L’Eveil Hebdo | Exclusif : Entretien avec le Professeur Lo Gourmo

L'Eveil Hebdo | Exclusif : Entretien avec le Professeur Lo Gourmo « Tout cela a donné une assez forte impression d’un gouvernement qui s’ attèle à la tâche stratégique de faire face et d’amener tout le monde à faire face. Et il faut d’ ailleurs constater des efforts particuliers de communication publique de la part des autorités et des gestes d’ouverture et de plus grande inclusivité notamment en direction de la société civile et de l’opposition. Aujourd’hui ces mesures sont généralement acceptées. Et c’est une bonne chose ».

Dans une interview exclusive accordée à notre journal le Professeur Lo Gourmo ,Vice Président de L’UFP explique et décortique la loi d’habilitation qui vient d’être adoptée par le Parlement et livre son opinion sur les mesures prises par le gouvernement pour faire face à la pandémie du COVID 19 qui aujourd’hui a atteint la barre de plus cent mille morts et de deux milliards six cent mille confinés dans le monde.

Eveil hebdo : Pouvez nous expliquer le fondement juridique de la loi d’habilitation et des mesures d’exception prises

Lo Gourmo : La constitution définit un domaine de compétences propres à chacun des principaux pouvoirs existants, à savoir l’Exécutif (le Président de la République, le Gouvernement et l’administration), le Législatif ( le Parlement) et le Judiciaire ( les différentes juridictions).

Ainsi, en matière de libertés publiques, seul le parlement (ou bien le peuple, par referendum) est compétent pour les organiser, les élargir ou les restreindre, conformément à cette constitution. Mais il arrive que certaines circonstances particulières amènent à reconfigurer ce partage des pouvoirs pour permettre à l’Etat d’y faire face.

Ces circonstances exceptionnelles vont donc donner des pouvoirs exceptionnels à des autorités qui, en temps normal, n’en sont pas dotés. L’ensemble des conditions de ce bouleversement de l’ordre des choses, en raison de ces situations particulières, a donné naissance en droit public à ce qui pourrait être appelé une  » Théorie des circonstances exceptionnelles « .

Dans notre constitution, cette théorie prend appui sur un nombre restreint d’articles, plus particulièrement les articles 60 et 71. L’art 60 ouvre la voie aux lois d’habilitation alors que l’art 71 permet au Président de la République de décréter notamment l’état d’urgence.

Dans le cas actuel, le Gouvernement a choisi de se placer dans le cadre de l’art 60 face à l’urgence sanitaire provoquée par coronavirus. Cela lui donne la possibilité de prendre des mesures qui peuvent mettre en cause des libertés publiques (confinement, couvre-feu, fermeture de commerce, interruption de voyages interurbains etc….). Pour cette raison, le Parlement doit accepter d’avance ces atteintes graves aux libertés pour qu’elles puissent être légales.

C’est pour cette raison que le Parlement doit voter une loi qui les habilite c’est à dire qui les autorise et les fonde. C’est alors que le Gouvernement va légiférer à la place du parlement et à titre provisoire, à travers des « ordonnances ».

Après une certaine période de flottement juridique, le Gouvernement a clarifié les choses en fondant a posteriori les mesures d’urgence prises, sur l’art 60 et non 71. Nous sommes sous régime de mesures d’exception prises par ordonnances et non sous état d’urgence visé par l’art 71 qui est la seconde option que pouvait choisir le président de la République.

On peut discuter bien sûr pour savoir s’il ne fallait pas mieux décréter cet état d’urgence une bonne fois pour toute. Pour ma part, je pense que la voie des ordonnances est moins traumatisante, moins dramatique que celle de l’état d’urgence qui est beaucoup plus dictatoriale, beaucoup plus rigide en tout cas. La voie des ordonnances permet toutes les mesures qui ont déjà été prises sans trop bousculer l’ordre formel de l’Etat de droit.

Mais tout ça se discute. L’ essentiel est que la loi d’ habilitation permet à l’ administration d’ agir vite sans avoir à discuter sur la nature des pouvoirs exceptionnels propres reconnus au Président de la République en cas d’ état d’ urgence ( et d’ état de siège) dans le cadre de l’ article 71 de la constitution.

Eveil hebdo : Que pensez vous des mesures prises par le Gouvernement pour faire face à covid-19:

Lo Gourmo : D’une manière générale ces mesures ont été prises dans l’urgence et en dehors de tout dispositif préétabli de lutte massive et systématique contre des pandémies dans notre pays. Bref il ‘s agit de mesures imprévues dictées par des circonstances, par définition, imprévues et même en dehors de tout cadre légal défini.

On constate que cette situation est largement partagée dans le monde, ce qui explique que coronavirus ait provoqué quasiment partout, une véritable crise de gouvernance et même de légitimité des gouvernants. Dans la mesure où gouverner c’est prévoir, on voit bien que la gouvernance ( la bonne) est en défaillance générale.

Cette situation a une explication rationnelle. Partout où règne le néolibéralisme, avec son cortège de destruction des services publics essentiels et de valeurs, l’imprévision et l’improvisation sont la règle car seul compte le profit et même le superprofit immédiat pour de petits groupes restreints de gens.

Notre pays n’a pas fait exception à la règle. Ce n’est pas seulement l’Etat de droit mais surtout l’Etat-providence qui a été empêché ou démantelé : plus d’ Ecole digne de ce nom, plus de Santé digne de ce nom, plus de Sécurité digne de ce nom etc. Donc ce virus est venu dans ces circonstances de crise des moyens d’intervention de l’ Etat, d’ hyper individualisme et d’impéritie générale .

A cette raison globale, systémique, s’ajoute une circonstance aggravante chez nous : deux décennies de l’un des régimes le plus gabegique de notre histoire. Au point que, 2 à 3 mois avant l’explosion de la pandémie et devant une opinion blasée, le nouveau Premier Ministre avoue avoir trouvé les caisses de l’Etat vides !

Donc, imprévision, absence dramatique de moyens, incurie et on pourrait ajouter, crise politique non résorbée, crise identitaire et unitaire du pays quasiment ouverte etc.: voilà le contexte sinistre dans lequel ces mesures ont été prises et annoncées par le régime en place.

On peut constater que nombre de ces mesures ont été prises ailleurs que chez nous, y compris chez nos voisins: fermeture des classes et certains commerces, distanciation sociale et confinement, couvre-feu, fermeture de frontières etc. Des mesures d’ accompagnement économiques et sociales ont également été prises, des dispositifs de soutien aux populations les plus vulnérables ont été annoncées etc.

De même que des décisions en matière de santé ont été annoncées. Tout cela a donné une assez forte impression d’un gouvernement qui s’ attèle à la tâche stratégique de faire face et d’amener tout le monde à faire face.

Et il faut d’ ailleurs constater des efforts particuliers de communication publique de la part des autorités et des gestes d’ouverture et de plus grande inclusivité notamment en direction de la société civile et de l’opposition. Aujourd’hui ces mesures sont généralement acceptées.

Et c’est une bonne chose. Bien sûr, les contraintes générales que j’ai évoquées pèsent lourdement sur l’ambiance générale dans laquelle ces mesures sont prises et expliquent en grande partie les lacunes et défaillances constatées. Pour ma part, je pense que l’extrême gravité de la situation ne ressort pas suffisamment de la politique suivie pour y faire face.

Tout en restant prudent, il faut oser aller de l’avant. Il y a des mesures qui pourraient aider encore plus comme : augmenter les salaires surtout pour les plus basses catégories de la fonction publique et pour les retraités, geler le payement de leurs créances bancaires, adapter le dispositif de confinement à certaines activités de service, aux activités agropastorales, augmenter et décentraliser la gestion des fonds d’ aide sociale, impliquer davantage les acteurs politiques, économiques et sociaux dans cette gestion, revoir la configuration de notre administration territoriale en y ajoutant un palier au niveau des quartiers ( délégués de quartiers désignés avant d’ être plus tard, élus) etc.

Il est inimaginable que l’on puisse lutter efficacement contre le virus sans revoir certains aspects de nos réalités économiques, sociales et politiques.

Notre pays est riche et sa population relativement peu nombreuse. Il faut se servir beaucoup mieux de ce double atout. Le nerf de la guerre c’est l’argent. Nous devons geler le payement de la dette du pays ( tout les pays semblent s’orienter dans ce sens ) et l’ argent ainsi  » économisé » peut aider au financement des mesures fortes évoquées. Les banques doivent être encore plus massivement aidées afin de faire face à la crise des liquidités qui se profile.

Nous devons revoir notre coopération internationale. De fond en comble. Réajuster le tir avec certains pays et privilégier la mise en valeur de nos ressources dont certaines auront beaucoup plus de valeur que d’autres dans les mois à venir ( le poisson sera une denrée encore plus demandée car il y a de gros risques de crise alimentaire mondiale comme le craint la FAO).

Bref, des mesures d’ ordre macro et microéconomique urgentes s’imposent rapidement et doivent être annoncées pour rassurer et aider à faire face au vent de panique de la récession qui souffle dans tous les marchés dans le monde.

Enfin, l’ Etat de droit doit être renforcé justement dans cette période de gouvernance par ordonnances. La politique d’apaisement et d’ouverture du pouvoir actuel doit être poursuivi et élargi. La consultation préalable et la convergence des volontés sont des armes efficaces contre covid19.

Enfin, par dessus tout, l’unité nationale et sociale sera une garantie supérieure à toute autre pour nous en sortir. Tout devrait être mis en oeuvre pour créer un état d’esprit populaire unitaire. Notre peuple aspire à cette unité à travers notamment l’égalité de ses composantes. Lutter contre toute discrimination, dénoncer tout esprit particulariste, faire en sorte que chaque mauritanien se sente reconnu dans sa citoyenneté, tendre la main aux victimes des politiques passées, par exemple du passif humanitaire….

Voila la voie la plus sure pour réussir dans une entreprise aussi titanesque que celle de la lutte contre la pandémie et contre les souffrances qu’elle provoque et ne manquera pas de diffuser partout, bien plus tard après sa disparition.

Propos recueillis Par AOB

Source : L’Eveil Hebdo (Mauritanie)