« Juridiquement, la révision de l’article 28 est impossible » [Mohamed Mahmoud ould Mohamed Salah]

 

Entretien avec Mohamed Mahmoud ould Mohamed Salah, professeur des facultés de droit, avocat : « Juridiquement, la révision de l’article 28 est impossible ».

 

Le Calame: Quelles leçons peut on tirer de la tentative récente de certains députés de modifier les dispositions de la constitution se rapportant à la limitation du nombre des mandats présidentiels, dispositions dont vous disiez dans votre Hommage au Professeur Ahmed Salem Ould Boubout Rahimahoullah qu’elles étaient verrouillées et qu’il était impossible de les réformer?

Mohamed Mahmoud MOHAMED SALAH: L’impossibilité à laquelle je me referais dans cet hommage à mon frère et collègue, Ahmed Salem ould Boubout, prématurément disparu, Rahimahoullah, se situe uniquement sur le terrain juridique. Ce que j’ai dit, c’est que la combinaison des articles 28, 29 et 99 de la constitution rendait juridiquement impossible une révision de l’article 28 selon lequel « Le Président de la République est rééligible une seule fois. »

En d’autres termes, si on respecte scrupuleusement les dispositions précitées, la modification de ce texte est impossible, que ce soit par la voie d’un projet de révision initié par le Président de la République ou par la voie d’une proposition de révision initiée par les députés. En l’espèce, la proposition de révision portée par des députés de la majorité présidentielle que vous évoquez a été abandonnée, sur demande du Président de la République, avant qu’elle ne soit soumise à l’Assemblée nationale. Mais dans tous les cas, elle n’aurait pas pu aboutir si on se place dans la perspective d’un strict respect du droit.

Tout d’abord, dans la mesure où elle porte sur la révision de la limitation des mandats présidentiels, qui est une matière intangible, selon l’article 99 de la constitution, cette proposition de révision n’aurait même pas pu être discutée par l’Assemblée nationale. Elle aurait été normalement déclarée irrecevable sur le fondement de l’article 99 qui dispose : « Aucune procédure de révision ne peut être engagée si .. elle porte atteinte au principe de l’alternance démocratique au pouvoir et à son corollaire, le principe selon lequel le mandat du Président de la République est de cinq ans, renouvelable une seule fois, comme prévu aux articles 26 et 28 ci-dessus. » En vertu de ce texte, L’Assemblée Nationale n’aurait pas pu accepter de rentrer dans la discussion d’un projet de révision visant à déverrouiller l’article 28, puisque la constitution interdit expressément d’engager une quelconque procédure de révision pouvant y porter atteinte!

Ensuite, même si la proposition avait été soumise à l’Assemblée Nationale et même si cette dernière avait accepté de passer outre l’interdiction expresse du Constituant d’entreprendre une procédure de révision touchant à l’article 28 et avait voté la proposition de révision à la majorité des 2/3, celle-ci ne serait pas pour autant devenue une loi constitutionnelle car pour cela, il faut selon l’article 100 qu’elle soit soumise au peuple par voie de referendum à moins, précise l’article 101 (nouveau) de la constitution, que le Président de la République ne décide de la soumettre au parlement, dans ce cas elle n’est approuvée que si « elle réunit la majorité des trois cinquième (3/5) des suffrages exprimés ». En somme, le vote d’une proposition de révision par les 2/3 des députés n’est qu’une étape; pour que la proposition votée devienne une loi constitutionnelle, il faut que le Président de la République la soumette au referendum ou de nouveau à l’Assemblée Nationale pour son adoption. Or, le Président de la République n’aurait pas pu, en l’espèce, emprunter l’une de ces deux voies, pour deux raisons, au moins.

La première, d’ordre général, est qu’en tant que gardien de la constitution ( article 24 alinéa1 de celle-ci) il ne peut apporter son concours à une révision portant sur une matière dont le Constituant dispose qu’elle ne peut faire l’objet d’aucune procédure de révision!

La seconde, plus spécifique à la question de la limitation des mandats présidentiels, est que, pour pouvoir entrer en fonction, le Président de la République a dû prêter, en application de l’article 29, un serment en vertu duquel il « a juré par Allah l’unique de ne point prendre ni soutenir, directement ou indirectement, une initiative qui pourrait conduire à la révision des dispositions constitutionnelles relatives à la durée du mandat présidentiel et au régime de son renouvellement, prévues aux articles 26 et 28 de la Constitution ». Et contrairement à ce qui a pu être soutenu, ici ou là, les obligations qui découlent pour le Président de la République de ce texte, ne sont pas des obligations simplement morales; ce sont bien et, avant tout, des obligations juridiques contraignantes car le Serment n’est pas ici libre mais est commandé dans son principe et dans son contenu par la constitution.

Il en résulte que le Président de la République n’aurait pu soumettre la proposition des députés (si elle avait été votée aux 2/3 ) ni au referendum ni de nouveau à l’Assemblée Nationale (pour être définitivement adoptée à la majorité, cette fois des 3/5 conformément à l’article 101 nouveau) sans violer gravement les obligations constitutionnelles qui découlent pour lui des articles 24 et 29 de la constitution. Et c’est en ce sens que j’avais écrit que » la boucle est bouclée » et que, juridiquement, la révision de l’article 28 est impossible.

On peut bien entendu imaginer le scénario du pire, celui dans lequel l’Assemblée Nationale et le Président de la République se liguent pour violer les dispositions constitutionnelles intangibles et opérer la révision interdite par la constitution. Mais dans un tel cas de figure, on sortirait du droit. Il n y aurait plus de constitution tout simplement. On basculerait dans ce que l’un des théoriciens de la modernité politique appelle l’état de nature, celui dans lequel, seul compte le rapport de force avec tous les inconvénients que cela implique, notamment l’insécurité chronique puisque le rapport de force change et il peut changer brusquement et brutalement.

Heureusement, le président de la République est intervenu à temps pour remettre les pendules à l’heure et réaffirmer sa volonté de respecter la constitution et notamment ses dispositions intangibles se rapportant à la durée et au nombre des mandats présidentiels.

Il faut s’en féliciter car il est important que la constitution soit placée au dessus des divisions partisanes et que nous comprenions qu’elle n’appartient à la majorité présidentielle ni à l’opposition mais qu’elle est notre Loi Fondamentale à tous, celle qui fonde nos droits et libertés, définit les principes qui sont à la base de notre identité et de notre organisation politique et détermine le statut et les relations entre les pouvoirs institués. Bref, c’est elle qui contient les éléments du pacte social qui nous relie et c’est pour ça qu’il faut toujours y réfléchir à deux fois avant d’y toucher.

C’est ici l’occasion de rendre hommage aux députés de la majorité présidentielle qui ont refusé de s’associer à la proposition de révision de l’article 28 initiée par des collègues de leur camp et saluer l’attitude républicaine qui consiste à placer les principes fondamentaux et les intérêts vitaux du pays au dessus des appartenances politiques et des intérêts personnels ou catégoriels à court terme.

On peut, depuis le communiqué présidentiel du 15 janvier, raisonnablement espérer que l’hypothèque d’un forcing anticonstitutionnel visant l’article 28 est définitivement levée et que plus personne ne voudra porter atteinte aux dispositions intangibles de la constitution se rapportant à la limitation des mandats présidentiels.

 

Certains continuent de dire qu’il n’est pas normal qu’il y ait des dispositions constitutionnelles intangibles, c’est à dire, des dispositions que le Peuple ne peut pas réviser. Qu’est que vous leur dites?

En premier lieu, je voudrai rappeler que c’est le Peuple qui a librement et massivement adopté la loi constitutionnelle n°2006-014 du 12 juillet 2006 (rétablissant la constitution du 20 juillet 1991 et modifiant certaines de ses dispositions) qui contient les dispositions intangibles se rapportant à la durée et au nombre des mandats présidentiels et que la classe politique dans son ensemble ( tous partis confondus) ainsi que les organisations de la société civile avaient, à l’époque, approuvé à l’unanimité cette innovation, notamment lors des journées de concertation destinées à en discuter.

En second lieu, il faut souligner que les dispositions dites intangibles ou non révisables ne sont pas une particularité de la constitution mauritanienne. Le recours à ce procédé qui consiste à soustraire certaines matières à toute possibilité de modification ultérieure, plutôt rare jusqu’à la seconde moitié du siècle dernier, est, aujourd’hui, d’une grande banalité. En 1984, une recherche universitaire remarquée relevait que sur 142 constitutions étudiées, 38 contenaient une disposition prévoyant l’intangibilité de certaines règles constitutionnelles; en 2006, une autre recherche dénombrait sur 184 constitutions analysées, 69 contenant une disposition de cette nature. Cette même recherche soulignait que le phénomène gagnait toutes les régions du monde à l’exception de l’Amérique du Nord et qu’il avait tendance à porter sur des domaines de plus en plus variées. Depuis cette date, le recours au procédé des clauses irréformables a encore progressé.

Mais l’essentiel n’est pas dans cette progression statistique. Il réside dans les raisons qui expliquent et justifient le recours aux règles intangibles. Il s’agit, chaque fois, de protéger la société contre ses propres faiblesses en coupant court à toute possibilité de retour en arrière, s’agissant des valeurs et des principes jugés vitaux pour la pérennité du régime politique que l’on entend promouvoir et enraciner. A cet égard, chaque pays définit le domaine de l’intangibilité en fonction de son histoire propre. Les français ont été les premiers à y recourir sous la 3e République: pour éviter de nouvelles atteintes au régime républicain ( remis en cause après la première République par l’Empire puis la restauration de la Monarchie, et après la seconde République par le second empire …), ils ont décidé que la forme républicaine ne pouvait pas faire l’objet d’une révision constitutionnelle et le Conseil Constitutionnel français a énoncé dans une décision du 2 septembre 1992 que si « le Pouvoir Constituant est souverain », c’est « sous réserve, des prescriptions du cinquième alinéa de l’article 89 en vertu desquelles la forme républicaine ne peut faire l’objet d’une révision.. »

Les allemands ont tiré, au sortir de la seconde guerre mondiale, les leçons de la terrifiante expérience nazie, en érigeant en règles intangibles plusieurs dispositions de la constitution de 1949, toujours en vigueur, notamment celles qui se rapportent au principe de la dignité humaine, aux droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, au caractère « fédéral, démocratique et social de l’Etat », à la séparation des pouvoirs et au droit reconnu à chaque allemand de résister à quiconque entreprendrait de renverser l’ordre constitutionnel ou démocratique.

L’objectif poursuivi est d’instaurer un régime politique qui rend irréversible la prééminence des droits fondamentaux et la primauté de l’Etat de droit et partant empêcherait en cas de victoire d’une majorité politique néonazie, par exemple, le retour à une constitution pouvant fonder un régime semblable au régime nazi.

Pour ce qui nous concerne, nous, mauritaniens, tirant les leçons des expériences politiques passées caractérisées par la tendance à la captation du pouvoir par une personne et par la quasi impossibilité, compte tenu de facteurs objectifs ( tendance des forces et des élites traditionnelles à s’agglutiner autour du titulaire de la fonction présidentielle quel qu’il soit, absence d’une classe moyenne autonome, faiblesse structurelle des partis politiques et des mouvements de la société civile…) de parvenir à une alternance pacifique, nous avons décidé, en 2006, d’ériger le principe de l’alternance politique et son corollaire la limitation de la durée et du nombre de mandats présidentiels en principes intangibles de l’ordre constitutionnel. Il s’agit, là aussi, de protéger la société mauritanienne contre ses propres faiblesses en coupant court à toute possibilité de retour à un régime constitutionnel qui permet la présidence à vie et partant une captation du pouvoir d’autant plus aisée à réaliser que la fonction présidentielle écrase de son poids toutes les autres institutions. Je vous laisse imaginer le résultat si on s’était borné, en 2006, à prévoir la limitation du nombre des mandats sans ériger cette disposition en règle intangible et sans le verrou du serment prévu à l’article 29.

Quelques mois après la promulgation de la loi constitutionnelle n°2006-014, une autre constitution africaine, celle de la République démocratique du Congo, intégrait à son tour le nombre et la durée des mandats présidentiels dans les matières intangibles et le texte s’y rapportant, l’article 222 de la constitution congolaise de Décembre 2006, a survécu à monsieur Joseph Kabila même si le problème s’est déplacé sur le terrain de la transparence du scrutin électoral, dans sa phase ultime. Plus près de nous, la constitution tunisienne de 2014, tirant les leçons de la présidence à vie de feu Habib Bourguiba, puis de la captation du pouvoir par Z. Ben Ali et son clan a, elle aussi, fait le choix de l’interdiction de tout amendement constitutionnel portant sur la durée et le nombre des mandats présidentiels ( article 75 alinéa 6 de la constitution de 2014).

 

Ne faudrait pas plus simplement revoir les pouvoirs du président de la République?

C’est une vaste question à laquelle on ne peut pas répondre en quelques lignes.

Mon opinion est qu’il ne faut pas se tromper de diagnostic. Le problème ne réside pas fatalement dans les pouvoirs dévolus au président de la République car dans un pays comme le nôtre, confronté aux défis sécuritaires dans un environnement incertain, à l’émiettement du corps social et aux conséquences que cela implique, il n’est pas bon d’avoir une institution présidentielle faible ou diminuée. En revanche, et c’est là où réside le problème, il faut donner vie aux contrepouvoirs institutionnels prévus et notamment au Parlement et surtout, à la justice; il faut aussi créer les conditions d’une réelle transparence de la gouvernance du pays. Des voies existent pour y parvenir mais pour les détailler, il faudra alors un autre entretien…

Il s’agit d’une question centrale car les problèmes institutionnels et de gouvernance sont au carrefour de toutes les questions importantes: l’unité nationale, les droits et libertés des citoyens, le développement économique et social, l’égalité des chances entre les citoyens quelle qu’en soit l’origine ethnique, tribale, régionale ou sociale, la redistribution des richesses…

Propos recueillis par AOC

Source: Le Calame