privée, les parents et les enfants ne sont pas identifiés par leurs noms complets.
Lorsque les adultes ne parviennent pas à être enrôlés, leurs enfants ne le peuvent pas non plus. Les adultes qui n’ont pas les papiers exigés doivent demander des documents de substitution, par exemple des actes de naissance et de mariage, au centre d’enrôlement le plus proche de leur lieu de naissance.
Mamadou Anne, directeur d’un centre d’enrôlement à l’état civil dans le quartier de Sebkha à Nouakchott, a expliqué à Human Rights Watch que si quelqu’un n’avait pas les documents demandés, un groupe de « notables » de son village d’origine pouvait certifier son identité ainsi que l’identité et la situation matrimoniale de ses parents. Cependant, pour les personnes nées dans des régions éloignées, se rendre à leur lieu de naissance peut être coûteux, pénible et demander beaucoup de temps.
Une anthropologue mauritanienne qui a étudié le processus d’enrôlement en 2016 a rapporté que les demandeurs rencontraient des difficultés à cause de la fermeture de plusieurs centres d’enrôlement à l’intérieur du pays, mais aussi à cause de « l’incompétence, l’absentéisme […], la formation déficiente et des attitudes à la limite du racisme » fréquemment rencontrés chez les fonctionnaires. Mamadou Anne, directeur du centre de Sebkha, a déclaré que les autorités n’avaient pas fermé les centres en question, mais qu’elles étaient en train de les rénover.
Le 19 octobre 2017, Human Rights Watch a abordé avec le ministre de l’Intérieur Ahmedou Ould Abdallah les difficultés rencontrées par les enfants non enrôlés pour accéder à l’éducation. Ould Abdallah a déclaré que l’administration offrait des solutions provisoires lorsque les familles ne pouvaient pas accomplir certaines formalités. Selon lui, « il n’existe pas d’étudiant qui ait été empêché de passer un examen en l’absence d’état civil. ».
Toutefois, les conclusions de Human Rights Watch contredisent cette affirmation. Même si certaines familles ont réussi à contourner provisoirement la difficulté, d’autres ont rapporté que leurs enfants avaient été soit refusés par les établissements, soit empêchés de passer des examens nationaux. Toutes les familles ont déclaré qu’elles avaient tenté de faire enrôler leurs enfants à plusieurs reprises.
Les enfants qui ne sont pas admis dans l’enseignement public finissent par être déscolarisés de fait, à moins qu’ils ne réussissent à intégrer un établissement privé. Cinq des enfants interrogés ont déclaré qu’ils avaient quitté l’enseignement public parce qu’ils n’étaient pas enrôlés.
En décembre, Human Rights Watch a transmis des questions fondées sur ses conclusions préliminaires aux ministères de l’Intérieur et de l’Éducation. Ces autorités n’ont pas répondu. Human Rights Watch a sollicité des rendez-vous avec ces ministres pour discuter de cette question lors d’un séjour de trois semaines en Mauritanie, en janvier-février 2018, mais cette requête n’a pas reçu de réponse non plus.
Pour pallier le manque de données sur le sujet, la Coalition des organisations mauritaniennes pour l’éducation, une association nationale, est en train de mener une étude quantitative pour évaluer le lien entre l’accès à l’éducation et l’enrôlement à l’état civil dans les régions du Trarza, Guidimaka et Hodh Ech Chargui.
Mariama, 47 ans, vit dans une cahute à Nouakchott avec ses dix enfants. Elle est originaire de la région du Gorgol dans le sud du pays. Arrivée à Nouakchott en 2016, elle est tombée dans une pauvreté encore plus grande lorsque le père de ses enfants est parti. Comme elle n’a pas d’acte de mariage, ses enfants sont considérés comme des « enfants naturels », nés hors mariage. Bien qu’elle soit elle-même enrôlée, et possède des documents nationaux d’identité valides, de même que le père des enfants, elle n’a pu faire enrôler ses enfants. Lorsqu’un couple se marie devant un officier d’état civil, il reçoit un acte de mariage comme preuve de son union civile. Mais il reste très courant que les gens ne fassent qu’un mariage religieux. Le couple peut par la suite demander un acte de mariage, qui sera valide pour les procédures administratives. « Lorsque nous habitions dans la région du Gorgol, j’ai essayé d’inscrire mes enfants à l’école publique, mais ça a été refusé car ils ne sont pas enrôlés », a déclaré Mariama. Human Rights Watch n’est pas en mesure de déterminer quelles démarches administratives elle a accomplies dans le Gorgol pour faire enrôler ses enfants. Lorsque la famille a déménagé à Nouakchott, l’Association des Femmes Chefs de Famille, le groupe non gouvernemental dirigé par Aminetou Ely, a aidé Mariama pour faire en sorte que certains de ses enfants soient inscrits dans une école primaire publique locale.
Human Rights Watch a rencontré Khaira et deux de ses enfants, Tourad (7 ans) et Fatimata (10 ans), dans un centre d’aide à Nouakchott. Khaira a trois enfants âgés de 7 à 18 ans. Son mari a quitté le foyer et Khaira n’a plus leur acte de mariage. Actuellement sans aucune nouvelle de son mari, Khaira ne peut pas faire enrôler ses enfants à l’état civil. Afin de remplacer son acte de mariage, elle doit demander un jugement du tribunal et trouver deux témoins prêts à attester qu’elle avait bien épousé le père de ses enfants. « J’ai essayé plusieurs fois d’inscrire mes enfants à l’école du quartier », a-t-elle déclaré. « Le directeur m’a expliqué qu’il y a des consignes [à suivre]: les enfants qui n’ont pas de papiers n’ont pas le droit de s’inscrire à l’école. Il m’a demandé de faire établir leur état civil et après ça, les enfants pourraient être admis à l’école. »
Mamadou Ahmed Sokho, un père de 38 ans vivant dans la banlieue de Nouakchott, a déclaré : « Aucun de mes enfants [dont trois sont en âge d’être scolarisés] ne va à l’école. Chaque année, j’essaie de les inscrire à l’école publique, mais on me demande leurs papiers. À la place, je les ai inscrits dans des écoles coraniques privées. » Sokho avait participé au recensement national de 1998 via la représentation diplomatique mauritanienne en Côte d’Ivoire, où il vivait à l’époque. En 2011, il a souhaité se faire enrôler et faire enrôler ses enfants, mais le centre d’enrôlement où il a fait la demande a déclaré que le numéro national d’identification imprimé sur sa carte d’identité ne permettait pas de récupérer les données du recensement de 1998 – une situation très courante, comme l’ont expliqué des activistes à Human Rights Watch. Depuis, les autorités lui ont demandé de fournir son « numéro de recensement » de 1998, qu’il n’a pas réussi à trouver. De ce fait, Sokho ne peut pas se faire enrôler, ni faire enrôler ses enfants, et ils restent exclus de l’enseignement public, a-t-il déclaré.
Un petit nombre de parents interrogés a pu trouver un arrangement officieux avec un enseignant ou un directeur d’établissement pour que certains de leurs enfants puissent étudier dans l’enseignement public. Néanmoins, seuls deux d’entre eux se sont débrouillés pour que leurs enfants puissent passer l’examen national de fin de primaire (le concours). Aucun de ceux qui avaient l’âge de passer les examens nationaux à la fin du collège (le brevet) ou du lycée (le baccalauréat, nécessaire pour être admis dans le supérieur) n’ont pu le faire.
Babacar, 18 ans, a rapporté qu’il avait perdu ses documents d’identité et qu’il n’avait pas pu terminer la procédure d’enrôlement. Babacar avait réussi à s’inscrire à l’école primaire, et avait même refait sa dernière année dans une école privée qui s’était arrangée pour lui faire passer le concours – indispensable pour entrer au collège. Malgré cela, quatre ans plus tard, il est tombé dans l’impasse, car sans papiers, il ne pouvait pas passer le brevet – exigé pour entrer au lycée. « Pas de papiers, pas de brevet, ils m’ont dit – alors j’ai quitté le collège et j’ai essayé de trouver une solution », a déclaré Babacar. Babacar s’est rendu dans un centre d’enrôlement avec les documents d’identité de sa mère, l’acte de décès de son père et une photocopie de son acte de naissance. Le bureau a refusé sa demande parce qu’il n’avait pas de copie officielle de son acte de naissance. Pour obtenir un nouvel acte de naissance, Babacar devrait introduire une demande administrative, faire une déclaration de perte auprès du poste de police le plus proche de son lieu de résidence et régler des frais administratifs. Babacar ne semblait pas être au courant de ces démarches. Il a expliqué que les fonctionnaires municipaux avaient simplement rejeté sa demande en l’état et qu’il ne pouvait pas terminer son enrôlement. « Depuis, je travaille à la pêche », a-t-il déclaré. « Ça ne rapporte pas beaucoup d’argent, mais on se débrouille. J’aimerais trop, trop retourner à l’école ! »
Le 29 mars 2018
Source : Human Rights Watch