Autrefois, l’or ne faisait que franchir le Sahara. Depuis cinq ans, on l’extrait au cœur même du désert. En 1324, quand le roi de l’Empire du Mali, Kankou Moussa, le traversa en route pour La Mecque, avec «un immense cortège» de milliers de porteurs, il marqua l’esprit des chroniqueurs arabes de l’époque par sa magnificence. Kankou Moussa transportait avec lui plusieurs tonnes d’or.
«Cet homme a répandu sur Le Caire les flots de sa générosité ; il n’a laissé personne, officier de la cour ou titulaire d’une fonction subalterne quelconque, qui n’ait reçu de lui une somme en or, écrit l’écrivain syrien Al-Umari (1).
Il répandit si bien l’or au Caire qu’il en abaissa le taux et qu’il en avilit le cours.» Depuis le Moyen Age et jusqu’à l’époque coloniale, le précieux métal provenant des royaumes africains a fait fantasmer les Européens. Il est aujourd’hui l’objet d’une quête effrénée, mais quasi invisible, dans les replis du plus grand désert du monde.
Anarchie
Les grandes compagnies minières ne sont pas concernées – trop peu rentable et trop instable. L’extraction se fait de manière artisanale, avec de simples pioches sur certains sites. Les filons ont attiré des dizaines de milliers d’orpailleurs dans des zones inhabitées, parfois en l’espace de quelques jours. Personne ne sait plus exactement comment et pourquoi la ruée a commencé. Est-ce l’envolée du cours de l’or, multiplié par quatre entre 2003 et 2013 ? La commercialisation des détecteurs de métaux chinois bon marché, qui a rendu la prospection abordable ? Qui fut le premier à déterrer une pépite, celui dont l’histoire répétée et amplifiée a appâté des cohortes d’aventuriers ?
Le boom a commencé au Soudan en 2012, avant de gagner le Tchad puis le Niger, et enfin la Mauritanie. «Il semble en réalité que ce mouvement constitue une seule et même ruée à l’échelle sahelo-saharienne», estime Laurent Gagnol, géographe à l’Université d’Artois. Les pionniers du secteur, désormais expérimentés, se déplacent au gré des nouvelles opportunités, des épisodes de violences ou des fermetures de mines décidées par les autorités.
Les Etats du Sahara ont dans l’ensemble échoué à tirer des revenus de ce boom de l’orpaillage. L’isolement des sites miniers, l’anarchie qui y règne, la corruption de l’administration et la vivacité des réseaux de revente clandestine ont eu raison des tentatives de taxation ou de régulation. L’or du désert afflue dans les comptoirs des Emirats, de Turquie ou d’Inde, sans remplir pour autant les caisses de l’Etat tchadien ou nigérien.
«Don de dieu»
Cependant, «le bilan est globalement positif», juge le chercheur indépendant Jérôme Tubiana. «Certains individus ont fait fortune et réinvestissent leur argent dans le pays : il y a un effet d’entraînement économique. Surtout, l’orpaillage détourne les habitants d’autres activités potentiellement déstabilisatrices pour les gouvernements.» Dans le désert, la jeunesse désœuvrée a en effet une fâcheuse tendance à s’orienter vers la contrebande, le trafic de migrants, la rébellion armée, voire le jihad… «L’or est un don de Dieu pour les Etats, affirme Emmanuel Grégoire, directeur de recherche émérite à l’Institut de recherche et de développement (IRD). L’orpaillage occupe la population et crée des emplois indirects. Pour approvisionner les villes-champignons nées de la ruée, il faut du transport, du commerce, etc. Au Sahara, les mines sont devenues une soupape.»
(1) Shihab al-Umari (1300-1349). Extrait de «Kankou Moussa, le roi pèlerin», dans Charlie Hebdo du 18 juillet.
En Mauritanie l’état garde la main
C’est le dernier front connu de la ruée. En 2016, des prospecteurs avisés ont sondé les alentours de la mine de Tasiast, exploitée par le géant canadien Kinross Gold. La nouvelle de la découverte de filons prometteurs s’est répandue en un éclair. «Malgré la frénésie, le marché s’est tout de suite organisé, des boutiques spécialisées ont ouvert à Nouakchott, puis à proximité du site, des milliers de détecteurs de métaux ont été vendus. Des étrangers sont venus des pays voisins de la Mauritanie, et même du Soudan, décrit le géographe Laurent Gagnol, qui est allé observer le phénomène sur place. La mine se trouve en plein désert. Mais par chance, Chami, une ville nouvelle construite en 2012, est située à proximité des gisements.» Pratiquement inhabitée jusqu’à l’arrivée des mineurs, la cité fantôme est devenue en quelques semaines la capitale de l’or mauritanien.
A la fin de l’année dernière, un autre site s’est formé autour de la ville minière de Zouerate, plus au nord. Nouakchott a choisi de s’inspirer du modèle soudanais pour réguler les activités aurifères. «L’Etat délivre des permis d’exploitation, il a mis en place des centres de traitement de la roche dans des parcelles réservées. L’armée mauritanienne est très présente dans la zone», explique l’universitaire. Le gouvernement a aussi caressé l’idée d’installer des comptoirs d’achat étatiques. Pour l’instant, l’or se fraye un chemin vers Dubaï, Beyrouth ou Bombay via des chaînes de commerçants. Les premiers acheteurs attendent les pépites à Chami, mais comme partout dans le Sahara, plus l’or s’éloigne de la mine, plus son prix augmente.
Au Niger, côté toubou et côté touareg
La course vers l’or progressant d’Est en Ouest, le Niger a connu son boom de l’orpaillage en 2014. «La vallée fossile du Djado, au Niger, présentait des caractéristiques proches des sites aurifères tchadiens», explique Emmanuel Grégoire, de l’Institut de recherche pour le développement. Des prospecteurs ont fait venir des détecteurs et ont tenté leur chance dans cette zone sous contrôle de la minorité touboue.
«Dès qu’ils sonnent, ils procèdent à l’extraction de l’or en décapant et en creusant les surfaces prometteuses sur une profondeur ne dépassant guère 60 cm, à l’aide d’outils rudimentaires, le terrain étant meuble. Aucun traitement chimique des roches n’est nécessaire. […] L’or extrait, de jour comme de nuit, est de type alluvionnaire, massif et de qualité supérieure, car révélant une teneur de 22 carats», décrit une étude sur l’or du Niger publiée en 2017 (1). En moins de deux semaines, le filon du Djado attire plus de 10 000 hommes.
«Outre les orpailleurs, des vendeurs de nourriture, d’eau, d’essence, de charbon, d’outillage, d’animaux, de véhicules 4×4, de matériels et d’outillage s’installèrent à proximité du site principal, créant ex nihilo le marché le plus important au nord-est d’Agadez. Des restaurants, des salons climatisés équipés de téléviseurs et des centres de santé ont été créés grâce aux groupes électrogènes.» Mais l’or attire aussi des bandits, des officiers, des hommes politiques ou des chefs traditionnels qui tentent de prélever une part du gâteau. «C’était sans foi ni loi, il y avait un racket généralisé. Les orpailleurs eux-mêmes le disaient, témoigne Emmanuel Grégoire. L’armée a fini par évacuer tout le monde.»
Le long de la frontière avec l’Algérie, le site de Tchibarakaten fonctionne, lui, à plein régime. Là-bas, l’or n’y affleure pas, il faut creuser des puits à plusieurs dizaines de mètres et concasser la roche. Le gisement s’étire sur le sol algérien, que les orpailleurs viennent en catimini gratter la nuit (ils remplissent leurs véhicules de résidus abandonnés dans d’anciennes mines) avant de rapporter la roche le plus discrètement possible côté nigérien. Elle est ensuite traitée par «des gens expérimentés venus du Burkina Faso ou du Mali», des Etats qui ont une activité minière historique. Le site de Tchibarakaten est étroitement contrôlé par les Touaregs, «dont beaucoup d’ex-rebelles reconvertis». Ce qui explique sans doute pourquoi Niamey a maintenu le site ouvert jusqu’à aujourd’hui.
(1) «Ruées vers l’or au Sahara : l’orpaillage dans le désert du Ténéré et le massif de l’Aïr».
Au Tchad, des sites hors de contrôle
Trois sites majeurs ont vu affluer les orpailleurs au Tchad : Miski (en 2012), dans le massif du Tibesti ; Kouri Bougoudi (en 2012), près de la Libye ; puis le Batha (en 2016), dans le centre du pays. «Des villes nouvelles de plusieurs milliers d’habitants ont surgi en plein désert, des deux côtés de la frontière, décrit un rapport de l’institut Small Arms Survey (1). L’eau nécessaire était acheminée au moyen de camions citernes depuis la Libye ; les vivres, groupes électrogènes, détecteurs de métaux et autres appareils utilisés pour l’orpaillage ainsi que le mercure ont essentiellement été importés.»
Les techniques apprises au Darfour sont répliquées dans le Tibesti. D’abord, l’extraction de la roche, le plus souvent dans des puits des deux à trois mètres de diamètre, qui peuvent dépasser les 50 mètres de profondeur. Puis le concassage, et le broyage à l’aide de «moulins chinois». Ensuite, la décantation du sable dans des bassins de mercure. Enfin, la combustion du mercure pour en détacher l’or. «Les Soudanais ont la réputation d’être les meilleurs nettoyeurs, explique Raphaëlle Chevrillon-Guibert, chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement. Leur expertise est prisée dans tout le Sahara.»
A la différence du Soudan, le Tchad a vu d’un mauvais œil le développement de cette activité qui échappe totalement à son contrôle, dans une zone historiquement rebelle. Les tensions entre les populations touboues du Tibesti et les orpailleurs zaghawas (l’ethnie du président tchadien, Idriss Déby) ont à plusieurs reprises dégénéré en affrontements armés. Le gouvernement a officiellement interdit l’exploitation, mais celle-ci se poursuit de manière clandestine. En août, des hélicoptères et des avions de l’armée tchadienne ont bombardé les zones aurifères de Miski et Kouri Bougoudi.
(1) «Les Toubous dans la tourmente : présence et absence de l’Etat dans le triangle Tchad-Soudan-Libye», 2017.
Au Soudan, les origines du boom
C’est dans le nord du Darfour que la première ruée vers l’or a été localisée, entre 2011 et 2012. «L’orpaillage existait depuis des années, mais il y a soudain eu un moment de folie, raconte Raphaëlle Chevrillon-Guibert, chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement. Au même moment, d’autres régions soudanaises ont aussi connu un boom, les Etats du Nord, du Nil et de la mer Rouge, mais c’était essentiellement de l’orpaillage nomade.» L’exploitation aurifère est à l’époque encouragée par le gouvernement soudanais, «qui comptait beaucoup sur l’or au moment de la partition [le Soudan du Sud est devenu indépendant en 2011, ndlr] pour remplacer la rente pétrolière», explique le chercheur indépendant Jérôme Tubiana : «Khartoum y voyait une source potentielle de devises et a commencé à mettre en place un système d’achat centralisé.»
Le gisement de Jebel Amir a été «le premier épicentre de l’orpaillage», décrit Jérôme Tubiana. En janvier 2013, des miliciens janjawids que Khartoum a armés et utilisés pour écraser les rebelles du Darfour ont affronté des combattants locaux issus d’autres tribus arabes pour le contrôle de cette «énorme mine» où travaillaient «une centaine de milliers d’orpailleurs». L’extrême violence des combats, qui ont fait des centaines de morts, a provoqué une vague de départs. Parmi les déplacés, des prospecteurs qui iront tenter leur chance au Tchad voisin.
Le Soudan est l’Etat de la région qui a poussé le plus loin son projet aurifère : il est notamment le seul à avoir inauguré une raffinerie – qui permet d’exporter l’or selon des normes internationales standardisées – et a décrété un monopole étatique sur les ventes à l’étranger. Le pays tente d’attirer les investisseurs en réformant son code minier. Sans vraiment y parvenir, jusqu’à présent. Aujourd’hui, «Khartoum entre dans la phase de l’industrialisation», estime Raphaëlle Chevrillon-Guibert. En moins de dix ans, le Soudan est devenu le troisième producteur du continent. Mais 90 % de son or est extrait de façon artisanale.
Célian Macé
Source : Libération (France)