C’est au moment où surgissent de graves menaces, où l’horizon s’obscurcit, où apparaissent les signes avant-coureurs de la tempête et du déclin, que la lucidité prend sa revanche sur le mensonge, le rêve insensé et la folie des esprits. C’est aussi le moment où se posent les questions les plus apparemment saugrenues, provocatrices et irritantes aux yeux de ceux qui s’obstinent, sans aucun égard à la logique du temps, à continuer d’adopter le même train de vie, le même mode de pensée, les mêmes approches et solutions surannées. L’on est obligé, malheureusement, de choquer ces habitants de la caverne platonique en leur paraissant ultra pessimiste et même déséquilibré, pour avoir douté de l’existence d’une nation mauritanienne, à l’instar de ceux qui, bien avant ces lignes, ont déjà exprimé un tel sentiment.
Sans doute, avons-nous donné un nom à l’ensemble humain habitant ce territoire, qui aurait pu englober depuis Tombouctou jusqu’aux régions méridionales du Maroc et de l’Algérie, sans aucune disposition à consentir un sacrifice pour le protéger. Nous nous vantons d’une culture qui n’est pas spécifiquement la nôtre et faisons valoir des moments de gloire hypothétiques d’une histoire que nous connaissons mal et dont nous n’avons même pas une version officielle. Nous avons tellement imité les nations historiquement bien formées, que la mythomanie est devenue le mode de gestion de notre destin commun. En effet, l’État national a mimé l’administration coloniale et depuis qu’ils sont au Pouvoir, les Militaires n’ont cessé de mimer les Civils. Or, il est scientifiquement établi que l’imitateur devient fou à partir du moment où il oublie qu’il est en train d’imiter.
Une genèse interrompue
Espérons qu’il nous reste au moins un moment de lucidité pour nous poser la question de savoir si nous sommes encore capables de former une nation, ou si nous devons nous résigner à demeurer un ensemble fragile et hétéroclite de tribus, d’ethnies et de strates sociales disposées, les unes par rapport aux autres, au gré de la succession de royaumes éteints, de confédérations tribales vaincues ou de formations émirales inachevées.
Nous avons essayé, du moins ceux parmi nous de la génération du début de la période post coloniale, de fonder notre projet de nation sur des éléments historiques dont l’islam commun à tous les Mauritaniens, l’usage commun de la langue arabe depuis l’avènement de l’Almamya vers 1776, les liens tissés par nos mahadras et le système traditionnel d’enseignement, le partage de certains épisodes de notre histoire depuis l’époque des Almoravides.
Ces fondements auraient bien permis d’improviser une nation, comme partout dans l’empire colonial français où les limites entre colonies n’ont jamais, et pour cause, coïncidé avec celles des ensembles pré coloniaux culturellement homogènes. Mais la genèse de l’État-nation s’est vite interrompue, laissant entrevoir une menace gravissime sur les facteurs intégrateurs d’une osmose qui avait commencé bien avant la colonisation, en dépit de l’anarchie généralisée ou « seiba » dont l’esprit revient, aujourd’hui, au galop. Cette interruption provoque chez certains d’entre nous un tel pessimisme qu’ils considèrent les fondements de notre unité comme de simples raccourcis en l’absence d’une volonté de refonder l’Etat sur une vision partagée de notre destin commun.
Nous sommes bien partis grâce à des hommes et des femmes qui ont su, en dépit de bien des obstacles, commencer à forger un homme mauritanien capable d‘échapper à l’emprise des référentiels sectaires pour pouvoir contribuer à la formation d’une culture citoyenne. Mais nos premiers dirigeants ont commis une erreur fatale qui aura sur nous un impact à vie : l’option pour la guerre en vue du rattachement du Sahara. Il est hors de propos d’aborder davantage cette question, mais il est permis de penser que la Mauritanie avait une équipe de dirigeants qui valait, pour elle, tous les Sahara du monde. Faire la guerre dans le contexte des années 1970 était un choix clair et net entre l’impossible adjonction d’un territoire disputé par deux pays cent fois plus forts que nous et le maintien du meilleur gouvernement que le pays eût pu avoir. Cette erreur eut de nombreuses conséquences dont la plus fatale fut l’avènement du régime militaire dont les tenants n’ont pas toujours été, cependant, de mauvaise étoffe. Ce régime a fini cependant, par affaiblir l’Armée en éliminant ses meilleurs éléments et en lui faisant jouer un rôle qui n’est guère le sien. A la décharge de ceux parmi les officiers qui ont géré le pays sans se référer à leur propre instinct idéologique sectaire, il faut noter que les cadres civils partagent avec eux la responsabilité des erreurs commises en matière de gestion de l’État depuis le putsch du 10 juillet 1978. La réforme de l’enseignement de 1979 avait consacré un système de développement séparé des communautés qui vivent désormais dos à dos, comme si elles appartenaient à des pays différents. L’arabisation à outrance a ôté à la langue arabe son auréole séculaire de langue de ciment. L’application à des fins populistes de la charia islamique en amputant quelques mains de pauvres voleurs de chèvres et la banalisation des conditions d’accès au statut des magistrats ont débarrassé la loi divine de son caractère sacré. Les premiers fondements de l’unité nationale ont, ainsi, été gravement altérés avant le coup d’État du 12 décembre 1984 qui fut bien accueilli puisque chaque dirigeant donne à celui qui lui succède une allure de Mahdi. Il inaugura, cependant, une ère jalonnée d’événements qui ont eu un effet corrosif sur la formation en cours d’une nation déjà mise à l’épreuve de la mauvaise conduite de son destin.
Gouvernance économique déplorable
L’option libérale au lieu du capitalisme d’État instaura une gouvernance économique déplorable concrétisée par la dénationalisation des principales entreprises du pays au profit de quelques familles dont le hasard avait fait qu’elles étaient proches du chef de l’État. Les assurances, les banques et les sociétés de pêche furent données à des entrepreneurs privés, ce qui fit des établissements bancaires des boutiques finançant d’autres boutiques au lieu de financer l’économie. L’État s’est désengagé de trois secteurs essentiels jouant un rôle déterminant dans le renforcement de la cohésion sociale et de l’unité nationale. Le retard de l’agriculture qui est, par essence, une activité plus sociale qu’économique, recommandait de continuer à la subventionner pour aider de nombreuses communautés paysannes habituées, depuis l’indépendance, à être soutenues par l’État au nom d’un élan de solidarité nationale indispensable.
Le secteur de la santé a été également libéralisé alors que la majorité des citoyens, en particulier les groupes sociaux dont le degré de pauvreté est fonction du statut de naissance, de l’appartenance ethnique ou de la position géographique, meurent devant les centres de santé, faute de moyens pour payer les médicaments et les frais d’hospitalisation. La libéralisation a touché également le système de l’Education où les riches envoient leurs enfants dans les écoles privées, alors que les pauvres se contentent des écoles publiques qui sont laissées pour compte.
Le libéralisme a fait sauter la cloison entre les ressources publiques et le capital privé en mettant les premières au service du second, offert un refuge idéal à l’argent sale provenant en grande partie du trafic des stupéfiants et élargi considérablement les inégalités entre ethnies, régions et tribus, ainsi que celles inhérentes à une société de castes où demeurent des séquelles de dépendance personnelle de toutes sortes.
L’avènement d’une démocratie clonée a créé, quant à lui, les conditions idéales d’un mariage entre l’argent et la politique, ce couple commençant, de l’avis de tous, à se servir mutuellement. Les transactions électorales sont désormais d’autant plus faciles que les votes se font sur une base épidermique et tribale. Plus de possibilité pour les groupes sociaux vulnérables, les minorités ethniques et toute volonté d’échapper à l’emprise du système tribalo-esclavagiste, d’avoir une place au soleil et de s’intégrer au processus de formation d’une nation fondée sur le droit de jouissance des attributs de la citoyenneté.
Notre résistance à la colonisation a été épisodique, dispersée et sans lien opérationnel entre ses pôles principaux, alors qu’elle aurait pu contribuer à faire de nous une nation véritable. Au contraire, la position par rapport à la présence coloniale fut la source de l’une des divergences qui ont divisé l’élite politique et religieuse du pays. Deux autres épreuves auraient pu nous unir pour constituer une entité consciente de l’unicité de son destin et de la nécessité de l’assumer : la guerre du Sahara et le conflit avec le Sénégal en 1989. Or, ces deux événements furent la cause de dissensions internes que le pays n’avait jamais connues auparavant, entre les Mauritaniens des régions du Nord en général et les autres d’une part, et d’autre part, entre les populations du Sud et le reste du pays.
Il est donc à craindre que notre projet de nation ait volé en éclats, faute de pouvoir continuer à reposer sur les fondements initiaux qui lui ont permis d’improviser un État dans un contexte de précipitation, et de mettre en place un système de gestion des opportunités publiques et de partage des visions. Notre référentiel juridico-éthique originel a disparu dès les premières années du régime militaire. L’islam mauritanien synthèse d’un sunnisme tolérant communément admis, d’un chiisme discret et d’un soufisme pacifiant les âmes et transgressant les barrières tribales, ethniques et sociales, a été privatisé par des forces politiques, avant d’être mis en cause par d’autres au nom d’un salafisme exogène. Le système d’apprentissage, de pérennisation et de transmission des valeurs est devenu le principal obstacle à la cohabitation des composantes ethniques du pays. La solidarité nationale n’a plus d’objet, car l’Etat Providence est sacrifié sur l’autel d’un libéralisme à outrance mal assimilé. L’espace de partage des visions et des stratégies, ne serait-ce que dans le cadre d’un parti unique sérieux, se limite désormais à l’expression de la volonté personnelle d’un sachem pouvant venir de n’importe où et n’importe quand.
Miroir brisé
Voilà pourquoi le miroir dans lequel nous nous voyions tant bien que mal est, aujourd’hui, brisé en mille morceaux ! Et pourquoi aucun observateur averti ne s’étonnera de voir, dans un petit pays comme le nôtre, rivaliser plus de cent partis politiques dont chacun cache une réalité spécifique alarmante, présentent le signe avant-coureur d’une déchirure verticale ou horizontale de la société mauritanienne. L’existence de ces déchirures dans tous les sens est certes inquiétante, mais ce qui l’est davantage, c’est que la plupart de nos dirigeants ne semblent pas saisir l’ampleur des défis et des menaces auxquelles nous faisons face, que notre opposition ne veut, ni payer le prix de la délivrance, ni négocier la contrepartie de la servitude, que nos amis extérieurs sacrifient ce qui est durable au profit de ce qui est éphémère et que personne ne se rend compte que le salut de la Mauritanie doit être sauvegardé maintenant avant qu’il ne soit trop tard.
C’est en un mot, le principal enjeu des présentes élections dont la transparence absolue est une condition sine qua none de la stabilité du pays. Si la neutralité des pouvoirs exécutif et judiciaire est assurée, les Mauritaniens seront instruits de la possibilité de reconstruire, dans la paix, le toit commun dont ils rêvent depuis toujours. Ceux qui ont cru aux vertus du dialogue en tant que mode de médiation politique et de formulation des consensus nationaux salutaires auront prouvé leur tact et leur perspicacité. Dans le cas contraire, ceux qui ont argué l’inopportunité de recourir, dans le contexte actuel du pays, aux urnes pour faire valoir la pertinence de leur projet, seront obligés, soit d’abdiquer en dévoilant leur couardise, soit de recourir à la violence et à la désobéissance civile. Or, on le voit bien, les deux alternatives de ce choix sont aussi effroyables l’une que l’autre, et l’on peut bien comprendre pourquoi, contrairement à ceux qui comptent sur le fait que « de toute façon, ils seront là ». Ceux-là doivent se rendre à l’évidence que ceux, très nombreux, qui souffrent depuis des siècles de l’oppression, du mépris, de la pauvreté et de l’exclusion, n’auront plus rien à attendre d’une démocratie qu’ils mettent déjà entre guillemets. Et ceux qui ont donné leur sang pour défendre leur peuple en veillant chaque nuit sur sa sécurité, n’accepteront plus d’être les gardiens éternels d’une scène d’un théâtre permanent de mauvais goût.