Avec ses murs gris et son architecture austère, le palais présidentiel de Nouakchott a des allures de forteresse nimbée de mystère. Tout comme son locataire, Mohamed Ould Abdelaziz, 61 ans, qui loge dans la résidence attenante, où il reçoit peu, l’homme préférant passer du temps en famille plutôt que de le perdre en mondanités.
À la nuit tombée il quitte son bureau à 18 heures , il lui arrive souvent de prendre le volant de son Toyota V8, le visage dissimulé dans un turban, pour une tournée incognito, inspectant ici l’état d’avancement d’un chantier, là celui d’une route en construction. Tout Aziz est dans cette discrétion combinée à une volonté de tout contrôler.
Un homme secret
Au fil du temps, cet homme secret s’est forgé plusieurs images. Élu à la tête du pays en juillet 2009, puis réélu en juin 2014, il n’était au départ pour les Mauritaniens qu’un austère militaire parvenu au pouvoir en 2008 à la faveur d’un putsch. Puis le général a troqué son treillis contre un costume-cravate présidentiel.
Omniprésent, il a posé de nombreuses « premières pierres » tout en s’attelant à contrer la menace terroriste. Après avoir ignoré les appels au dialogue de l’opposition, il a fini par organiser plusieurs assises nationales… qui ont toutes tourné court.
Atone depuis le boycott des législatives de 2013, l’opposition, qui l’accuse de manoeuvrer pour se maintenir au pouvoir en 2019, a laissé le champ libre au parti islamiste Tawassoul, qui en est devenu la force principale.
Mais le grand ennemi d’Aziz demeure son cousin, Mohamed Ould Bouamatou, expatrié depuis 2010 et qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt pour corruption depuis août 2017. Artisan du G5 Sahel, Aziz s’est aussi tourné vers l’international.
Il accueillera le chef de l’État français, Emmanuel Macron, à la veille du prochain sommet de l’Union africaine, prévu en juillet. Son bureau, où il nous a reçus, détendu et souriant, est à son image : ordonné et dépouillé.
Ici, pas de thé; il a été interdit par l’ex-président Maaouiya Ould Taya, qui ne supportait pas l’idée que l’on puisse tacher les dossiers. Aziz n’est pas revenu sur cette mesure, au grand dam de ses collaborateurs. Entretien avec un président dont la parole est rare.
Jeune Afrique: Vous vous êtes engagé à ne pas briguer un troisième mandat en 2019. Respecterez-vous cette promesse?
Mohamed Ould Abdelaziz : Il y a décidément toujours un doute dans les esprits! Je me conforme à la Constitution, qui limite à deux le nombre de mandats présidentiels. Nous avons certes révisé la Constitution, mais nous n’avons jamais touché à cet article. Et je n’y toucherai pas.
Avez-vous un dauphin?
L’avenir le dira, car je n’ai pas encore fait mon choix. Parmi les 3,5 millions d’habitants de la Mauritanie, chacun est libre de se porter candidat. Je soutiendrai l’un d’entre eux.
Pas même votre chef d’état-major Mohamed Ould Ghazouani, qui est aussi votre bras droit?
J’entretiens d’excellents rapports avec lui depuis plus de trente ans. Comme avec tant d’autres d’ailleurs, qui travaillent avec moi au développement du pays.
Allez-vous vous retirer totalement de la vie politique?
Je suis un Mauritanien et je le resterai. Tant que je serai en vie, je m’intéresserai à ce qu’il se passe dans mon pays.
La libération, en novembre 2017, du blogueur Cheikh Ould Mohamed Ould Mkheitir, condamné à mort pour apostasie, était très attendue par les associations, tandis que beaucoup de Mauritaniens ont manifesté pour demander son exécution. Pourquoi, dans ce climat tendu, le gouvernement a-t-il choisi d’adopter un projet de loi plus sévère contre l’apostasie?
Le peuple a voulu qu’il en soit ainsi, et les lois sont l’émanation du peuple. Il y a eu beaucoup de manifestations, je dirais même que 90 % de la ville de Nouakchott est descendue dans la rue pour se faire justice. Nous avons répondu à cette demande populaire. Nous ne sommes pas obligés d’imiter ce qui se fait ailleurs si cela nuit à la stabilité et aux intérêts de notre pays.
N’assiste-t-on pas à une réislamisation de la société mauritanienne?
Nous sommes musulmans à 100 %, et notre islam est modéré ; nous mettons en pratique les préceptes tels qu’ils ont été enseignés. Chez nous, l’extrémisme ne prend pas. Massacrer les populations, se faire exploser, pointer sur tout le monde un index accusateur, cela n’est pas la religion, et c’est très éloigné de l’islam.
Comment interprétez-vous la montée en puissance du parti islamiste Tawassoul, devenu la première force d’opposition?
La nature a horreur du vide. Dès qu’il y en a un, il est automatiquement comblé. Une place était naturellement réservée à l’opposition, mais elle a choisi de boycotter les législatives de 2013. Alors, le seul parti qui s’est présenté a occupé cette place. Cette situation était particulière. D’ailleurs, cette année, il y aura de nouvelles élections, et il n’est pas sûr qu’elles soient à nouveau boycottées.
Un dialogue avec l’opposition est-il toujours possible?
Cela n’est ni envisagé ni envisageable. Nous ne fermons pas la porte, mais je n’organiserai pas un énième, je dis bien un énième, dialogue. Je ne veux pas passer mes deux mandats à dialoguer, j’ai besoin de travailler, de construire le pays et de mettre en oeuvre mon programme.
Le sénateur Mohamed Ould Ghadda, arrêté en août 2017, est accusé d’avoir orchestré l’achat des voix des sénateurs qui ont rejeté le même mois votre référendum constitutionnel. Sauf que l’opposition, de nombreuses associations et même l’ONU dénoncent une détention arbitraire…
Dire qu’il est en détention arbitraire est déplacé. Il faut se donner un minimum de moyens pour pouvoir juger d’une situation plutôt que de condamner un pays à des milliers de kilomètres sans savoir ce qu’il s’y passe. Cet ancien sénateur a agi de manière irresponsable et se trouve entre les mains de la justice, qui dispose de suffisamment d’éléments matériels pour le maintenir en détention. Ce ne sont pas des preuves que l’État a fabriquées. L’ONU nous a envoyé une note, nous lui avons répondu en lui fournissant tous ces détails.
Je n’organiserai pas un énième dialogue avec l’opposition. Je ne veux pas passer mes deux mandats à dialoguer.
Mohamed Ould Debagh, le bras droit de Mohamed Ould Bouamatou, a par la suite été brièvement arrêté à un contrôle des douanes, et des documents lui appartenant ont été saisis. Cette double arrestation met en lumière, selon vous, les liens entre l’opposition et l’homme d’affaires. De quels éléments disposez-vous précisément?
La justice dispose de nombreux documents, enregistrements vocaux, situations financières, ainsi que des virements bancaires et leurs accusés de réception.
Bouamatou, qui dit être la cible d’un acharnement, assure avoir agi en mécène en finançant d’autres personnalités qui vous sont proches, et même vous en 2009.
Oui, il a agi en mécène en finançant en partie ma campagne en 2009. Mais pourquoi est-il parti alors qu’il a tranquillement mené ses activités sous l’ancien régime pendant plus de vingt-cinq ans? Notre objectif n’était pas de l’inquiéter, d’autant qu’il nous a soutenus. Mais nous avons aussi un devoir vis-à-vis de nos électeurs. Nous avons pris l’engagement d’améliorer leur situation, ce qui est impossible si on laisse s’installer la pagaille.
Dès qu’on a commencé à voir plus clair dans ses agissements, notamment sur le plan fiscal, il a très vite quitté le pays. Des hommes d’affaires finançaient et équipaient notre armée. Quand nous avons été la cible d’un attentat en 2005, ce sont ces mêmes hommes d’affaires, pourtant à l’origine de la décadence du pays, qui ont apporté un soutien logistique, ce qui n’est pas normal. À un certain moment, l’État n’existait plus. C’est ce qui explique les deux coups d’État qui ont suivi.
Alors pourquoi avez-vous accepté son aide en 2009?
C’est une pratique répandue, mais elle est sans contrepartie. Je n’ai pas accepté son aide dans l’idée de l’autoriser à continuer de piller le pays. Je n’ai pas passé de contrat avec lui! À l’époque, j’ai réuni tous les hommes d’affaires pour les avertir que, quand bien même ils avaient proposé de financer en partie ma campagne, les choses allaient changer une fois que je serai élu. J’ai été clair avec eux. Je ne peux pas dire quelque chose et ensuite faire le contraire une fois arrivé au pouvoir.
La presse française a mis en lumière les liens entre Sherpa, qui a publié plusieurs rapports sur la Mauritanie, et Bouamatou. Cette association est dirigée par William Bourdon, qui est aussi l’un de ses avocats…
L’association Sherpa s’est soudain spécialisée sur la Mauritanie, qu’elle ne connaissait pas. Sans elle, cette structure n’existerait d’ailleurs sans doute plus. Sherpa est entièrement financée par Bouamatou. Nous en avons les preuves irréfutables. Nous disposons d’une mine d’informations sur cette association, qui dit être à la pointe de l’enquête sur les biens mal acquis. Or elle ne fait que publier des accusations infondées. Bouamatou ne parlait jamais de la Mauritanie avant 2008. Et voilà qu’il s’estime subitement aujourd’hui en mesure de critiquer le pays.
Confirmez-vous que Rabat est intervenu à votre demande pour l’inviter à trouver un autre pays d’accueil?
Nous n’avons pas souhaité qu’il reste au Maroc, et il a quitté le Maroc.
Autre personnalité qui a trouvé refuge au Maroc, Moustapha Chafi. Des documents bandes-son et photographies qui révèlent des liens supposés avec des groupes jihadistes ont récemment circulé. De qui émanent-ils? Vos services les ontils authentifiés?
Tout est authentifié et connu des services spéciaux de tous les pays. J’ai un principe: ne pas traiter avec les terroristes. Dès le début, les services ont constaté que Chafi avait des liens très forts avec les terroristes. C’est pourquoi nous avons lancé un mandat d’arrêt international contre lui [en 2011].
Il n’a hélas pas été suivi par beaucoup de pays, qui ont continué à le solliciter. Quand on intercède pour libérer des otages, c’est pour de l’argent. Et cet argent sert à financer le terrorisme, à s’équiper et à prendre d’autres otages. C’est un cycle infernal.
Revenons au Maroc. Vos relations avec ce pays semblent se réchauffer. Vous avez accrédité l’ambassadeur de Rabat à Nouakchott et vous avez vous-même nommé un ambassadeur en décembre 2017, alors que ce poste était vacant depuis 2012. Un échange de visites est-il prévu avec le roi Mohammed VI ?
Ce n’est pas programmé, mais ce n’est pas exclu. Nos relations avec Rabat ont connu une certaine léthargie, il y a eu des hauts et des bas. Mais elles s’améliorent et notre objectif est de les renforcer davantage.
Quant au Sahara occidental, vous avez toujours affiché une position de neutralité, recevant régulièrement des émissaires sahraouis. Quelle est votre vision personnelle de ce dossier ?
C’est un véritable casse-tête, on tourne en rond ! Ce conflit pose énormément de problèmes à toute la région, puisqu’il nous empêche de parachever la construction du Maghreb arabe. Tant que nous n’arriverons pas à surmonter ces difficultés, nous accuserons un retard, car les autres régions d’Afrique se construisent. La solution ? Il faudrait qu’il y ait beaucoup de sacrifices de part et d’autre et, surtout, qu’il y ait une volonté politique de régler ce problème en dépassant les rivalités entre États au nom d’une vision globale du Maghreb. Nous ne pouvons pas continuer à être morcelés.
L’Union du Maghrebarabepeut-elle encore voir le jour ?
Nous gardons espoir. Si nous ne la créons pas nous-mêmes, nous aurons raté une grande partie de notre mission. Mais je suis sûr que les générations futures le feront.
Vous avez créé le G5 Sahel, une structure qui semblait tourner à vide avant de recevoir de nombreux financements et promesses de financement ces derniers mois. Que lui manque-t-il pour être pleinement opérationnelle ?
Le G5 n’est pas un rêve mais une réalité. Celle de cinq pays en butte aux mêmes difficultés et qui ont intérêt à se regrouper pour les affronter. Il s’agit de la sécheresse persistante, de l’insécurité, du terrorisme et, pour certains, de l’enclavement. Nous sommes également confrontés à des problèmes d’infrastructures, de routes, d’électricité, de santé, mais aussi d’éducation.
Il faut toujours viser plus loin, sachant que nous ne parachèverons pas cette oeuvre nous-mêmes. Nous travaillons ainsi à la création d’une compagnie aérienne, dont l’étude est déjà prête. Nous allons aussi mutualiser nos moyens. Par exemple, nous n’avons pas besoin de plusieurs écoles supérieures dans notre région si l’on spécialise chaque pays.
Surtout, on ne peut pas oeuvrer au développement économique si nos peuples ne sont pas en sécurité. Une fois tous ces défis relevés, la situation de nos pays pourra s’améliorer. C’est un combat de longue haleine qui suppose un soutien financier et politique important de la part de nos partenaires.
Le chef de l’État français, Emmanuel Macron, est très impliqué dans ce dossier. Oui, et le courant passe très bien entre nous. Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises, il a boosté la force conjointe. Nous avons la même vision des choses, à savoir que le terrorisme est le fléau numéro un. Nos pays regorgent de minerais et de ressources qui attendent des exploitants, mais, dans le contexte actuel, personne n’est prêt à nous faire confiance et à investir dans des zones d’insécurité. La France a sauvé l’unité du Mali et, au-delà, elle a apaisé la situation sur le plan sécuritaire pour toute la région.
Macky Sall et moi avions la responsabilité de faire le bon choix pour rapprocher nos pays..
Nous le reconnaissons et le répétons, car c’est une réalité même si certains dans la région sont gênés par l’intervention d’une ex-puissance coloniale.
Êtes-vous favorable à un soutien logistique algérien au G5 Sahel ?
Même si nous ne sommes pas dans le besoin, nous ne pouvons pas rejeter l’aide de nos amis et frères, à plus forte raison celle de l’Algérie.
En juin 2017, vous avez rompu vos relations diplomatiques avec le Qatar. Cette décision est-elle définitive ?
Oui, pour le moment. Il s’agit d’une décision souveraine que nous avons prise, car nous estimons que le comportement de certaines structures de l’État qatari a causé beaucoup de tort. Mais si jamais les choses rentraient dans l’ordre, nous serions les premiers à renouer.
Vos liens avec l’Arabie saoudite, déjà solides, s’en trouvent renforcés et vous êtes très proche aussi des Émirats arabes unis.
Nous avons de très bons rapports, aussi bien avec les Émirats arabes unis qu’avec l’Égypte, la Syrie malgré la situation actuelle , l’Iran ou encore le Soudan. Le seul pays arabe avec lequel nous n’avons pas de relations diplomatiques, c’est le Qatar.
Le chef de l’État sénégalais, Macky Sall, était en visite à Nouakchott les 8 et 9 février. Les relations bilatérales, compliquées depuis 1989, se sont-elles améliorées ?
Nous avons des principes: nous ne cherchons pas de problèmes avec nos voisins, mais la paix, la stabilité et la sécurité de toute la région, et en particulier de notre pays. Il y a eu des problèmes. Ils ont existé, existent et existeront toujours. Notre seule arme pour les résoudre, ensemble, c’est le dialogue. Il est vrai que des reproches sont réciproquement formulés, mais nous arrivons toujours à les surmonter.
Pensez-vous que le Sénégal ait pu servir de base arrière à certains de vos opposants ?
Voir le Sénégal ainsi serait une erreur. Toutes les libertés sont garanties en Mauritanie, nous n’avons pas un seul prisonnier politique. Je dis bien, pas un seul. Et le délit de presse n’existe plus. Aller au Sénégal et dire que l’on est un opposant exilé relèvent d’une décision individuelle de ces personnes elles-mêmes. Elles peuvent revenir en Mauritanie quand elles le veulent. Elles ne seront pas inquiétées. Pas une seule question ne leur sera posée.
Vous avez enfin trouvé un accord avec Macky Sall sur l’exploitation du gisement de gaz, signé à Nouakchott le 9 février.
On ne peut pas se réveiller un beau jour, prendre une feuille de papier et signer un accord. C’est un processus qui prend du temps avant d’aboutir. Entre deux États voisins, nous partageons beaucoup de choses, que ce soit le fleuve ou nos ressortissants. Macky Sall et moi avions la responsabilité de faire le bon choix pour rapprocher nos pays.
Les infrastructures d’exploitation seront d’ailleurs installées à nos frontières. Nous n’avons pas cherché à satisfaire les intérêts de nos États, mais ceux de nos deux peuples car, en exploitant rapidement ce gisement, nous améliorerons leurs conditions de vie. Ce ne sera certainement pas le seul que nous aurons à partager, c’est pourquoi il était de notre devoir d’y arriver, et rapidement. D’après les études de BP et Kosmos, l’exploitation commencera d’ici à l’horizon 2021.
Vous avez signé un accord d’association, puis de libreéchange, avec la Cedeao. Envisagez-vous une réintégration de la Mauritanie, qui en est l’un des membres fondateurs ?
Nous allons d’abord laisser vivre cet accord de libre-échange, qui concerne en réalité les échanges commerciaux entre la Cedeao et la Mauritanie, puis nous verrons.
Qui, selon vous, serait le plus apte à vous succéder en 2019?
C’est une question difficile ! Je ne vis pas dans l’avenir mais dans le présent. Cela dit, je souhaite que l’on ait quelqu’un qui puisse poursuivre ce que nous avons entrepris, en faisant encore mieux. Il faut continuer à renforcer l’unité, la stabilité et la sécurité du pays, tout en mettant l’accent sur le développement.
Qu’auriez-vous pu mieux faire ?
Ce que j’ai accompli n’est qu’une œuvre humaine, et l’œuvre humaine n’est jamais complète. Elle est toujours perfectible.
Jeune Afrique – dimanche 25 février 2018
Propos recueillis à Nouakchott par Justine Spiegel