Les djihadistes possèdent un vrai projet !

 Sans faire une quelconque apologie du djihadisme ouest africain, il s’agit de comprendre ses mécanismes, qui ne se résolvent pas à des formules guerrières. Une chronique de Michel Galy

Convaincus comme Obama qu’on ne fait pas la guerre à une idéologie, à savoir le « terrorisme », les analystes qui veulent sortir des banalités usées de type « renseignement militaire »- encore trop repris par nombre de médias, ne peuvent en effet que s’intéresser aux racines religieuses et sociales d’un « phénomène guerrier » en expansion.

Selon l’ approche complotiste en effet, les djihadistes- comme dans l’imaginaire militaire universel dont on peut faire une généalogie, sont organisés comme une « armée de l’ombre », invisible et perverse, qualifiée de tous les attributs négatifs d’un ennemi « à éradiquer », comme l’a affirmé sans ambages le président Hollande au Mali.

Tantôt ils sont des trafiquants , à la limite du ridicule tel Mister Malboro pour le chef djihadiste Ben Mokhtar colporteur de cigarettes. Tantôt des sanguinaires pervers, friands de mains coupées et de lapidation. Les pieds nickelés djihadistes ne se déplaceraient qu’en motos, tel le leader religieux afghan Mollah Oumar ou pire à pied , tel Ben Laden à Boro Bora. Amateurs de bombinettes artisanales pour combattre les armées occidentales, ils auraient pour habitude de tuer hommes, femmes et enfants dans les villages conquis,de s’opposer à l’éducation et à la santé, et en somme à tout ce qui représente l’État à l’occidentale -et à ses fidèles commis ou tirailleurs…

Il y a bien sûr du vrai dans cet agit prop militaire , qui combat l’image de l’ennemi, croyant le ridiculiser et le nier avant de la liquider, opération symbolique vue comme préalable à l’action politico militaire.

Mais cette négation de l ‘ennemi comporte de redoutables inconvénients , qui se retournent contre leurs auteurs : si l’ennemi djihadiste est uniquement sectaire et sanguinaire, ridiculement faible et amateur, d’où vient que la « 5eme armée du monde » s’enlise et n’arrive pas à le défaire, même avec l’armée nationale, les milices et les dix mille hommes de la Minusma, comme dans le cas du Mali? Et pour les partisans du djihadisme armé, d’où vient qu’ils veuillent combattre en nombre croissant, si on considère uniquement la négativité du phénomène ?

« Détruire », disent-ils

Laissant pour l’instant leurs capacités militaires, interrogeons nous sur le «  projet djihadiste ». Pour armées et « analystes militaires » occidentaux, la réponse est simple : « détruire ». L’Etat, les armées nationales, les symboles de l’administration, la paix sociale et intercommunautaire, etc…

Mais pour mettre quoi à la place ? La réponse ne saurait se limiter à la charia à l’intérieur, une succursale d’Al Qaida ou de l’État islamique à l’international.

Une fois la phase de destruction première, les combattants djihadistes ont il un projet de société, un projet politique, qui attiterait la jeunesse sahélienne, dans le cas d’espèce ?

Plus que les textes issus de la mouvance djihadiste, il y a plusieurs sources pour répondre à ce questionnement : une sociologie des combattants et l’étude de leur stratégie ; les témoignages d’anciens combattants;la connaissance des territoires sous influence, proto états ou zones d’influence djihadistes comme l’Azawad en 2012, au nord du Mali, ou le nord du Nigeria sous l’emprise de Boko Haram. Et la comparaison avec d’autres « aires conflictuelles » pendant  les décennies précédentes, ainsi celle d’Afrique de l’Ouest au Liberia , en Sierra Leone ou au Nord  de la Cote d’ivoire sous influence rebelle.

« Quand la guerre est venue » : déjà des témoignages recueillis au Liberia montrait bien cette rupture radicale, plus du socius que de l’ordre ou de l’État- souvent faible ou inexistant localement.
Rupture et inversion.Le plus frappant , par rapport aux gérontocraties villageoises souvent associées à une stratification initiatique, en catégories d’âge, est la prise de pouvoir par la jeunesse. Le pouvoir local est au bout de la kalash : revanche militaire et politique des exclus de la terre villageois et des chômeurs urbains .

La guerre est la revanche des cadets sociaux sur les aînés : visible en politique au niveau national( « insurrection générationnelle ») , cette revendication qui passe aussi par la migration est fondamentale au niveau local.
Et les groupes djihadistes en jouent à plusieurs niveaux : comme dans d’autres guérillas, la formation violente ( parfois au risque de la peine de mort pour les déviants) et progressive -à risquer et donner la mort- retrouve l’initiation guerrière des sociétés anciennes. On a effectivement constaté cette résurgence dans nombre de guérillas, du Mozambique au Liberia, jusque dans les sociétés touaregs de l’Azawad .

Cette phase de déterritorialisation précède la volonté , parfois éphémère, d’établir un  proto Etat, depuis l’État islamique en Orient et au Levant jusqu’à ses récentes « provinces » africaines, pour Boko Haram par exemple. Le modèle , archaïque et conquérant , est explicitement celui du califat, avec un leader religieux et politique, au pouvoir d’essence charismatique, pour reprendre Weber. A la violence de l’assujettissement peut parfois , pour une jeunesse déracinée , succéder l’adhésion à l’homme autant qu’à l’idéologie-souvent adoptée ultérieurement.

Dans la reterritorialisation du proto État, vu comme un archipel de « zones libérées » par les djihadistes combattants, la fonction de « soldat » succède à celle de guerrier. Et pour un jeune déscolarisé de l’Azawad, en 2012, il n’est pas rien de posséder en sus de son arme, un salaire de  quelques centaines de milliers de F Cfa…

Il faut donc que les groupes djihadistes fassent feu de tout bois , si on ose dire, en tout cas argent de tout. Et les trafics nécessitent des spécialistes , mais aussi des financiers. On passe des fameuses cigarettes du chef djihadiste Mokhtar Belmokhtar au trafic de migrants vers l’Eldorado européen, à un proto État avec des fonctions administratives et judiciaires, et même un secteur primaire comme l’exploitation des mines d’or – déjà rencontré dans une autre guerre , en Sierra Leone(pour le diamant) où l’anthropologue Marianne Ferme parlait d’un « revival » des rapports esclavagistes autour du secteur minier.

La revanche des « marges »

Dans l’insurrection djihadiste, c ‘est bien comme on l’a vu la revanche des cadets sociaux, des exclus de la terre et de l’emploi, des marginaux de l’État central.

C’est aussi une revanche des périphéries et des marges, des frontières et des régions de refuge, plus complexe et difficile à analyser : la revanche des territoires.

Quelque part un effet mécanique, des réactions violentes à la construction  des États à l’occidentale, qui est au fond historiquement très récente.

Ce ressourcement des États et des religions , propre à l’islam sahélien et nord africain peut se lire sur la longue durée de l’Histoire , si l’on pense aux termes fondateurs d’Ibn Khaldoun analysant au XVème siècle le ressourcement des centres par l’insurrection des périphéries, via un Islam conquérant.

On peut imaginer- non sans mal en plein conflit- une mutation de l’Aide occidentale et des fonctions de l’État sahélien , aujourd’hui plus prédateur que redistributeur, en fonction des plus défavorisés.

On a plus de mal à concevoir un « rééquilibrage des territoires », inversion volontariste des rapports spatiaux en même temps que sociaux: aucun organisme d’État, ONG, ou organisation internationale ne le conçoit, l’analyse- a fortiori ne projette des programmes  pour pallier à cette cause profonde de toute insurrection ouest africaine, djihadiste ou non.