Problématique de l’esclavage : Une nouvelle approche s’impose (fin)

Quant aux mouvements progressistes, tous n’ont accordé que peu d’intérêt à la question de l’esclavage. Au sujet des Kadihines (MND) dont la lutte aboutit à la nationalisation de la MIFERMA, la fondation de l’Ouguiya, la révision des accords de coopération avec la France, etc., on ne relève de leur bilan relatif à l’esclavage qu’un poème de maître Ould Ichidou et le soutien de leurs militants dans un ou deux confits agraires. Mais les victimes de ces derniers étaient des « vellahines » et non des esclaves : notable différence… Pour la première école politique de référence de la Mauritanie moderne, on doit admettre que ce n’est guère reluisant. Les Kadihines devaient d’autant mieux faire sur la question de l’esclavage proprement dit que l’émancipation des prolétaires n’avait aucun sens en Mauritanie si elle ne commençait pas par l’abolition de celui-ci. Ses victimes n’ont pu que constater avec amertume l’évidence : si les Kadihines ont été combatifs et victorieux face à la puissance de la France coloniale et impérialiste, ils sont restés passifs et laxistes devant l’infamie de la société esclavagiste réactionnaire !

Pourquoi ? Sans doute avaient-ils des raisons que ne pouvaient pas comprendre les victimes de l’esclavage. Il fallut donc qu’émerge El Hor pour voir dénoncer celui-ci et s’organiser la lutte pour la libération et l’émancipation de ses victimes. En fait, les mouvements nationalistes, arabe ou négro-mauritanien, ne se sont intéressés à cette cause qu’en ce qu’elle pouvait faire pencher la balance dans leurs querelles identitaires. Arabes noirs avant même d’être libres, pour les uns ; pour les autres, négro-mauritaniens « hassanophones » appelés à s’acculturer, puisqu’ils sont noirs… quitte à rejoindre la caste des esclaves négro-mauritaniens. Là aussi, El Hor s’est interposé en exigeant la libération des esclaves, quels que fussent leurs maîtres, en proclamant que l’identité n’a pas de sens si elle n’est pas librement et consciemment choisie.

Notons ici que le parti Baath mauritanien se donna tout de même la peine de publier une étude, restée au demeurant sans suite, sur la problématique de l’esclavage. Quant aux islamistes, ils ont continué à entretenir l’amalgame et l’ambiguïté sur la légalité de la pratique en Mauritanie, histoire sans doute de ménager le pouvoir religieux, mystique, conservateur, esclavagiste et cynique. Ils ont eux aussi raté l’occasion historique de contribuer à débarrasser la Mauritanie de cette infamie séculaire, en « oubliant » de démystifier juridiquement l’esclavage par ascendance. Mais les victimes n’ont en pas moins remarqué que le prédicateur Mohamed Sidi Yahya et la Jamaat Dawa se sont révélés beaucoup plus progressistes que nos islamistes présumés modernistes.

Face à la situation socio-politique conflictuelle du pays, caractérisée par une fracture sociale accablante et la fuite en avant d’un système politique chauvin qui s’obstine à s’octroyer le monopole du pouvoir et à perpétuer l’exclusion et la marginalisation, ces mouvements doivent admettre qu’ils ont failli en n’accordant que peu d’intérêt à la question de l’esclavage, que leurs attitudes étaient des erreurs stratégiques – certes peut-être imposées par le contexte historique d’alors – et qu’ils doivent maintenant se ressaisir.

Le temps nous est compté

Les déceptions et les désillusions du premier quinquennat de Mohamed Cheikh El Ghazouani ont accentué le désespoir des populations et leur hantise d’un avenir sombre et incertain. On s’attend hélas à ce que le second quinquennat de celui-ci plonge le pays dans une situation d’étouffement politique et social, pérennisant d’une part un système conduisant manifestement le pays à la désunion et à la déstabilisation et anéantissant d’autre part toute perspective d’alternance salvatrice. Le choix paraît plus que réduit : consécration de l’hégémonie d’une oligarchie militaro-tribalo-affairiste, maquillée de vernis démocratique, ou impasse politique menant inexorablement à une gravissime crise sociale. Celle-ci est déjà en latence : il s’agit de la désamorcer et surmonter ; à tout prix. Le salut réside, dans l’un et l’autre cas, dans la résolution de la fracture sociale et dans le changement de système politique, deux impératifs dont l’accomplissement passe nécessairement par le règlement de la problématique de l’esclavage.

Il n’est plus question de se voiler la face : les aléas d’une mondialisation hégémonique, imprévisible et instable, et les problèmes d’insécurité dans notre voisinage immédiat nous signalent sans fards que l’Histoire ne nous accordera pas soixante-quatre ans supplémentaires pour constater, après coup, l’irresponsabilité de nos dirigeants et la faillite de nos élites. Pour survivre et s’adapter aux impératifs de la modernité, nous sommes condamnés à nous faire mal, changer de mentalités, changer de société, changer notre conception de l’État, changer de système politique, afin d’instaurer, enfin, un véritable État de droit, républicain, démocratique et viable.

C’est donc la prévoyance et la responsabilité politiques qui interpellent aujourd’hui les forces de progrès et les patriotes soucieux de l’avenir de la Mauritanie. Il nous faut réaliser une union sacrée contre la fracture sociale actuelle, condensé tragique des insouciances et dérives accumulées du système. Au-delà de la contestation de la gestion périlleuse de notre pays, voilà un motif légitime, pertinent et objectif autour duquel peut s’accomplir une mobilisation conséquente pour l’avènement du changement. Le sursaut politique autour d’une telle union sacrée est d’autant plus crucial que la problématique de l’esclavage se cristallise de plus en plus comme un défi existentiel majeur nouant toutes nos difficultés à coexister pacifiquement et, au regard de notre environnement géopolitique conflictuel, comme le point névralgique et maillon faible des fondations de la Mauritanie.

Le 11 septembre 2024
Mohamed Daoud Imigine
Le Calame