Le laxisme ambiant, la démoralisation de la société et la démobilisation des esprits sont tels qu’on nous dit que nous allons entrer incessamment en guerre ou que nous nous sommes déjà engagés et que nos troupes sont sur le qui-vive sur le champ de bataille sans que personne ne s’émeut d’une telle information, ne cherche à la vérifier, ni ne s’étonne qu’on puisse franchir ce pas à l’insu de la population.
Depuis des années, les pressions et les invites à la guerre n’ont pas manqué. Cela était patent. De même qu’était patente l’ambiguïté des hauts responsables en charge du pays.
Le rôle de nos troupes serait, au Sahel, de sécuriser d’autres troupes « amies », en attendant peut-être que celles-ci se retirent et nous lèguent leurs succès relatifs et leurs limites effrayantes.
Dans cette perspective, les hommes du Désert devront se débrouiller seuls, dans leur milieu naturel, comme le poisson dans l’eau, ou plus exactement comme la gazelle ou le chameau entre les dunes brûlantes interminables, les plaines rocailleuses infinies où les os d’un oiseau, mort il y a des années, trahissent à plusieurs kilomètres comme un groupe de tentes blanches volontairement regroupées. Pour le décor et la forme tout cela se comprend. Mais la raison, le motif et le procédé ?
La guerre, une affaire sérieuse
De tout ce qu’entreprennent les hommes et les Etats, la chose la plus sérieuse et la plus grave c’est la guerre. Peut-on imaginer une minute qu’elle soit décidée dans le secret ou à l’insu du peuple concerné qui doit nécessairement en payer le prix financier et le prix de sang ? Engager la guerre, c’est engager tout un peuple dans une aventure de mort. La guerre est dirigée, sans doute, par un seul homme, le commandant en chef.
Mais la décision de guerre est autre chose. Si elle est prise par un seul individu, c’est le sommet de l’extravagance. Dans un pays qui n’est pas un Etat informel, diverses instances participent à son élaboration ou donnent leur avis formellement et notamment l’Opposition, dans la mesure où les Etats, dans pareilles conditions, cherchent le consensus, l’unanimité, l’union nationale. Ils tentent bien souvent d’affronter la guerre avec un gouvernement d’union nationale.
Le minimum est que le Conseil des Ministres évoque dans son communiqué une intervention armée hors du territoire national et d’obtenir, au préalable, une autorisation formelle de la représentation nationale, c’est-à-dire de l’instance parlementaire. Elle ne suffit plus. Une large information préalable est indispensable. Elle ne suffit pas non plus. S’est-on assuré de la licéité d’un tel engagement, du point de vue de la religion.
On nous répète perpétuellement, sans qu’on sache vraiment pourquoi, que nous ne sommes pas un Etat laïc. Alors, comportons-nous en Etat théocratique. Que dit le Texte sacré sur le sang qui sera versé, non seulement par nos soldats, mais encore par ceux qui ne nous ont pas attaqués et qui sont réputés musulmans ?
D’autres formes de préparation psychologiques et morales auraient pu être faites au moment du départ des troupes.
Un défilé du corps expéditionnaire eût été d’une extrême utilité et on eût été avisé de faire appel, au cours de cette parade, à nos derniers saints et de leur demander de bénir et sacraliser les troupes.
A côté des femmes qui lanceraient les youyous, et les artistes qui galvaniseraient par leur ‘’vaghou’’ les soldats, et au milieu des chameaux, et bœufs qu’on sacrifierait pour conjurer le sort, il y aurait ces hommes à la passion éteinte, psalmodiant, lugubres, le visage ravagé par la piété et l’humilité face au Créateur, des prières protectrices que même le plus endurci des laïcs sait qu’elles montent au ciel.
Des chefs intelligents
Et les poètes, seraient-ils de trop ? En cette occasion, les Etats ont toujours accordé à ceux auxquels la nature a donné le secret et la magie du verbe une place de choix. Alexandre le Grand, lui-même, rasant Thèbes, a reculé devant un seul site : la maison d’un poète. Al Moatassim, le Khalife abbasside, attaquant les Romains orientaux s ‘accompagna d’Abou Tamam qui immortalisa cette campagne.
De surcroît, les penseurs nous disent que la poésie est le sommet de la production de l’esprit.
Il est vrai que depuis les déclarations publiques de nos responsables, nous cachons comme un meurtre notre penchant pour la poésie.
Quoi de plus urgent et de plus utile que de remonter le moral des partants et de créer une mobilisation parmi la population qui, si elle n’est pas suffisamment informée, peut, à tout moment défavorable sur le front ou sur l’arrière, se retourner contre les dirigeants et s’insurger contre une décision à laquelle elle est en juste droit d’être associée.
Lorsque l’Emir Ely El Kory O. Amar O. Ely voulut, en 1200 de l’Hégire, attaquer ses ennemis – et son émirat n’était pas théocratique -, il consulta les lettrés, sans doute après ses chefs militaires. C’est à cette occasion, pour ne rien négliger, qu’il leur posa la question : que signifie la transcription, en symboles alphabétiques, de l’année 1200 ? Ils lui répondirent « charr », c’est-à-dire guerre, mais guerre avec une intonation de malheur. Ely El Kory demanda aux lettrés de renverser le mot et de lui dire ce que donne l’anagramme. Ils lui répondirent « rach », c’est-à-dire jet ou giclée. Il comprit sans peine que giclée dans la guerre est de sang. Les chefs à l’époque étaient plus intelligents que maintenant.
Mais, comme Ould Ely-Chandhora portait un nom lourd de gloire, il ne recula pas. Il attaqua ses ennemis, en dépit du présage, et fut tué. Il craignait infiniment plus que la mort le déshonneur et l’opprobre.
Dans l’antiquité grecque, lorsque le richissime roi de Lydie, Crésus, Qaron pour les Arabes, -pas son homonyme évoqué dans le coran – voulut attaquer le roi mède Cyrus dont l’étoile menaçante montait à l’Est, il ne se contenta pas de l’approbation de la Cour. Il attendit d’abord de consulter l’Oracle de Delphes.
Celle-ci, de manière sibylline, répondit que s’il le faisait « il détruirait un grand empire ». Crésus, encouragé, engagea la guerre, sur la foi d’une prophétie équivoque. Les sentences de la Pithye sont proverbiales par leur manque de limpidité et c’est Crésus qui fut battu et c’est son empire qui fut détruit.
Quelle que soit l’urgence ou l’attrait des bénéfices qu’on escompte de la guerre, il y a des précautions à prendre, des formalités à accomplir quand il s’agit de soulever le lourd glaive de la faucheuse des têtes. On n’y va pas comme on va saluer des parents à Akjoujt ou à Rosso.
Obligations rituelles
Dans la civilisation d’Afrique noire, c’est la même chose. On s’acquitte d’une multitude d’obligations rituelles qui conjurent le mal et invitent la bonne chance, tout en associant la population et en rendant solennel un acte si grave. S’il y a des guerres secrètes, il n’y a pas de guerre confidentielle. Bien au contraire, c’est le plus grand retentissement qui est généralement recherché.
Lorsque le grand résistant, le Mogho Naba Wobgho, roi du pays où coulent les trois voltas, voulut faire face aux troupes françaises envoyées de Bamako par Trentinian et Archinard, il fit d’abord appel à « ceux qui détiennent le secret du monde invisible ». C’est à la suite de cette consultation que le Grand sorcier Naba immola sur sa route, au moment du départ, une poule noire, un mouton noir, un âne noir et, dit-on, un esclave gourounga.
Qu’il ait échappé aux Français, qui « ne trouvèrent que les crottins de ses chevaux » et qu’il mourut, des années plus tard, dans son lit s’explique par ces apprêtements, aux yeux des Mossi. Dans la guerre, rien n’est de trop pour mettre toutes les chances de succès de son côté.
Dans l’Empire mandingue, il a fallu que la sœur de Soundjata Keita se donne pour découvrir le secret de l’invulnérabilité du roi des Sosso, Soumaouro Kanté (le terrible), qui donna du fil à retordre au « Toit du Manding », Soundjata Keita, comme dit le griot. Le roi Sosso ne pouvait être tué que par un ergot de coq blanc.
Quel ergot magique, quel ergot infaillible, peut-on chercher ou déterrer qui pût être aussi efficace ? S’il existe, c’est par l’association de tous qu’on pourra le découvrir. Mais avant les formes, il y a le fond. Quelle est la logique qui peut nous conduire à nous engager dans un conflit armé dans lequel nous ne sommes pas agressés et dont l’issue, en cas de victoire, ne nous ouvre a priori, aucune perspective franchement riante.
Il est juste que nous ne pouvons pas nous désintéresser du sort de nos frères Azawadis et il nous est difficile de les considérer avec la même intensité de sentiments que les Rohingas de Birmanie.
Les autres aussi avec lesquels ils sont aux prises sont des frères, des frères toujours braqués sur les stéréotypes de 1963.
Mais cette histoire de terrorisme islamiste n’est pas convaincante en ce qui concerne l’Azawad. La question de l’Azawad est une vieille affaire de plus de 50 ans. Toutes ses péripéties sont connues ici. Vouloir la noyer dans le terrorisme islamiste est une tentative vaine, théoriquement, mais pratiquement elle réussit momentanément à prendre en otages les mouvements nationaux de l’Azawad. On veut y ajouter l’armée mauritanienne.
Financement aléatoire
Vouloir la paix au Mali, c’est isoler le problème de l’Azawad du reste du fatras de récriminations, de revendications et d’injustices, cette boîte de Pandore que la révolte de l’Azawad a contribué manifestement à ouvrir et sur lequel elle a agi comme un révélateur. L’épiphénomène doit être isolé du phénomène et les Azawadis motivés par leurs droits et associés à la protection de leur territoire.
On pouvait, à la limite, si ceux qui détiennent les leviers du Mali décidaient d’une vraie solution juste et raisonnable pour l’Azawad, accepter de participer à une sécurisation limitée dans le temps et dans l’espace, avec un budget non pas promis mais disponibilisé.
Compter sur une quête financière aléatoire que les Nations Unies refusent d’entériner, c’est vraiment le sommet de l’inconscience. La manière dont les discussions se déroulaient depuis deux ans n’est guère engageante et ressemble fort aux disputes des ménagères au marché lorsqu’elles prennent à partie les marchands qu’elles accusent de ne pas leur avoir donné la quantité ou la qualité convenue.
Le risque qui nous guette ressemble à celui de ce client qui entre dans un restaurant, commande à diner un poisson mais pour payer la note, il compte sur la perle qu’il pourrait trouver dans le ventre du poisson.
C’est vrai, les Français ont dit que la défense de Marseille commence à Bamako. Nous le comprenons, ils ont le sens de la stratégie. Oui, mais nous, nous ne sommes pas au Nord de Bamako, nous sommes à l’Ouest. Il ne faut pas faire d’erreur de perspective. Notre défense commence à El Aioun, à Dakhla, à Saint-Louis, à Bakel (ou Bakar). Sans être très sûr de l’amitié et des bonnes dispositions permanentes de nos voisins, en cas de complication des données, nous ne pouvons réellement être utiles aux Sahéliens de l’Est.
Il faut être sûr qu’un conflit n’éclatera pas à Guergueratt, à un jet d’obus de canon de la fameuse Zone franche et du port minéralier ou sur la voie ferrée qui regarde, sur près de 500 km, la frontière du Sahara Occidental et dont un tronçon de quelques kilomètres court même en plein Sahara, depuis la guerre de 1975-78, pour contourner l’ancien tunnel sous l’escarpement (taref) de Choum. Qui nous garantit qu’un incident de pêche (ou de gaz) fortuit ou délibéré, au large de N’Diago et Ghahra, n’éclatera pas entre-temps ?
Toutes ces hypothèses possibles, voire plausibles dans certaines conditions, sont de nature à nous mettre, toutes proportions gardées, dans la position inconfortable, puis franchement désespérée, de Paulus ou du grand Manstein lui-même.
Aller à Bamako n’aura d’ailleurs pas grand sens, car il se révélera qu’on ne pourra pas sécuriser l’Azawad sans sécuriser le Niger et le Burkina Faso.
La jonction est faite depuis belle lurette entre tout ce qui bouge et se révolte contre l’injustice et la domination au Nord du Mali et du Niger et Boko Haram et quantité d’autres révoltes contre l’exclusion et l’accaparement des richesses par les gouvernants.
En dépit de toute l’agitation, des menaces, des déclarations incendiaires et des interventions armées, le front anti-terroriste n’a même pas pu être stabilisé, bien au contraire, il continue à s’étendre et à s’approfondir. Il a déjà fait un pic, complètement au Sud du pays Diola, à Grand-Bassam, ses flammes lèchent le pays N’Gourma, au Burkina Faso. Au Sud-Est, il n’a pratiquement pas de limite. Le terrorisme de Boko Haram après avoir métastasé vers le Sud et l’Est du Niger a gagné le Nord Cameroun, dans l’Adamaoua, l’ancien royaume d’Adama, compagnon de Osman Dan Fodio.
Un peuple fier
Pour vaincre tout ça, il va falloir pacifier le monde foulbé et assimilés du Macina jusqu’aux vestiges de Hamdalaye, capitale de Cheikhu Amadou et les falaises de Bandiagara, dernière demeure d’El Haj Omar. De là, il faut nécessairement aller plus au Sud-Est, vers Zinder, l’ancienne capitale du Niger, en pays Haoussa, là où Boko Haram est chez lui. Le nœud sous le coup de hache continuera à se corser.
Les peuples peul et Haoussa vivent dans une zone de rencontre des carences économiques, sociales et politiques. Entremêlés au Sud depuis Osman Dan Fodio, ils sont extrêmement imbus de l’Islam. Il fait partie de leur culture et de leur personnalité.
Si on dit que ces peuples sont de religion musulmane, on n’aura pas suffisamment caractérisé la place de l’Islam dans leur conscience profonde, si par la suite on dira que l’Afrique Centrale est chrétienne. Ce n’est pas la même profondeur, la même assimilation, la même durée. On est tenté de dire que ce n’est même pas le même Islam que celui des Mandingues, pourtant si ancien.
Ceux qui articulent la langue peule, en tout cas, ont une particulière disposition à connaître l’Islam. Il y a quelque chose qui ressemble à cette espèce d’isomorphisme qui règne entre la langue arabe et la poésie ou la langue allemande et la philosophie. Ils le connaissent autant que ceux entre les tentes desquels il a éclaté subitement comme un tonnerre dans un ciel clair, en l’an 610.
Il n’y a pas des millions d’Arabes qui égalent Osman Dan Fodio, Cheikhu Amadou et El Haj Omar.
Les Peuls semblent avoir embrassé l’Islam sur un temps long, par assimilation lente. C’est ce qui explique, peut-être, qu’ils ont islamisé d’autres peuples et produit, à diverses époques, des mouvements d’approfondissement, de rénovation et de conscientisation. Une religion imposée est difficilement messianique ou missionnaire.
Le partage, non pas colonial mais des indépendances, a privé ce peuple altier d’un Etat où il pût donner toute la mesure de son génie et cette frustration n’est pas facile à manier et la blessure ne doit pas être approfondie. Qui ignore l’histoire peut au moment se référer à la géographie – regarder une carte- et se demander au nom de quel principe l’Adamaoua a été rattaché au Cameroun.
C’est dire qu’on ne va pas dans des terres vides ni à la rencontre des malheureux Pygmées.
A suivre.