La rencontre est inédite entre ces deux figures de la gauche appartenant à des camps que l’on dit incapables de se parler. Ils ont accepté, pour Politis, de se rencontrer et d’échanger franchement sur le quinquennat d’Emmanuel Macron, la crise sociale et démocratique, la République, les violences policières, l’état de la gauche et la conquête du pouvoir.
1) Nous vivons une crise sans précédent. Comment en sort-on ?
Bernard Cazeneuve : Cette crise aurait pu être évitée. La loi qui s’en trouve à l’origine est en effet le fruit d’une succession d’erreurs. Elle est par ailleurs fondamentalement injuste. À aucun moment le gouvernement n’a souhaité engager le dialogue avec les syndicats, alors même que leur comportement unitaire a toujours été responsable. Il a en revanche recherché obstinément un accord avec la droite parlementaire la plus conservatrice, sans doute dans l’espoir d’élargir sa majorité. Dès lors, la démocratie sociale ne pouvait pas fonctionner.
Quant à la démocratie politique, elle a été volontairement empêchée. L’utilisation simultanée des articles 47.1, 44.2 et 49.3 de la Constitution a cadenassé le débat et créé un climat d’extrême tension. Tout a donc été fait pour favoriser la stratégie de la confrontation. Nous sommes par ailleurs face à un processus préoccupant d’affaissement des partis politiques et de disparition orchestrée des corps intermédiaires.
Le sentiment des inégalités qui se creusent et des injustices qui s’accroissent a contribué à ruiner peu à peu la confiance et ouvert une crise politique d’autant plus grave que les choix politiques gouvernementaux ont été assumés avec cynisme et brutalité. Comment, dès lors, sortir de cette situation ? En renouant les fils du dialogue et en essayant de substituer la sagesse à la provocation.
Clémentine Autain : Je suis évidemment d’accord sur le manque de dialogue et la brutalité du pouvoir, mais je pense que la profondeur de la crise est plus abyssale que la façon dont vous la décrivez. De la contestation d’un projet injuste et injustifié sur les retraites, nous sommes passés à une critique acerbe de la monarchie présidentielle, de notre fonctionnement institutionnel.
Nous avons basculé dans une crise de régime.
Nous avons basculé dans une crise de régime. En effet, le président et le gouvernement ont méprisé les syndicats. Ils se sont assis sur le point de vue des millions de Français qui ne veulent pas travailler deux ans de plus, soit 7 Français sur 10 et 9 actifs sur 10. Ils ont maltraité les manifestants, nié leur colère. Et, en s’appuyant sur des articles de la Constitution, ils ont empêché le vote de l’Assemblée nationale !
Résultat : le président de la République a promulgué une loi dont les Français ne veulent pas. Il y a donc un problème constitutionnel avec la validation, le 14 avril, par les prétendus « sages », du véhicule législatif utilisé par le gouvernement : un homem seul peut imposer sa loi contre la majorité du pays.
Ce n’est pas seulement la folie d’un Président arrogant et hors sol, la déconnexion et la violence des gouvernants actuels. La Ve République ne nous protège pas contre un tel coup de force. Ça fait longtemps que nous défendons une 6e République et je pense que l’on arrive à un moment où cette proposition prend tout son sens.
La 6e République prend désormais tout son sens.
N’oublions pas que la Ve République a été construite par et pour un général, en temps de guerre, celle d’Algérie. Elle est totalement inadaptée, elle sacre l’hyperprésidentialisme, elle permet à Emmanuel Macron de s’appuyer sur la légalité pour mieux piétiner la démocratie. La crise de régime actuelle dit le niveau des solutions à apporter qui ne peuvent pas être seulement de renouer le dialogue.
2) Vous partagez, Bernard Cazeneuve, cette nécessité de repenser nos institutions ?
Bernard Cazeneuve : J’ai des points de convergence avec Clémentine Autain, mais aussi des points sérieux de divergence. Il faut nous replacer dans le temps long de notre histoire. Depuis la Révolution française, notre pays a vécu dans une instabilité constitutionnelle chronique qui a affaibli les institutions dans leur ensemble, mais aussi l’État.
La Ve République a mis fin à cela et a permis à des gouvernements différents d’agir efficacement. La pratique des institutions par ceux qui en ont hérité a contribué à en dénaturer l’esprit. Je suis donc pour ma part favorable à ce que l’on revienne au septennat et que l’on redonne au président de la République le pouvoir arbitral qui lui permettrait de se replacer en surplomb, en incarnant l’unité et l’indivisibilité de la République.
« Il faut renforcer la possibilité de consulter le peuple. »
Le Premier ministre doit conduire pour sa part la politique de la nation, mais aussi la majorité, en assumant sa responsabilité politique devant le Parlement, dont les pouvoirs de contrôle de l’action du gouvernement doivent être rehaussés. Je pense qu’il faut faire évoluer la Ve République et notamment renforcer la possibilité de consulter le peuple par le référendum, qui doit redevenir un instrument de respiration démocratique. Mais il ne faut pas revenir aux combinaisons et aux tambouilles d’antan, sans quoi la 6e République sera la IVe sans les talents.
3) Après un premier et un début de second quinquennat, comment définiriez-vous le macronisme ?
Clémentine Autain : Le macronisme, c’est d’abord une accélération, une radicalisation des politiques néolibérales qui ont toujours eu pour corollaire un contrôle social accru. En fait, la pente autoritaire découle du choix de la concurrence, de la compétitivité, de la réduction de la dépense publique. Dès lors que vous menez des politiques qui creusent les inégalités, qui créent de la mal-vie, qui détériorent les conditions de vie de la majorité de la population, forcément, à un moment donné, il faut de la coercition.
Il y a un continuum entre les années Sarkozy, Hollande et Macron.
Partout, depuis Thatcher et Reagan, ces gouvernements accompagnent la destruction des services publics, des droits et des protections par un haut niveau de surveillance et une mise à mal de la démocratie. Et pour moi, le macronisme, c’est vraiment la quintessence de ce système à bout de souffle. D’ailleurs, l’une des raisons de la contestation impressionnante d’aujourd’hui, c’est que, contrairement à avant, beaucoup pensent désormais que les mesures imposées ne sont pas inéluctables.
Emmanuel Macron a eu beau répéter en boucle qu’il n’y a pas d’autre solution que de travailler plus longtemps, les Français n’ont pas été d’accord, comme si le temps du « There is no alternative » était révolu. La logique générale des gouvernements qui se suivent et se ressemblent, c’est qu’elle épuise tout. Elle épuise la planète parce que c’est le règne du productivisme et du consumérisme. Elle épuise le travail, puisque le capital est toujours mieux rémunéré que celles et ceux qui produisent les richesses. Elle épuise nos désirs puisque le sens de la société, son moteur, c’est la possession et non le partage, le chacun pour soi davantage que la mise en commun.
La Macronie condense et pousse à son paroxysme ce que l’on a connu depuis les années 1980. Il y a un continuum entre les années Sarkozy, Hollande et Macron, et il se trouve dans ces normes néolibérales épousées avec plus ou moins de vigueur. Emmanuel Macron n’est pas né de la cuisse de Jupiter mais du tibia de François Hollande.
Bernard Cazeneuve : Si je devais qualifier le macronisme, je dirais qu’il est un situationnisme de droite. Je veux dire par là que le tâtonnement est sa modalité et que l’orléanisme classique est sa pente : c’est le cas lorsque la politique fiscale vise à favoriser les plus riches, au détriment de ceux qui travaillent ; c’est aussi le cas lorsque la réforme des retraites fait des salariés qui ont commencé à travailler tôt, dans les métiers les plus pénibles, les principaux contributeurs de l’effort de redressement des comptes de l’assurance-vieillesse.
Cette politique est de droite lorsqu’elle affaiblit continûment l’État et les grands services publics, en compromettant la possibilité pour les citoyens d’y avoir partout accès et par conséquent l’égalité réelle. La pente générale du macronisme est bien la droite dans sa version la plus classique – et finalement assez peu moderne –, mais comme le discours est brouillon et change en fonction des circonstances, à la droite s’ajoute la confusion.
En revanche, je ne suis pas d’accord lorsque vous parlez de continuum. Parlons par exemple des questions de sécurité. Lorsque j’étais ministre de l’Intérieur, nous avons dû affronter une crise terroriste qui a menacé l’unité de la nation. Nous nous sommes battus pour qu’un certain nombre de principes et de libertés fondamentales soient préservés face au totalitarisme islamiste qui voulait les remettre tous en cause.
On doit accepter la contestation si l’on gouverne.
J’ai procédé à la fermeture de lieux de culte, expulsé des imams qui provoquaient et appelaient au terrorisme, bloqué des sites de propagande antisémite. La Ligue des droits de l’Homme et d’autres ONG se sont opposées aux mesures de police administrative que j’ai pu prendre. J’étais en désaccord avec elles, mais jamais je n’ai suggéré qu’on les prive de leur financement. On doit accepter la contestation si l’on gouverne et si l’on souhaite que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir.
Clémentine Autain : Au nom de la lutte contre Daech, on a contribué à laminer un certain nombre de libertés publiques. Dans les fichiers S, on trouve des gens qui n’ont strictement rien à voir avec le terrorisme islamiste, et notamment de nombreux militants écologistes. Notre pays se laisse glisser sur une pente liberticide et antirépublicaine. Plus généralement, les acteurs des mouvements sociaux subissent une pénalisation croissante. Et cela va de pair avec une doctrine du maintien de l’ordre qui s’éloigne de nos principes démocratiques fondateurs. On peut prendre l’exemple de Rémi Fraisse…
Bernard Cazeneuve : Pardonnez-moi, mais cela fait maintenant beaucoup d’années que j’affronte ces contrevérités et je trouve cela abject. Dans les semaines qui ont précédé la disparition de Rémi Fraisse, j’ai eu à donner des instructions écrites d’apaisement. Pendant toute la nuit de sa mort tragique, j’étais directement en contact avec le directeur général de la gendarmerie nationale, précisément parce que je redoutais qu’un drame survienne.
Il y a eu par la suite une commission d’enquête parlementaire. J’ai répondu à toutes ses sollicitations et j’ai demandé que tous les ordres d’opération que j’avais signés lui soient transmis. Vous êtes parlementaire, vous pouvez avoir accès à ces éléments. Donc, moi, je sais parfaitement les instructions que j’ai données, je sais quelle fut mon action et je mesure par conséquent la part de cynisme qui s’attache au comportement de chacun…
Clémentine Autain : Vous êtes ministre de l’Intérieur, il y a un mort, vous avez la responsabilité de la doctrine du maintien de l’ordre. Votre silence à ce moment-là, au moment de la mort de Rémi Fraisse, est terrible.
Votre silence au moment de la mort de Rémi Fraisse est terrible.
Bernard Cazeneuve : Il n’y a eu aucun silence. Je me suis rendu devant le Parlement à maintes reprises pour rendre compte de mon action et vous pouvez le vérifier. J’ai, au terme d’une enquête de l’IGGN, interdit l’utilisation des grenades offensives, précisément parce qu’il n’était pas concevable pour moi qu’une telle stratégie puisse se reproduire.
Clémentine Autain : Permettez-moi quand même de rappeler que, le lendemain de la mort de Rémi Fraisse, votre communiqué faisait la part belle à la dénonciation des violences, non pas des forces de l’ordre, mais des manifestants ! Il aura fallu attendre 48 heures avant que vous n’exprimiez une pensée pour la famille de Rémi Fraisse. Et vous avez réfuté le terme de « bavure ».
J’ai écrit aux parents de Rémi Fraisse une lettre que je n’ai pas rendue publique.
Bernard Cazeneuve : J’ai écrit aux parents de Rémi Fraisse une lettre dont je n’ai jamais parlé, et que je n’ai pas rendue publique. J’ai fait comme je le sentais, sans bruit et sans communication. Cela peut vous sembler étrange, je le conçois. Depuis, la justice s’est prononcée à plusieurs reprises sur ce drame, comme vous le savez. Si vous étiez accusée injustement de fautes que vous n’avez pas commises, je prendrais votre défense, car pour moi la politique n’autorise pas tout. Visiblement nous ne partageons pas cette conception de la chose publique…
Clémentine Autain : Pour moi, lutter contre le terrorisme et en particulier le terrorisme islamiste, ça commence par mettre sérieusement les moyens dans le renseignement, ça suppose davantage de professionnels pour filer au plus près la toute petite minorité agissante et non pas traquer l’ensemble du pays. Pendant qu’on communique sur la lutte contre le terrorisme islamiste en donnant des leçons de républicanisme, même sous le quinquennat Hollande on prend le thé, on fait preuve de complaisance avec des dignitaires saoudiens, et on vend des armes à des pays complices de Daesh.
Et au même moment, des familles en proie à de l’embrigadement sont laissées à l’abandon, sans moyens humains pour pouvoir être accompagnées. Il faut être extrêmement ferme sur notre capacité, en tant que démocratie, à affronter ces combats avec les outils de la démocratie, et de la République. C’est à la fois une question de principes et d’efficacité.
Bernard Cazeneuve : Avec des approximations de la sorte, on peut facilement faire oublier que Jean-Luc Mélenchon soutenait à l’époque Poutine, aux côtés de Bachar al-Assad, en croyant qu’il parviendrait à nous libérer de Daesh, alors qu’il aidait simplement un dictateur sanguinaire, à massacrer son propre peuple, en épargnant les terroristes.
Je suis sincèrement désolé d’avoir à vous rappeler cela, mais Nicolas Sarkozy a supprimé 13 000 emplois dans la police, la gendarmerie, le renseignement. Il a supprimé le service du renseignement territorial puisque celui-ci a disparu après la fusion de la DST avec les Renseignements généraux. Il n’y avait donc plus de renseignement territorial en 2012. Et nous avions par ailleurs une loi sur le renseignement qui datait de 1991, c’est à dire d’une époque où il n’y avait ni Internet ni téléphones portables, alors même que nous étions confrontés à des terroristes qui communiquaient entre eux par des moyens cryptés.
Nous avons créé 9 000 postes dans la police, dans la gendarmerie, dont une grande partie dans les services de renseignement. Nous avons créé un Service central du renseignement territorial. En outre, tout ce que nous avons fait, au cours du quinquennat de François Hollande, nous l’avons fait précisément pour protéger les musulmans de France d’une pression qui s’exerçait sur eux de la part de groupes radicalisés. Lorsque vous protégez la majorité, pour ne pas dire la totalité des musulmans de France, du comportement d’une toute petite minorité qui a une conception totalitaire et intégriste de sa religion, c’est la liberté que vous protégez. Votre continuum relève donc de la propagande de tribune…
Clémentine Autain Je ne suis pas la porte-parole de Jean-Luc Mélenchon mais je pense que la politique internationale mérite en effet mieux que des caricatures. La meilleure défense n’est pas toujours l’attaque. Vous étiez au pouvoir et les faits sont là.
4) Il y a un autre sujet qui vous oppose. C’est celui des violences policières…
Clémentine Autain : Quand il y a les violences policières que nous connaissons au quotidien depuis trois mois avec le mouvement des retraites et que le pouvoir ne les condamne pas, qu’il réfute le terme et enchaîne les félicitations aux forces de l’ordre, j’estime qu’il encourage les policiers à reproduire ces actes de violence.
Or je n’ai pas entendu votre voix pour dénoncer cette impunité, pour vous alarmer des gardes à vue abusives, des coups de matraque injustifiés, de l’usage de matériels de guerre pour faire face à des manifestants. Et le responsable de ce corps d’État qu’est le ministre de l’Intérieur a la responsabilité de le dire, de changer cette situation. L’impunité encourage le fait que ça se réplique. C’est quand même un problème que la Macronie récuse le terme de « violences policières », comme s’il était impropre.
À aucun moment il ne remet en cause les mauvaises pratiques policières, même quand il y a des vidéos qui circulent partout. Quand vous avez à Nantes des femmes qui sont palpées dans leur culotte par des policiers et que le ministre de l’Intérieur n’a strictement rien à répondre, à part « bravo aux forces de l’ordre », il y a quand même un problème ! Quand vous êtes parent comme moi, et que vous vous demandez si votre enfant va revenir entier s’il va manifester, vous vous demandez si vous vivez vraiment en République…
Bernard Cazeneuve : Si l’on veut progresser sur ce sujet et créer les conditions de l’apaisement, il faut que plusieurs conditions soient réunies. La première, c’est que l’on comprenne, notamment quand on est à gauche, que les policiers sont des fonctionnaires qui relèvent d’un service public à part entière, et non entièrement à part, et que ce service public a une singularité, c’est qu’il expose à la mort ceux qui l’exercent. Peut-être est-ce la raison pour laquelle nous avons une différence d’approche.
J’ai vu des policiers mourir pour protéger les Français.
J’ai été en responsabilité et j’ai vu, pour ma part, beaucoup de policiers mourir pour assurer la protection des Français. Parfois, il y avait parmi eux des pères et des mères de famille, victimes de la violence ordinaire. Il faut donc condamner la violence d’où qu’elle vienne, si l’on veut mettre fin à cette spirale funeste.
Clémentine Autain : Tout le monde n’a pas le même rôle, vous ne pouvez pas comparer la violence des policiers avec celle de citoyens.
Bernard Cazeneuve : Vous avez parfaitement raison. La police a le monopole de la violence physique légitime et, par conséquent, j’estime qu’elle a un devoir particulier, déontologique et de retenue.
Clémentine Autain : Vous trouvez normale la présence de 3 000 gendarmes à Sainte-Soline, c’est-à-dire que soient envoyées plus de forces de l’ordre que le nombre de manifestants présents selon l’estimation des autorités ? Une grenade de désencerclement toutes les deux secondes, vous trouvez ça normal ? Est-ce que vous trouvez que c’est proportionné et pas de nature à créer une situation de tension extrême ? Doit-on sérieusement continuer à utiliser des armes de guerre pour encadrer des manifestations ?
Une grenade toutes les deux secondes, vous trouvez ça normal ?
En réalité, notre stratégie de maintien de l’ordre devrait viser la désescalade, et non l’engrenage de violences. Les policiers et les gendarmes y ont eux-mêmes intérêt parce que, au fond, ils subissent les effets de cette stratégie de la tension et des expressions de colère nourries par l’impunité. Ce n’est pas à eux de régler des problèmes politiques.
Bernard Cazeneuve : Je ne peux pas vous répondre parce que je ne sais pas quelles sont les informations dont disposait l’État, au moment où les opérations ont été conduites. J’ai vu des images d’une extrême violence, qui ont choqué les Français. À chaque fois qu’un drame se passe, qu’un jeune meurt, ou est blessé, dans une opération de maintien de l’ordre, c’est un échec pour le ministère de l’Intérieur. Qui pourrait raisonner autrement qui a au cœur la passion de la République ?
À chaque fois qu’un drame se passe, c’est un échec pour le ministère de l’Intérieur.
Je renouvelle donc une proposition très concrète. Il faudrait que le Parlement, dont vous souhaitez à juste titre le rehaussement du rôle, instaure au sein des commissions des lois de l’Assemblée nationale et du Sénat une commission d’enquête permanente sur le maintien de l’ordre. Ainsi, pour chaque mise en cause, le Parlement pourrait examiner l’ensemble des ordres d’opération donnés par les ministres, les préfets, mais aussi tous les comptes rendus d’opération.
Il pourrait aussi auditionner l’ensemble de ceux qui ont eu à intervenir de manière à comprendre ce qui s’est passé. Les parlementaires seraient aussi en droit d’émettre des recommandations, dont il leur appartiendrait d’apprécier ce qu’en fait l’exécutif, par la suite. Le débat serait ainsi plus apaisé.
5) Pourquoi la gauche semble ne pas vraiment profiter du mouvement social et comment expliquez-vous la progression de l’extrême droite ?
Clémentine Autain : Il est difficile de savoir à qui va profiter la séquence que nous traversons et si, en fin de compte, ce sera bien l’extrême droite qui en tirera les bénéfices. Dans l’histoire, à chaque fois qu’il y a eu des grands mouvements sociaux de ce type, les effets se sont mesurés sur le temps long. Mai 68, on en voit le résultat en 1981. Les grèves de 1995, en 1997, deux ans après.
Je pense que les coordonnées politiques du mouvement sur les retraites, le partage des richesses, le partage du temps de travail, l’exigence démocratique résonnent avec notre projet politique. Il faut voir comment va germer tout ce qui est en train de s’exprimer et de s’inventer dans la mobilisation. Donc je ne suis pas d’accord pour acter aujourd’hui le fait que c’est l’extrême droite qui en tire le plus grand bénéfice.
Je ne suis pas aveugle, je sais que le RN prospère sur le ressentiment et je vois bien comme vous les enquêtes d’opinion, qui me préoccupent. Elles disent surtout l’urgence à affirmer, à dégager plus franchement une solution politique de notre côté. C’est l’union de la gauche et des écologistes qui peut ouvrir l’espoir dans le cadre de la tripolarisation politique.
La course contre la montre est lancée avec le RN mais nous pouvons la gagner.
Notre responsabilité, c’est de renforcer la Nupes, de l’ancrer et de la faire grandir. Il faut que nous apparaissions comme l’issue crédible, à portée de main. Ne validons pas une sorte de prophétie autoréalisatrice contribuant à installer l’irrésistible ascension de Marine Le Pen. La course contre la montre est lancée avec le RN mais nous devons et nous pouvons la gagner.
Bernard Cazeneuve : S’il apparaît de plus en plus probable que Marine Le Pen peut gagner, chacun qui peut contribuer à l’éviter doit agir à tout prix. Il faut qu’il y ait à gauche une alternative crédible, solide, responsable, qui garantisse à la fois la justice et le fonctionnement régulier des institutions, mais aussi le respect de chacun dans le débat public.
C’est ce qui a singulièrement manqué au Parlement, pendant le débat sur la réforme des retraites. Sans le retour d’une exigence éthique dans le débat public, l’extrême droite bénéficiera, par contraste, des apparences de la respectabilité, alors que sa nature profonde, nous le savons vous et moi, n’a pas changé.
6) Pour vous, le RN n’est fort que parce que la gauche a été irresponsable, au Parlement notamment ? D’ailleurs, vous avez écrit : « LFI est une impasse, elle fabrique du vote RN »…
Bernard Cazeneuve : Je le pense, en effet. Les outrances de certains lui donnent à bon compte l’opportunité de se dissimuler. Et donc, s’il n’y a pas à un moment donné, y compris par des dialogues aussi vifs que celui qui nous oppose aujourd’hui, la possibilité de trouver des points de convergence pour essayer de créer les conditions d’une crédibilité, d’une responsabilité, d’une force centrale à gauche, alors nous condamnerons le pays à l’extrême droite, et de cela nous ne devons vouloir à aucun prix.
Clémentine Autain : Pour moi, c’est le bilan du quinquennat Hollande qui a cotisé de façon magistrale au ressentiment, et donc a ouvert plus encore le boulevard à l’extrême droite. N’oublions pas que l’échec fut tel que François Hollande n’a même pas pu se représenter. Le mot « gauche » a été démonétisé, il a perdu sa signification, on ne pouvait même plus l’utiliser sous peine d’incompréhension. Et c’est dans les classes populaires que le désastre a été le plus cinglant.
C’est le bilan du quinquennat Hollande qui a cotisé de façon magistrale au ressentiment.
Quand on fait la loi travail ou qu’on propose la déchéance de nationalité, les repères sont évidemment brouillés, explosés. En brisant l’espoir à gauche, en cassant le code du travail, en étant incapable d’enclencher la transition écologique, en assumant la sacro-sainte réduction de la dépense publique et la politique de l’offre, en reprenant des idées au camp réactionnaire comme la déchéance de nationalité, le quinquennat Hollande a failli et a contribué à alimenter le terreau favorable à l’extrême droite.
Cette responsabilité est sans comparaison avec l’effet qu’on pourrait prêter à quelques phrases, tweets ou pancartes plus ou moins discutables de tel ou tel insoumis. Vous le savez, j’appelle à plus de solennité du côté de La France insoumise, mais le procès que vous lui faites me paraît surtout masquer une cécité sur le bilan du quinquennat Hollande.
7) N’y a-t-il pas une nostalgie de votre côté d’avoir perdu le leadership à gauche ?
Bernard Cazeneuve : Il n’y a aucune nostalgie. La seule chose qui me préoccupe, c’est que la gauche puisse de nouveau gagner. Et comme je ne pense pas que l’on puisse gagner si on positionne intellectuellement la gauche à ses marges, j’essaie de dégager un espace plus central de crédibilité et de rassemblement.
J’essaie de dégager un espace plus central de crédibilité et de rassemblement.
Je pense que le procès qui est fait au quinquennat de François Hollande est injuste, même si on doit reconnaître les erreurs qui ont été commises, à commencer par la déchéance de nationalité. Clémentine Autain parle souvent de radicalité comme d’un élément de rupture nécessaire dans les comportements, qui contribuerait à rendre la gauche audible. Mais la gauche radicale, ce n’est pas une nouveauté…
Clémentine Autain : La nouveauté, c’est qu’on est en tête à gauche.
Bernard Cazeneuve : Oui, comme ce fut le cas parfois par le passé. François Mitterrand a eu, à un moment, la juste conviction que cela condamnait la gauche à ne jamais gouverner et à laisser le pays à la droite à perpétuité. Il a donc mis les socialistes en position non pas centriste, mais centrale, pour créer les conditions du nécessaire rassemblement. Nous sommes aujourd’hui dans un contexte différent, car le pays est fracturé et l’extrême droite menace. Ce ne sont donc pas les appareils qu’il faut rassembler, mais les Français autour des valeurs de la gauche de gouvernement. C’est là la seule stratégie possible, me semble-t-il…
8) Vous considérez qu’il n’y a pas de gauche irréconciliable à partir du moment où la gauche radicale est derrière ce que vous appelez la gauche responsable ?
Bernard Cazeneuve : Je pense qu’il n’y a aucune possibilité pour la gauche de gagner les élections si elle se reconstruit à ses marges intellectuelles et historiques.
Clémentine Autain : Si vous regardez le résultat de l’élection présidentielle, la marge, c’est Anne Hidalgo, et c’est une toute petite marge à 1,7 %.
Bernard Cazeneuve : J’évoque ici la stratégie qui consiste à tourner le dos, en l’assumant, à l’histoire de la gauche quand elle gagne. Pour que la gauche gouverne, il faut qu’elle soit crédible.
Clémentine Autain : Mais pour qu’elle soit crédible, il faut qu’il y ait le nombre. Or, aujourd’hui, le nombre, il est de notre côté. Regardez les congés payés, c’était une idée qui semblait irréaliste, et qui n’était d’ailleurs pas dans les programmes politiques : c’est parce que des millions de manifestants les ont exigés en 1936 que cette idée non crédible est devenue réalité avec le Front populaire.
François Mitterrand a gagné sur un programme d’une grande radicalité.
Par ailleurs, ce n’est pas parce que quelque chose n’est jamais arrivé que cela n’arrivera jamais. Je rappelle toutefois que François Mitterrand a gagné sur un programme d’une grande radicalité. Mais, bien sûr, il faut évidemment encore évoluer, ajuster notre profil et notre programme, pour passer de 22 % à la victoire pour gouverner.
9) Est-ce que la Nupes reste un cadre pertinent pour amener la gauche vers le pouvoir ?
Clémentine Autain : La Nupes est la forme du rassemblement de la gauche et des écologistes d’aujourd’hui. Sa spécificité, c’est que le curseur de l’union est du côté de la critique du néolibéralisme. Je comprends que certains contestent ce changement de curseur et rêvent de revenir aux équilibres anciens. La Nupes incarne un changement qui prend les problèmes à la racine, qui allie le social et l’écologie. La Nupes doit maintenant passer de l’accord électoral à une force politique plus cohérente, qui sache faire vivre le pluralisme et s’organiser en haut comme en bas.
La Nupes incarne un changement qui prend les problèmes à la racine.
Bernard Cazeneuve : Pour moi, ce débat est dépassé. Tout le monde comprend peu à peu que la Nupes ne dépassera pas, telle qu’elle est configurée, l’étiage actuel. Et je ne suis pas le seul à le penser. Lorsque Fabien Roussel s’exprime comme il le fait, lorsque parfois, vous-même, vous dites votre différence, vous envoyez le signal que vous avez identifié le risque de l’impasse.
10) Vous dites que le spectre de votre rassemblement est composé de socialistes, communistes, radicaux, écologistes et républicains de gauche. Cela veut dire que vous excluez les insoumis ?
Bernard Cazeneuve : Je n’excommunie personne. Je dis simplement qu’il y a une gauche fracturée à convaincre. J’essaie de le faire sincèrement en ne dissimulant rien des désaccords qui demeurent. J’espère que, par le dialogue, se dégageront des compromis raisonnables. Mais il y a des sujets qui pour moi ne sont pas négociables. Sur la République, vous l’avez bien compris, l’ambiguïté n’est pas de mise.
En Europe, on ne construira rien dans la lutte contre le réchauffement climatique, pour une nouvelle relation euro-africaine ou encore pour l’affirmation de notre attachement aux droits humains en sortant unilatéralement des traités qui nous lient aux autres pays de l’Union européenne. Sur la question de la politique énergétique pour atteindre les objectifs de la conférence de Paris sur le climat, les divergences sont réelles, notamment sur le nucléaire. Il y a donc beaucoup de sujets en friche, qu’il convient de traiter en urgence et sérieusement.
Le rassemblement des Français autour des valeurs de la gauche est possible.
Le rassemblement des Français autour des valeurs de la gauche est possible, si nous sortons de l’outrance, de l’injure et de l’excommunication pour leur préférer l’exigence de rigueur et de vérité qui fut au cœur du combat de Pierre Mendès France. C’est dans cette tradition-là que je souhaite que la gauche s’inscrive, car elle me paraît la seule efficace face à l’extrême droite.
Clémentine Autain : En fait, on a presque un désaccord sur le réel. Si on pense qu’il y a une course contre la montre avec l’extrême droite et qu’il faut que la gauche gagne, je ne vois pas comment, à court terme, vous pouvez imaginer remettre sur pied une gauche modérée, qui s’est pris une telle claque et qui est si basse, et vous passer de la part la plus importante de la gauche aujourd’hui, qui est La France insoumise, que vous ne cessez de critiquer vertement, jusqu’à prétendre qu’il y aurait parmi elle des non-républicains. Il y a là, pour moi, une énigme autant qu’une impasse.
Critiquer LFI ne fait pas un projet politique pour la gauche.
Critiquer LFI ne fait pas un projet politique pour la gauche. Je ne vois pas quelle issue stratégique vous proposez pour gagner en 2027. Le rassemblement de la gauche et des écologistes est pourtant la clé pour en finir avec la Macronie et empêcher la victoire de Le Pen.
Par Pierre Jacquemain et Michel Soudais
26 avril 2023
Source : Politis