Femmes invisibles

C’est une histoire exemplaire. Elle n’a pas suscité les plus gros titres. Elle n’est pas tombée non plus dans l’indifférence générale. En fin de compte, il a été beaucoup question, dans la presse mondiale, de Meriam Yahia Ibrahim Ishag. Au Soudan, cette jeune chrétienne de vingt-sept ans a été condamnée à mort, le 15 mai dernier, pour « apostasie » de la religion musulmane, qui semble bien, en fait, n’avoir jamais été la sienne. Mais, dans la logique des lois régnant à Khartoum, on ne quitte pas l’islam sans en mourir.

Arrêtée, emprisonnée, menacée de 100 coups de fouet pour « adultère » (avoir un mari non musulman est assimilé à un adultère…), elle a accouché en prison, des chaînes aux pieds. Tout cela bien que le Soudan ait ratifié le pacte des droits civils et politiques de l’ONU, garantissant la liberté religieuse et le droit de changer de culte.

A l’initiative du collectif Urgence Darfour que préside le médecin Jacky Mamou, une longue série de personnalités, toutes tendances politiques confondues, ont demandé aux instances internationales de faire pression sur le régime du président Béchir pour délivrer la jeune femme. Son tort principal est peut-être d’avoir un mari de nationalité américaine. Après que des dizaines de pétitions ont recueilli d’innombrables signatures à travers le monde, Meriam est sortie de prison le 23 juin. Libre, elle a été de nouveau interpellée à l’aéroport de Khartoum le 24. Histoire exemplaire, il faut le redire. Mais de quoi ? Serait-ce du fait que certaines campagnes internationales sont efficaces ? Du fait que ces pressions restent malgré tout plus ou moins vaines, en tout cas limitées à des effets restreints ?

L’intrigue demeure inachevée au moment où j’écris. D’ores et déjà, elle peut se lire comme signe de la fragilité d’un régime sanguinaire, aussi bien que comme nouveau témoignage de sa duplicité. Toutefois, il me semble que cette affaire est exemplaire, bien au-delà du cas individuel de cette jeune femme. Car elle évoque, indirectement, le sort réservé à des milliers et des milliers d’autres. Pas nécessairement condamnées par un tribunal. Pas forcément emprisonnées pour avoir quitté l’islam. Mais toutes victimes de la violence, de l’arbitraire et de la terreur.

Filles enlevées, comme les lycéennes otages de la secte Boko Haram, qui provoque par de nouveaux rapts les autorités nigérianes et l’opinion mondiale. Femmes violées, innombrables victimes des guerres en cours, où elles sont territoires à marquer, biens adverses à détruire systématiquement – ce qui est désormais reconnu comme crime contre l’humanité. Femmes battues, vendues, humiliées, déplacées, méprisées. Femmes oubliées, surtout, jour après jour, de tout le monde – ou presque. Car il est scandaleux, le silence qui entoure l’immense majorité de ces crimes. Cette masse de forfaits finit par devenir invisible.

Pour en connaître quelques-uns, une forme d’exposition médiatique est nécessaire. Elle peut être délibérée, en faisant partie intégrante d’une tactique terroriste. Le plus souvent, elle est fortuite : par chance, une organisation humanitaire est sur place, parvient à témoigner. Amnesty International, Human Rights Watch et bien d’autres ne sont pas partout, ne connaissent pas tout. La plupart du temps, dans l’ombre, en silence, la domination se perpétue.

Les moments où cette chape se fissure sont donc largement liés au hasard. Ce qui ne va pas sans injustice et inégalité : certaines victimes sont sauvées, d’autres pas. Il n’est pas question, on s’en doute, d’abandonner une seconde aucun des combats actuels ou à venir pour telle ou telle. Toutes les actions, si elles ont quelque efficacité, directe ou indirecte, sont à poursuivre et à amplifier. Et l’on peut faire confiance aux femmes elles-mêmes, de plus en plus nombreuses, dans toutes les régions du monde, à s’organiser pour inventer des résistances.

Pour nous, il s’agit d’abord d’avoir conscience qu’il existe une infinité de situations qui échappent à notre regard, et bien plus de zones d’ombre que d’injustices placées en pleine lumière. Il n’y a aucune raison, à partir de ce constat, de tirer une conclusion désabusée ou découragée.

La conséquence peut être, au contraire, une incitation à plus de vigilance. Car ce qu’on entrevoit, dès lors, c’est le fond opaque sur lequel se découpent les histoires exemplaires.

Roger-Pol Droit

Source : http://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0203596822277-femmes-invisibles-1018688.php?g9cWypxxAhQGVul2.99