Le prix Éthiophile, qui couronne des œuvres littéraires francophones d’Afrique, de la Caraïbe et de l’océan Indien dans un genre différent chaque année, vient de distinguer le roman de la Franco-Libanaise née en Côte d’Ivoire Salma Kojok.
« Noir Liban, c’est la rencontre, dès les premières pages, d’une géographie emmêlée, c’est l’histoire d’une destinée singulière qui est aussi celle d’une collectivité, d’un peuple, une histoire du monde », applaudit Pierre Brunel, de l’Académie des sciences morales et politiques, en remettant à la Franco-Libanaise Salma Kojok, dans un salon de l’Institut de France, le 27 septembre, le trophée du prix littéraire Éthiophile qu’il préside. Pour cette distinction dotée de 1 000 euros et préservée, par sa modestie, des influences qui pèsent sur l’attribution des prix vedettes de la rentrée littéraires, l’auteure récompensée rivalisait avec les signatures mieux connues d’Alain Mabanckou, Felwine Sarr, Fatma Bouvet de la Maisonneuve et Mbarek Ould Beyrouk, mais « son texte s’est nettement distingué », confie Pierre Brunel en accueillant l’auteure quai de Conti.
« Un récit qui commence en noir et blanc, au bord du golfe de Guinée, dans la rencontre imprévue d’un commerçant libanais et d’une fille de pêcheurs de la côte ivoirienne », annonce le roman de Salma Kojok qui, comme son héroïne Maïmouna, est née en Côte d’Ivoire dans une famille libanaise. Mais Maïmouna, elle, est métis, fruit involontaire des amours d’un expatrié libanais de la guerre civile et d’une jeune Ivoirienne des faubourgs rêvant à une union fortunée. Son père rejette la mère mais élève l’enfant, objet des bons soins de Fatou la gouvernante, dans sa demeure du quartier libanais de Treichville à Abidjan, avant que d’autres projets familiaux ne le motivent à emmener la fillette à Beyrouth pour la confier à la garde de sa grand-mère.
La « abdé », mot terrible
« Là-bas [en Côte d’Ivoire], dans l’enfance, il y avait le mot “métis” pour me désigner. Quand Fatou l’employait, c’était un mot tendre, appétissant, une galette chaude. “Tu as de la chance”, susurrait Fatou en me badigeonnant de beurre de karité après le bain, “ta peau est si claire”. Ici, au Liban, on m’a donné un autre nom, on m’appelait la noire, la “abdé” ». « L’esclave » en arabe, mot terrible encore trop fréquemment employé du Machrek au Maghreb pour désigner le Noir, expression héritée d’une longue histoire de l’esclavage en terre d’islam et entretenue par l’idée répandue que le racisme ne peut être qu’occidental.
Bâtarde, noire, femme… Écrasée sous ce triple carcan, Maïmouna tente de se frayer une existence dans un Liban lui-même brisé par quinze ans de guerre civile, gangréné par le poison communautaire. En elle, le sang africain infusé de siècles de violences esclavagistes et coloniales se mêle en flots contradictoires avec l’héritage des atavismes patriarcaux, sectaires et claniques libanais. Distinguée pour sa clarté en Afrique, habitant parmi les Blancs jusqu’à finir par ressentir de la gêne les rares fois où sa mère ivoirienne vient la voir, elle est noire aux yeux de ses compatriotes libanais, de la couleur de ces si nombreux domestiques qui, sous les cèdres, triment sans relâche pour une poignée de dollars et un logement misérable.
Injustices intériorisées
En s’agrégeant autour de Maïmouna, les préjugés antithétiques, spécifiques à chaque rive, à chaque caste, se heurtent les uns aux autres, trahissant l’infini de leur absurdité et de la bêtise des hommes qui en jouent comme ils en sont les jouets. Comment trouver la trame d’une identité dans ce flot d’injonctions contradictoires et d’injustices intériorisées, dans cette géographie emmêlée ? Court et intense, le récit de 124 pages, qui débute dans le brouillard des souvenirs d’enfance, prend de l’épaisseur au fil des pages et se clarifie jusqu’au dénouement, dramatique. Il donne une idée vertigineuse de la complexité d’exister pour ceux qui, comme Maïmouna, se trouvent « dans cette frontière indécise entre un ancien monde que l’on quitte et la nouvelle rive qui n’est pas atteinte ».
Noir Liban de Salma Kojok, Éditions Erick Bonnier
Le 29 octobre 2023
Laurent de Saint Perier
Source : Jeune Afrique