Dans l’ombre des pouvoirs militaires (16) : Le nom qui tue. Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

L’année suivante,1990, verra le renouvellement de l’ensemble des mairies du pays, y compris  celle de Voursakane. A Nouakchott, j’étais accaparé par la préparation de la liste de Messaoud. Ce qui avait  donné au maire sortant de Voursakane le temps de prendre sur le terrain une longueur d’avance sur nous en matière de préparation pour la prochaine échéance. J’ai alerté mes amis sur cette situation. On se rendit immédiatement à Voursakane. On avait trouvé les gens de l’autre partie en conclave pour élaborer leur liste municipale. Le maire sortant fut au centre des palabres. Il était certainement réconforté par notre absence visible sur le terrain.

Une liste bicéphale

Comme on était venu en retard, on n’avait aucune possibilité de confectionner une liste crédible avant minuit, l’heure prévue pour la clôture du dépôt des listes.  Sur ma proposition, on les a rejoints dans leur lieu de réunion. La tactique que j’ai arrêtée consistait à leur proposer de confectionner ensemble une liste unique  avec le maire sortant comme tête de liste et sans garantie préalable de le soutenir comme maire. Ce qu’ils acceptèrent sur le champ. La campagne pour une liste unitaire commença à Voursakane.
Nous avons mené une campagne unitaire bien qu’en réalité elle fût  plutôt bicéphale. Le second de la liste n’était autre que le petit frère de mon ami LXK, notre tête de liste dans la campagne précédente. C’était un ancien Talibé des écoles coraniques de la ville de Rosso. C’était aussi lui notre vrai candidat à la mairie. Son intelligence lui avait permis d’acquérir rapidement un niveau respectable en français écrit et parlé.

En dépit de cette lutte interne, nous avons organisé une très belle  campagne. Chaque membre de la liste candidate devait organiser une réception  et un meeting chez lui. Chez nous, de mauvais esprits s’introduisirent  en vue de saboter le  rendez-vous prévu à cet effet. Au niveau de la délégation accompagnant la liste, tous ne cachaient pas leur empressement de venir chez moi à Teychtayatt. Là, ils s’attendaient à assister au meilleur accueil de notre marathon.  Notre convoi  arriva  très tard dans la nuit à Teychtayatt.

Veillée festive à Teichtayatt

Nous étions exténués par une journée particulièrement éprouvante. Nous trouvâmes tout le monde endormi. Aucun signe de réception n’était en vue. Une contre campagne de mobilisation menée par  le plus arrogant des mauvais esprits découragea les éléments chargés de l’organisation de l’accueil. En quelques fractions de secondes, et comme par miracle, la situation fut complètement renversée.
Au moment où les moteurs des véhicules s’éteignaient, deux belles  tentes furent hissées et rapidement meublées. Les femmes se mirent à jouer pleinement leur rôle. Du lait frais, du zrig mousseux dans des calebasses décorées et du thé chaud à la menthe furent servis au moment où les hôtes s’installaient dans les tentes. C’était comme si l’organisation de l’accueil s’était mise en place depuis une semaine.
L’oncle paternel Elbal fit sortir de gros moutons de son troupeau ; en moins d’une heure de temps le méchoui fut servi, gras et fumant. D’autres variétés de repas suivront. Mbarek, le principal  responsable de  la tentative de sabotage tenta désespérément de retenir les gens chez eux. Découragé, il  se pressa de prendre place au milieu des convives et des plats de repas. Saisi par l’embarras du choix, il ne savait pas par quel plat commencer.

Echec d’un G3 contre une 11e voix

Au sein de la liste unique, la lutte pour gagner la majorité pour son candidat fait rage.  A moins de 24 heures du scrutin, on était à 11 contre 10 en notre faveur. L’un de nous  offrit  un fusil, un G3, pour stabiliser notre majorité. A quelques heures du jour J, un coup  de théâtre renversa la situation : un coup  de maître du super-politicien de la région, en fait du pays, réussit à acheter notre 11e voix, le bénéficiaire du G3, au profit du candidat adverse.
Le lendemain, comme prévu, l’assemblée générale se tiendra dans les locaux de la mairie, tout près de chez le maire sortant. Le Wali, chauvin notoire  et son staff étaient présents. Présent également, le très sympathique Hakem de Lekhcheim, un ami à moi à en juger par son regard  admirateur. C’était Ahmedou Ould Cheikh Elhadrami. Quelques années après, il deviendra Wali dans notre région.
On procéda à la vérification des noms des conseillers présents. Aucune absence n’était constatée. On passa au vote. Le wali présidait l’assemblée générale qui avait en fait la force d’un congrès. Comme  on s’y attendait, le maire sortant fut réélu au premier tour du scrutin. Conformément à la loi, le wali lui passa la présidence de la séance.
Gonflé par sa réélection, le nouveau président de séance tenait à faire valoir ses supposés pouvoirs. Par-là, il cherchait, tout en humiliant ses adversaires, à faire la démonstration devant ses parents et ses sympathisants  qu’il était toujours le plus grand, le plus fort. Son arrogance, sa maladresse surtout, l’amena à refuser la parole au Wali qui venait juste de lui passer la présidence.

Une première explosion du wali

Le wali explosa : « ah bon ! Tu  te permets de me refuser la parole ! Si tu persistes à le faire je te destitue immédiatement!». Puis il ajouta : « Après tout qu’est-ce que tu es ? Un vulgaire subordonné sous ma tutelle ! ». Un tremblement de terre ébranla la petite assemblée. La panique traversa tous les esprits. Le tout risque de capoter. Le maire malgré sa grande taille qui frise les deux mètres, fut réduit à néant. Il était presque invisible, à peine un millième de millimètre qui cherchait désespérément à se terrer au sein du petit monde qui l’entourait.
Le maire reprit un tout petit peu connaissance. Il revint à la raison. Il s’excuse auprès du wali. Ce dernier récupéra  de fait la présidence de la suite de la séance. De notre côté, on n’avait  pas perdu de temps. On a profité de ce  temps supposé mort pour mieux préparer la suite,  l’application du plan B de notre stratégie électorale. Ainsi on avait réussi à placer 3  sur 5 de nos amis comme adjoints au maire.  Puis le wali procéda à la clôture de la séance. On se mit « à table », en fait « à natte » pour manger. Chacun jouait la prudence pour  éviter le méchant regard du wali.
L’euphorie, qui devait accompagner  l’opération de l’élection du conseil municipal, n’était pas au rendez-vous. Chacun cherchait à retourner chez lui indemne des débordements du wali. On se mit à se regrouper autour des plats de méchoui et autres agréables mets à base du riz de la Chamama.
Le G3, le Kalash… et autres fusils d’assaut, constituaient notre unique héritage de la guerre des sables ou guerre du Sahara Occidental. Maintenant on s’en servait comme moyen de corruption. Depuis la fin de la guerre, on  s’en était servi  pour nous entretuer, ou parfois se tuer soi-même souvent  par inadvertance.
Durant la guerre et bien après, on avait  exterminé avec les mêmes fusils notre propre faune.  Dans notre cas, la tentative de corruption par un fusil (un G3) avait lamentablement échoué. Non seulement nous avions perdu notre fusil mais aussi notre onzième voix qui nous aurait permis de gagner la mairie.

Deuxième explosion du wali

Au moment où débutait l’opération électorale, on s’apprêtait à prendre notre repas, le Hakem de Lekhcheim  m’invita à prendre place  avec lui et le wali atour du même plat. On était, c’était sûr, accompagné par une quatrième personne. Je ne me rappelle pas laquelle. En principe elle devrait être le maire réélu il y’a quelques instants. Mais si mes souvenirs sont bons, je suis  sûr que ce n’était pas lui. D’ailleurs depuis le récent crash, le maire évitait tout rapprochement physique avec le wali.  Un calme terrible régnait dans la grande salle de la mairie. La discipline du wali s’imposait à tous.
Puis, brusquement une deuxième « explosion » du Wali éclata. Cette fois-ci contre ma propre personne. Le Hakem  s’adressa à moi pour s’enquérir  d’une information. Il avait  introduit sa question par mon  surnom « Cheddad ». Aussitôt le wali piqua une crise qui faillit le faire écrouler. Manifestement il cherchait ce nom Cheddad depuis son arrivée. Sa bouchée, déjà en grande partie engloutie dans sa bouche, tomba dans le plat. Son visage se déforma. Il fut secoué par le tremblement de tout son corps. Enfin,  il réussit à entrouvrir ses petits yeux imbibés de larmes, puis la bouche encore couverte des graisses de la bouchée perdue, avant de cracher et encore difficilement : « A !…A !…A !…A bon ! C’est…c’est…c’est…c’est  toi… Che…dda…d !… ».

Le nom diabolique

Ce surnom « diabolique » de Cheddad, ce surnom qui apparemment pourrait tuer,  ne figurait pas dans  la liste des conseillers. Mon nom d’identité est Ahmed Salem Ould Elmoctar. Il avait donc passé inaperçu au wali qui aussi n’a jamais vu mon visage pour lui coller un nom quelconque. Il était passé inaperçu à ses renseignements,  qui, apparemment, ne cessaient  de lui marteler ce surnom qui faillit l’assassiner : Cheddad. C’était donc par surprise qu’il le découvrit. L’effet de surprise eut sur lui l’effet d’un coup de foudre, pas évidement au sens amoureux du terme mais au vrai sens matériel, physiquement destructeur. Cheddad, le vrai, celui qui figurait dans les rapports écrits et oraux de ses  renseignements spéciaux, était en ce moment assis devant lui, partageant le même repas avec lui. Probablement, ses renseignements m’avaient présenté pour lui comme un monstre, horrible et impitoyable.
C’était pourquoi, très probablement aussi, mon humble présence, passait inaperçue à ses yeux. A sa grande surprise, il découvrit qu’il n’était pas devant un monstre, mais une personne, une si simple personne, jusqu’à l’effacement complet! Décidément ce n’était pas la première fausse information  des services de renseignements. Pourtant nous étions encore loin du temps des « fake-news » et des pluies torrentielles déversées par les tweets du « fake-président » des USA, Donald Trump. Comme réaction de ma part, je le regardais droit dans les yeux pour lui répliquer : « c’est bien moi, Cheddad, monsieur le Wali ! », en maintenant mon regard branché et offensif sur lui. Le public fut terrifié de nouveau. La dernière fois de la peur du wali. Cette fois-ci par pitié de celui-ci.
Pour juguler les éclats de la deuxième « explosion » de son wali, le Hakem  intervint aussitôt.  L’essentiel était de détourner du wali en difficultés l’attention du petit monde présent. Aux yeux de tous, l’mage qu’ils avaient du wali changea subitement: La première fois il leur apparaissait comme un éléphant,  un vrai mammouth capable de dévorer toute une forêt. Cette fois-ci il représentait à peine un simple ver de terre pressé de trouver une motte de sable humide dans laquelle il pourrait cacher son petit corps frêle,  fragile. Pour sauver son wali d’une crise cardiaque imminente, le hakem  introduisit un sujet absolument « hors sujet » pour déconnecter le public présent du sujet présent, conjugué intégralement au présent de l’indicatif.
C’était ainsi que l’habile et sage hakem réussit à désamorcer la mini-bombe « c-H » avant qu’il ne fasse trop tard. C’était aussi ainsi que, involontairement, je me suis vengé du wali pour le compte du pauvre maire. Une grande déception du wali, mêlée à une admiration illimitée pour moi s’empara de tous les membres de notre petite honorable assemblée. Les conséquences de la deuxième explosion du wali transformèrent subitement notre défaite en une éclatante victoire à la fois morale et politique de grande ampleur. Nous partagions tous un vrai sentiment de réelle victoire.

Quand le hasard arrange les choses

Il arrive souvent que le hasard arrange bien les choses. Quelques années plus tard, je m’étais trouvé face à face avec le même wali « à explosions ». C’était au cours d’une visite du président Maouiya dans une région intérieure, celle du Hodh Echarghi en 1996. Je faisais partie de l’équipe des journalistes. Lui était directeur au ministère de l’intérieur. L’effet du hasard continuait à jouer à chaque fois. A plusieurs reprises, je me trouvais sans le chercher face à face avec  l’ex-wali, encore toujours autour d’un plat. A chaque fois il n’arrivait  pas à dissimuler sa gêne de ma présence si près de lui. Ce qui risquait de le  priver de déguster convenablement les délicieux repas du Hodh.
Les années 1990 étaient marquées par des élections à répétitions. Il ne se passait pas deux à trois ans sans l’organisation de nouvelles élections, souvent  avant échéance. Il n‘y avait aucune explication plausible à cela.  Il se pourrait que le régime d’Ould Taya pour se perpétuer cherchait constamment à occuper les gens en permanence dans  la préparation, l’organisation et le déroulement de nouvelles élections, le plus souvent avant terme. Il se pourrait aussi que les nombreux groupes de maffiosis  qui pullulaient  autour de lui, cherchaient à travers les élections à faire bouger l’argent à flots en vue d’en profiter à chaque occasion.

Les mutations de l’opposition

De son côté, l’opposition était en permanence occupée et secouée par des crises et de profondes mutations internes. Le principal parti d’opposition, l’UFD en était la meilleure illustration. C’était ainsi que l’UFD tout court va engendrer l’UFD/EN. Cette dernière accouchera, et difficilement, de deux formations : RFD et UFP. Auparavant,  ils allaient se tirailler pendant une longue période sur le nom du parti. L’UFP était à dominante des militants de l’ancien MND, alors que le RFD fut constitué, en plus de quelques fils de grandes familles issues du régime du président Mokhtar, d’un grand nombre de cadres techniques et universitaires. Les différents pouvoirs qui allaient se succéder  depuis à la tête  de l’Etat Mauritanien n’avaient cessé d’en recruter, sans jamais parvenir à les épuiser.

(A suivre)