Quelques séquences de l’histoire des Kadihines (partie 16): La tactique de Juillet/Par Ahmed Salem El Mokhtar (Cheddad)

Le tic au tac : Le mouvement, à son tour, décida de répliquer  du tic au tac. Une étude et une stratégie, visant à mettre en échec l’offensive de Ould Mohamed Saleh, seront adoptées. La tactique consistait à maintenir sur tout le territoire national un climat de lutte et de harcèlement permanent des autorités, aussi bien locales que nationales. Malgré la répression féroce, le mouvement ne cessait de s’étendre. Un poète populaire avait exprimé ainsi la détermination de notre lutte: «notre lutte, par vagues successives, sous l’effet de la répression aveugle, ne cesse de se développer ». De nombreux jeunes dont particulièrement deux jeunes poular, Mamadou Sy et Djigo Moussa, en vrais ambassadeurs itinérants, se donnèrent pour mission de sillonner périodiquement le pays pour diffuser gratuitement et volontairement les bonnes nouvelles du mouvement.
En juillet de la même année, sous l’influence d’une aile du parti (PKM), une tactique de lutte armée fut même envisagée. Une instruction fut ventilée à toutes les représentations du mouvement donnant ordre de commencer à réunir les moyens indispensables pour l’exécution de cette tactique, y compris les armes et les munitions. Arrêter la publication et la diffusion de « Sayhat Elmadhloum »(le cri de l’opprimé), voilà l’objectif premier fixé par le ministre de l’Intérieur à ses services de police et de la gendarmerie. La réplique du mouvement fut de tout faire pour maintenir la présence partout de SayhatElmadhloum dans la forme et dans le délai. Ce que nous avons réussi. Apparemment les autorités n’étaient pas au courant de l’existence de l’organe interne du PKM, « Le Militant», paraissant sous forme de mensuel.
On se mit aussitôt à prendre toutes nos dispositions pour l’exécution à la lettre de la tactique de Juillet. Armés, quotidiennement, en plus d’un bidon de 20 litres d’eau potable, de matériaux susceptibles d’aider à creuser des planques souterraines pour la cache d’éventuelles armes et munitions, on se rendit à une heure tardive de la nuit dans la chaine de montagnes au nord-est de la ville d’Akjoujt. On passa la journée à creuser nos planques dans la perspective de commencer à chercher à subtiliser de l’armement auprès des casernes de la ville, ainsi que les produits de consommation courante. Une formation militaire fut programmée pour les militants et sympathisants.
Au plan idéologique, nos cadres et la plupart de nos militants ont déjà subi une formation militaire assez poussée. Ils vont étudier, parfois dans ses moindres détails, les diverses formes de luttes armées pratiquées par les principales révolutions du 20e siècle. Il ne leur manquait que la mise en pratique de ce qu’ils savaient déjà. Les tactiques et la conduite à tenir dans des situations de flux ou de reflux, d’offensive ou de défensive, la guerre de position, la guerre de mouvement et de harcèlement, la guerre des partisans…voilà quelques exemples des titres de leçons enseignées dans nos structures. D’ailleurs, notre lutte politique quotidienne s’inspirait, dans bien des aspects, des théories militaires apprises dans nos cercles d’étude. Garder l’initiative sur le terrain par un harcèlement continu de l’adversaire, mépriser celui-ci stratégiquement tout en tenant pleinement compte au plan tactique, voilà quelques-uns des principes fondamentaux, fondements de notre conduite politique. Le tout dans le but de former un militant exemplaire, un militant taillé dans le roc, un vrai « Bayard, le soldat sans peur et sans reproche ».
Des entrainements, d’abord aux confrontations physiques, pour défendre nos militants lors des manifestions de rue, étaient organisés régulièrement, en pleine nuit au bord de la mer. Souvent des filles y prenaient part.

Natal ou la Bastille : Des centaines de personnes furent arrêtées et incarcérées à la prison de Beyla par les autorités. Il fut décidé d’incorporer de force, dans l’armée, les éléments étudiants les plus en vue. Les Moussa Fall, Kane Ndiawar, Petit Hassen (futur Dr Hassan) furent partie des étudiants concernés. Certains furent arrêtés, sauvagement torturés puis exilés après à l’intérieur du pays, pour avoir refusé de collaborer avec « leurs supérieurs ». Un avion d’Air Mauritanie, un DC3, s’écrasa à son retour de Zoueiratt après avoir débarqué des étudiants incorporés dans une caserne militaire, mettant fin à la vie de ses occupants, uniquement les membres de l’équipage. Parmi les détenus de Beyla, des dizaines d’entre eux n’avaient jamais entendu parler des Kadihines avant leur incarcération. Ils sortiront de là grands sympathisants et militants du parti. Certains, rentrés illettrés en prison, en sortirent complètement alphabétisés. D’autres victimes d’injustices dans leur vie privée ou professionnelle, n’hésitèrent pas à adhérer aux idéaux défendus par le mouvement pour devenir après de grands militants et dirigeants.
Feu Sid’Ahmed O. Indeilla, un ancien gendarme, en guise de punition, fut torturé presque à mort par ses supérieurs. Dénonçant son cas, l’organe du MND, Sayhatt Elmadhloum, lui consacra tout un article, sous le titre : « Victime de l’arbitraire ». Réformé en civil, il deviendra un brillant militant du mouvement politique et syndical. En 1995, terrassé par une crise d’asthme, il rendra l’âme sur un lit de l’Hôpital National faute d’oxygène. À l’extérieur, à Dakar au Sénégal, précisément, une cellule du MND, menée par les camarades Ahmedou Ould Abdelkader et Sid Elmoctar dit Cheikhatou, se solidarisa avec Ekhliva, un parent de statut esclave, emprisonné suite à une plainte de ses anciens maîtres qui voulaient, bénéficiant de la complicité du consulat de la Mauritanie à Dakar, lui arracher sa boutique. Le poète Ahmedou sera arrêté, ligoté et expulsé par avion en Mauritanie pour rejoindre les prisonniers de Beyla. Feu Ekhliva deviendra un grand militant du mouvement MND jusqu’à son décès il y’a une dizaine d’années.
En vue de les intimider, les fonctionnaires, proches du mouvement, furent à chaque fois menacés, intimidés et souvent mutés arbitrairement. Malgré tout cela, ils cédèrent rarement à ce type de chantages. Sans parler des grands dirigeants syndicaux, constamment interpellés, nous avions d’autres fonctionnaires comme Isselmou Ould Abdelkader (greffier), Dah Ould Abdeljelil (greffier), Maloukif Ould Elhassène (ingénieur), Demine Ould Ney (enseignant), feu Bah Ould Himdeitt (notaire), feu Mohamed O. Abdi (professeur) et bien d’autres, à titre d’exemples, qui ont su résister jusqu’au bout aux pressions de l’Administration. Le nommé Demine fut arrêté une fois à Tidjikja et soumis aux tortures les plus atroces. Il lui arrive de perdre connaissance. Ses tortionnaires le ranimaient, quand ils se rendaient compte qu’il avait repris connaissance, ils se mirent à l’interroger de nouveau.
« Maintenant nous savons ce que tu représentes réellement ici ! », lui indiquaient-ils. « Qu’est-ce que je représente donc selon vous ? » rétorquait-il. « Tu es en mesure de nous informer sur tout puisque nous avons appris de sources bien informées que tu es le président du MND à Tidjikja », lui répondaient-ils. Demine s’assied majestueusement, leur donnant l’impression de vouloir collaborer. « Eh vas-y racontes ! », ordonnèrent-ils. Il leur rappelle qu’il n’a rien à leur raconter. « Et pourquoi tu t’assoies si pompeusement ? »  demandèrent-ils. « Parce que vous m’avez appris que je suis le Président du MND », leur répliqua-t-il.

Les trois montées de Ely Boubout: Les autorités avaient souvent les yeux braqués sur les personnalités, cadres administratifs, sympathisants du mouvement, comme les professeurs et les ingénieurs. Considérant leur niveau académique, elles jugeaient qu’elles étaient les plus aptes à diriger le mouvement. Alors que pour la plupart, ces cadres supérieurs étaient à peine de simples sympathisants. Selon un numéro du mensuel interne au parti Le Militant, une fois, sur plus de 200 détenus à Beyla, on comptait à peine 5 membres du parti PKM. Ely Ould Boubout, l’une de ses personnalités, un professeur de Maths, connu pour son franc-parler et son sens élevé de l’humour, répondant une fois à un parent qui lui avait demandé s’il était vrai qu’il était devenu communiste : « Echkem !», répondit-il. « Echkem », une exclamation exprimant un certain étonnement, mêlé d’ironie. « Je me tracasse pour devenir un simple sympathisant démocrate sans y parvenir », rétorqua Ould Bouboutt. Il dit une autre fois, qu’il était surpris par trois montées : la montée des prix en premier lieu. Il fit remarquer que les prix des denrées de première nécessité doublent ou parfois triplent en si peu de temps. La deuxième montée, selon lui, est celle de la répression.
Il indique qu’il arrive qu’il quitte une famille tard dans la nuit. Quand il revient le lendemain, très tôt le matin, il trouve la maison saccagée et ses habitants raflés en pleine nuit et incarcérés quelque part, souvent dans un lieu tenu secret. La troisième et dernière montée de Ould Boubout, fut celle de la prise de conscience parmi la jeunesse. Il avait constaté qu’il lui arrivait de recevoir chez lui un jeune adolescent venant du fond des régions rurales. Brusquement ce dernier disparut. Il le cherchait partout et n’arrivait pas à le retrouver. Il se résigne, croyant qu’il ne le verrait jamais. Un beau jour, le voilà qui réapparait. Il lui demanda où il était tout ce temps-là. « Faisant fi de ma question », indique Ould Boubout. « Il me regarda droit dans les yeux pour me rétorquer : je suis revenu pour vous éveiller ! », Conclua-t-il.

Le guet-apens : Akjoujt n’était pas épargné par la grande campagne de répression. Une fois on me rafla avec toute une famille, encore en pleine nuit, comme dans le récit de Ould Boubout. Il s’agit d’une pauvre famille de sympathisants, de souche haratine, les Beyouh. On avait loué une chambre dans leur maison à trois pièces rangées sur la même ligne. Il arrive que je passe la nuit dans cette chambre, avec une grosse malle pleine de documents hautement compromettants. Ce n’était pas recommandé de passer la nuit dans de telles conditions. Je n’arrivais pas à me débarrasser d’une autre mauvaise habitude. Comme il faisait très chaud à Akjoujt, je dormais souvent en boubou, sans chemise et sans pantalon. C’était en été. Les gens dormaient dehors.
Moi, ce soir-là je dormais à l’intérieur. Étant sorti pour un besoin, au retour j’aperçus le casque d’un policier qui avançait dans ma direction. Je le reconnus. Il s’agissait d’un certain Mbodj, un policier, originaire de Rosso, très élancé et célèbre pour avoir remporté le marathon de Nouakchott un an auparavant, lors du symposium de 1974. Je somnolais. Mesurant rapidement l’ampleur du danger, cherchant à détourner l’attention du policier de ma chambre, je fis quelques pas en direction de la chambre du milieu, celle habitée par la famille, étant convaincu qu’il n’y avait rien de compromettant. Le policier s’interposa entre la chambre et moi. Je fis un pas en arrière avant de déguerpir. Mbodj, le marathonien, se mit à courir à ma suite. Je n’étais pas marathonien, mais je me rappelle que j’étais le mieux noté aux cents mètres aux épreuves sportives à l’examen du BEPC en 1971. Mbodj m’attrapa peu de temps après, après m’avoir coincé dans un angle formé par deux murs de banco. Si seulement j’avais eu le temps de me mesurer à un coureur de fonds de la classe de Mbodj !
Il me conduisit aussitôt au commissariat de police. Ma grande surprise, ma grande déception surtout, fut de trouver devant moi mon camarade et ami Salek Ould Elhaj Elmoctar. On formait ensemble la cellule du parti dont j’étais le président. Salek est aussi un renvoyé du Lycée National. La police le ramassa au début de la nuit lorsqu’il s’apprêtait à rentrer dans la maison où je passai la nuit, des numéros de Jeunesse Ouvrière « J.O », notre journal local, écrit à la main. Je suis doublement recherché, à la fois comme condamné et responsable du MND. Au commissariat je retrouvais aussi Beyouh et sa femme, ainsi que feu Ahmed Ould Sidi, un jeune cadre du mouvement, faisant partie des marabouts des premiers. Je décidai de continuer à jouer l’innocent tant qu’il n’y avait pas de preuves palpables contre moi.
Arrivé au commissariat, j’avertis discrètement les amis présents d’éviter de me manifester la moindre connaissance. Ce qu’ils firent. Devant les policiers, j’apparaissais comme totalement étranger. Quand nous fûmes seuls je m’ouvris à eux : je les encourageais et je leur donne des conseils et recommandations à tenir. Jusqu’à preuve du contraire chacun devait défendre son innocence. En cas de découverte de preuves indéniables, il fallait se mettre à l’offensive et défendre avec courage ses convictions politiques. Ce que j’envisage exactement de faire. Comme d’habitude je programmais de m’évader. Je scrutais le lieu.
Une vieille bâtisse au milieu d’un vieux camp militaire colonial. Apparemment aucune issue possible. Il fallait envisager les choses autrement. Mon camarade Salek ne cesse de moraliser le groupe. Comme il était étranger à la ville et ancien élève renvoyé pour fait de grève, il a peu de chance d’échapper.

L’astuce salvatrice : Le commissaire de police, un Bâ de Kaédi, est un proche parent à mon intime ami, feu Bâ Abdoullahi dit Batch, enseignant en ce moment à Akjoujt et habitant chez lui. Les deux faisaient partie de la famille de l’inspecteur de l’enseignement feu Bâ Mamadou Nnalla, le père de Koumba Bâ,  future ministre. Quand il fut jour, il me convoqua dans son bureau, se mit à me poser des questions. Considérant que ma réponse tardait un peu à venir, il piqua une grosse colère, puis ordonna à un agent de police de me molester et de me déshabiller avant de me ramener de force au groupe de détenus. Ce qu’il exécuta sur le champ. Les amis se hâtèrent de me donner de quoi cacher les parties intimes de mon corps tout nu. Nos camarades restant à l’extérieur nous informèrent que le jeune Taleb Khyar avait vidé très tôt le matin ma chambre. Seule la chambre des voisins avait été fouillée par les policiers. Ils n’y retrouvèrent rien.
Dans la journée on libéra tout le monde sauf Salek et moi. Pour Salek la décision était déjà arrêtée : il sera envoyé à la prison de Beyla à Nouakchott. Trois places dans un taxi, pour lui et deux policiers, ont déjà été réservées à cet effet. À midi, le commissaire me convoqua de nouveau. Il m’intima de répondre correctement et rapidement à ses questions. Je me pressai de lui apporter une réponse convaincante à la question qui semblait être la plus pertinente : les raisons de ma fuite devant Mbodj. Je lui expliquais que je suis cardiaque et que quand on me réveille subitement je pouvais réagir de diverses manières, la plus fréquente et la plus pacifique est de se mettre à courir sans objectif déterminé. Il baissa le ton.
Il tint à se débarrasser de moi avant que je n’exhibe une autre forme de manifestations de mes crises cardiaques, surtout les plus violentes. Puis, il me montra des bouts de papier chiffonnés sur lesquels étaient griffonnées quelques notes, ramassées dans la cour des Beyouh. Il me demanda, toujours en Hassania bien articulé, si ce n’était pas mon écriture. Je lui répondis non, « puisque je ne savais pas écrire », ajoutai-je. Pourtant c’était bien la vilaine écriture de ma main gauche. Il arrêta net son interrogatoire. Puis il s’adressa à moi, cette fois en grand frère : « Tu vas reprendre tes habits et rentrer chez toi, mais avant ça je te conseille de faire attention à des petits voyous ici qui ne cessent d’intoxiquer les enfants des autres », indiqua-t-il. Je lui répondis que «comme les choses sont comme ça j’ai décidé d’arrêter la recherche de travail, et j’ajoutai : « je vais d’ailleurs rentrer chez moi ». Je ne compte nullement partir, mais je tenais  à m’éclipser pour quelque temps, des yeux de la police. Akjoujt est la terre des éclipses. Il me conseilla de ne pas partir, mais seulement de faire attention à la mauvaise propagande des jeunes voyous.
Mes habits se limitaient en réalité à un seul boubou de Tergal. Ce tissu, bon marché, était porté aisément par tous en ce moment. Je dis au revoir à mon camarade Salek. Il devrait quitter à 15 heures en direction de Nouakchott pour être incarcéré à la prison de Beyla pour une durée indéterminée. Il était tout sourire : je ne l’avais jamais vu aussi joyeux. Je rentrai chez les Heyine sous un soleil de plomb. Comme un fou, sans chaussures, mes pieds nus cuits par le brûlant terrain rocailleux. Zeineb se hâta de me faire sortir le pantalon et les chaussures de son fils Jemal. Et la caravane continua sa marche.

(A suivre)