Nous continuons de lire le mémoire présenté par la Mauritanie devant la Cour internationale de Justice (C.I.J.) en 1974 : celle-ci jugea plus convaincante la rédaction mauritanienne que celle du Maroc, quoiqu’admettant les deux – voir Le Calame des 23 Décembre 2015, 17 Février, 2 Mars et 5 Septembre 2016, puis 3 Avril et 24 Mai 2017.
L’argumentaire mauritanien sur l’appartenance de la partie du Sahara administrée par l’Espagne n’est pas principalement juridique : il se fonde sur le droit coutumier, et plus encore sur la spécificité culturelle arabo-islamique distinguant radicalement le « pays maure », sa société, son économie des ensembles voisins. La culture, la pratique, la bibliothèque et les recherches du très regretté Mohamed Ould Maouloud Ould Daddah apparaissent nettement. Une lecture de la période fondatrice et de ses constituants ressort implicitement de cette plaidoirie devant la Cour internationale de justice, et – pour l’Histoire – devant l’opinion mondiale éclairée. Ce n’est pas un hasard que cette période (1957-1978) ainsi que celle, dramatiquement écourtée, de la tentative démocratique (2007-2008) soient incarnée par des personnalités d’origine maraboutique et ayant vécu dans les régions méridionales du pays associant intimement la relation entre civilisation nomade et civilisation sédentaire : le Trarza et le Brakna, Moktar Ould Daddah et Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi.
Le mémoire mauritanien pourrait servir de base à des manuels d’enseignement pour les cycles primaire et secondaire, et il appelle des travaux universitaires, des collectes de documents oraux (biographies, chronologies, etc.) audio-visuels (musicologie, chorégraphies). La Mauritanie est un modèle bien plus accessible que d’autres dans le monde arabo-islamique pour ce qui constitue l’une des âmes de l’humanité actuellement en débat. Elle est aussi l’expérimentation de plusieurs versions de la société démocratique au sud du Sahara et des dictatures d’origine militaire combattant avec persévérance l’émergence et la stabilité de ce type de société – je le crois d’expérience : la relation que me donna le président Moktar Ould Daddah d’entretenir avec lui, et l’étude de l’histoire contemporaine de la République Islamique de Mauritanie, au drapeau or et vert, jamais surchargé d’écriture ou d’autre couleur.
Il est d’intérêt national mauritanien que soient publiés les trois mémoires de l’époque présentant les arguments de l’Espagne, du Maroc et de la Mauritanie. L’ensemble est un trésor pour une étude scientifique de l’histoire d’une région stratégiquement décisive et à la civilisation si achevée. Peut-être d’ailleurs les générations nouvelles y trouveront-elles la matière d’une entente entre tous, au Sahara atlantique. Dans son adresse aux populations de l’ensemble mauritanien, le 1er Juillet 1957, hors toute présence coloniale, Moktar Ould Daddah en esquissa bien des éléments.
Bertrand Fessard de Foucault Ould Kaige
Suite de la DEUXIEME PARTIE
b) Les points d’eau
Il y a deux types de point d’eau : les points d’eau temporaires et les points d’eau permanents. Parmi les points d’eau temporaires, on mentionnera les mares pluviales de durée souvent très brève et les puisards creusés dans les nappes superficielles alimentées par les pluies. Mares et puisards facilitent l’exploitation des pâturages pendant une partie de l’année.
En ce qui concerne les points d’eau permanents, il s’agit de puits aménagés, souvent de grande profondeur.
Les points d’eau permettant d’exploiter durablement le pâturage sont la propriété de ceux qui les ont aménagés, de leurs descendants et de leurs tributaires. Ce sont surtout des Zawâya ou tribus maraboutiques, ces descendants spirituels des Almoravides, dont le rôle social était, entre autres, d’aménager les points d’eau. Les Medlech [i], Ideyghoub, Ahel-El-Hadj-El-Mokhtar, Smâcid, Idaw-Ali, Iddeyboussat et surtout les Ahel-Bârikalla ont réalisé de très nombreux forages au Sahara occidental, bien avant la colonisation espagnole. Ces tribus vivaient et vivent encore aussi bien dans l’actuelle Mauritanie que dans le Sahara espagnol qui constituait la partie septentrionale de leur zone de nomadisation.
L’aménagement ou « Ihya » (revivification) constituait la preuve principale de l’appropriation d’un territoire par une tribu conformément aux règles du droit musulman. C’est justement en fonction de cet « Ihya » que se définissaient les territoires de parcours, propriété des tribus mentionnées plus haut. Une autre forme d’aménagement et donc d’appropriation est l’entretien et la lutte contre les nuisances (malfaiteurs, fauves, etc…) en vue de permettre l’utilisation normale de ces points. L’utilisation des points d’eau permanents est ouverte à tous, sous réserve de certains usages coutumiers quant aux priorités et quantités puisées. La solidarité qui s’exprime par le fait que les pâturages et les points d’eau sont ouverts à tous est évidemment justifiée par les besoins pratiques qu’a chaque groupement d’utiliser occasionnellement les zones de parcours des autres groupements et trouve son expression dans une série de préceptes juridiques (« aide à toute personne en péril ») et canoniques (œuvre pie).
c) Les cimetières
En outre, les sites où sont inhumés les personnages célèbres d’une tribu (ancêtres saints, personnages notoires, etc…) deviennent des lieux de pèlerinage et d’inhumation privilégiée. Ils sont un lieu de ralliement pour la tribu qui les a aménagés et les tribus alliées. Il arrive qu’une partie du groupement, dans le souci de ne pas s’éloigner du cimetière ancestral, réduise son parcours de nomadisation (cas des Regueibat El Mjaourine).
Les cimetières jouent, par conséquent, un rôle important comme preuve de possession d’un territoire. Par exemple : le tombeau de Sidi Ahmed Ergueibi, ancêtre éponyme de tous les Reguibat, se trouve dans le Saquiet-el-Hamra. Le tombeau de l’ancêtre des Oulad Bou Sba est dans le Tiris ; celui de l’ancêtre des Aroussiyines dans le Saquiet-el-Hamra ; celui de cheikh Mohamed-el-Mami, célèbre savant et saint homme des Ahel Barikalla, se trouve à Eig dans le Tiris. On pourrait multiplier les exemples (voir en particulier la carte n° 3) [ii]. La plupart des cimetières du Sahara, sous domination espagnole, ont été construits par des tribus aujourd’hui recensées en Mauritanie.
Les pâturages (et éventuellement les terrains de culture), les points d’eau et les cimetières apparaissent ainsi comme les points d’attache obligés des nomades. Chaque tribu ou groupe de tribus possède un droit de propriété ou de priorité d’usage sur ces points. C’est la propriété de l’ouvrage.
A la place des actes notariés des pays sédentaires, les nomades ont pour justifier leur propriété, en plus des aménagements, leur littérature orale et, en particulier, leur poésie qui recensent soigneusement tous les toponymes des parcours.
Le territoire habituel de parcours, donc la propriété collective du groupe, de la tribu, renfermait tous les centres d’intérêts lui appartenant : les pâturages souvent fréquentés, en particulier les zones d’ensablement ou Ergs où se trouvent un certain type de végétation, les points d’eau douce permanents et les cimetières. Les pasteurs, suivant le type de bétail élevé, ont des amplitudes de parcours plus ou moins étendues, d’où leur répartition en grands et petits nomades, les premiers étant presque exclusivement chameliers. C’est de ces seconds qu’il s’agira essentiellement ci-dessous.
Les territoires de parcours des grands nomades chameliers s’enchevêtrent et s’interpénètrent. On pourrait les représenter schématiquement par des ellipses quise recoupent (voir cartes n° 2 et 3). Les territoires habituels des Tekna n’intéressent que les marges septentrionales du Sahara occidental (voir carte n° 2).
A part cette exception, la très grande majorité des nomades a un itinéraire plus ou moins Nord-Sud. Ils sont constamment attirés vers le Sud du Sahara, vers les marges de la zone sahélienne (ou savane) aux ressources pastorales plus abondantes et plus régulières. C’est ainsi qu’une tribu comme celle des Ahel Berikalla (Ahel Inchiri sur la carte n° 3) nomadise dans une s’étendant de la latitude de Nouakchott jusqu’au nord de Dakhla (Villa Cisneros) et de l’Atlantique jusqu’à l’Adrar. C’est le cas d’autres tribus recensées aujourd’hui en Mauritanie (gens de l’Adrar, du Tagant et du Guebla).
Le territoire de parcours des Oulad Delim s’enchevêtre avec celui des Ahel Barikalla et le dépasse vers le Nord. Il part de la région qui s’étend au Sud du Cap Blanc pour atteindre l’oued Saguia en passant par l’Adrar. D’autres tribus suivent, dans les grandes lignes, le même parcours : Ould Bou Sba, Aroussiyines, Oulad Tidrarine, etc. (voir carte n° 3).
Le parcours des Rgueibat s’enchevêtre avec la bordure Est de toutes les autres zones de parcours précitées. Il s’étend des confins de l’Algérie et du Maroc au Sud de l’Adra en passant par le Saquiet-el-Hamra et le Tiris (voir cartes n° 2 et 3). Le territoire propre de la très grande majorité des Rgueibat se trouve à cheval entre les territoires sous administration espagnoles et la Mauritanie. Certaines branches des Rgueibat, tels les Oulad Daoud qui exploitent les parcours du Tiris, du Zemmour et de l’Erg Iguidi, ont d’ailleurs un itinéraire habituel Est-Ouest.
Les déplacements ci-dessus mentionnés sont, peut(on dire, des parcours de nomadisation normaux. Dans certaines circonstances exceptionnelles (sécheresse, etc.), tous ces groupes peuvent être amenés à se rendre temporairement dans des zones de refuge, très loin vers le Sud ou vers le Nord. Les chronologies des nomades indiquent généralement ces déplacements exceptionnels. Ainsi Cauneille et Dubief ont pu établir [iii] que les Rgueibat avaient nomadisé dans l’oued Noun en 1890, 1891, 1911, 1931 et 1935 ; en revanche, ils se trouvaient au Sud de l’Adrar en 1907, 1941, 1942, et au Rio de Oro en 1885, 1894, 1897, 1906, 1907, 1926, 1937, etc.
Sans tenir compte de ces déplacements exceptionnels, on aura remarqué que même les itinéraires habituels mentionnés ci-dessus (voir carte n° 2 et 3) ont tous pour caractéristique d’être trans-frontière entre la Mauritanie actuelle et les territoires sous administration espagnole.
Les colonisations espagnole et française n’ont pas altéré fondamentalement ce phénomène. Les tribus ont continué et continuent encore aujourd’hui à effectuer leurs déplacements traditionnels à travers l’actuelle zone sous domination espagnole et le territoire mauritanien. En conséquence, les mêmes familles et leurs propriétés sont réparties de part et d’autre de la frontière. Ainsi des puits, terrains, cimetières du Rio de Oro appartiennent à des ressortissants mauritaniens et, en revanche, des points d’eau, des palmeraies situées en Mauritanie sont propriétés d’habitants du Sahara sous administration sous administration espagnole.
La nécessité fondamentale de survie qui postule la transhumance a fait l’objet, au surplus, d’un arrangement administratif franco-espagnol (Convention de 1934) qui a consacré la libre nomadisation traditionnelle de part et d’autre de la frontière, à laquelle l’occupation française avait mis auparavant des entraves temporaires à partir de 1910. La Mauritanie indépendante n’a pas modifié ces usages.
SECTION 2.
ASPECTS HISTORIQUES, SOCIAUX, CULTURELS ET JURIDIQUES
DU PAYS CHINGUITTIEN
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Tant aux yeux de ses habitants qu’à ceux des autres communautés arabo-islamiques, le pays chinguittien constitue un ensemble, une unité.
Le sentiment de constituer un ensemble remonte loin. Il s’est exprimé au moins à partir du XIe siècle de l’hégire (XVIIe siècle de l’ère chrétienne), par l’adoption d’un nom de pays « Bilad Chinguiti » (le pays de Chinguiti) qui est reconnu dans tous les pays arabes comme une expression précise. Cette appellation est l’équivalent de l’expression de « pays maures » qu’utilisait la littérature coloniale française comme espagnole dans le XIXe siècle. Les établissements espagnols, sur la côte du Sahara, ont un temps été appelés Mauritanie espagnole.
Dans les lignes qui suivent, nous utiliserons donc comme synonymes « Bilad Chinguitt », ensemble ou pays chinguittien, ou ensemble mauritanien.
Dans le but de faire apparaître la profonde identité et l’autonomie de l’ensemble chinguittien, il sera exposé ci-dessous :
1 . Un historique sommaire du « Bilad Chinguit ».
2 . Les structures sociales.
3. Les structures culturelles.
4 . Les structures politiques.
5 . L’indépendance de l’ensemble chinguittien.
I . HISTORIQUE SOMMAIRE DU « BILAD CHINGUITI »
L’homogénéité du « Bilad Chinguit » et le sentiment d’appartenance dont elle est le support, sont le résultat d’une longue histoire dont deux phases furent particulièrement décisives.
Historiquement, en effet, l’ensemble territorial concerné correspond au domaine sahélien et saharien qui fut le théâtre du mouvement almoravide du Ve siècle de l’hégire (XIe de l’ère chrétienne).
C’est ensuite, dans ces mêmes limites, qu’un processus d’arabisation linguistique s’opéra à partir du VIIe siècle de l’hégire (XIIIe siècle de l’ère chrétienne) pour s’achever vers la fin du X/XVIe siècle. Cette arabisation est distincte de l’islamisation, conversion religieuse accomplie durant la période antérieure à l’époque almoravide.
On peut ainsi brosser à grands traits l’histoire du pays chinguittien.
Sous l’aspect où l’a trouvée la conquête étrangère, la société mauritanienne était constituée, dès le milieu du XIe siècle de l’hégire (XVIIe siècle de l’ère chrétienne), ainsi qu’il ressort des sources écrites locales et des témoignages européens (portugais, espagnols, hollandais, anglais et français). Depuis cette époque, ni la mise en place du peuplement, ni les structures politiques, n’ont subi de modifications importantes, principales étant provoquées par l’occupation française, à partir de 1902, espagnole, à partir de 1930 environ, et par l’indépendance de la République islamique de Mauritanie. Avant de les décrire, on devra donner un bref aperçu de l’évolution historique de cet ensemble.
Le pays entre dans l’histoire avec l’introduction de l’Islam aux Ier – Iie siècles de l’hégire (VII-VIIIe siècles après Jésus-Christ) dans cette partie de l’Afrique. Des époques antérieures, on ne possède d’autres informations que celles fournies par la pré- et proto-histoire, donc sans portée actuelle. A l’époque de la conquête de l’Afrique du Nord par les Arabes, les habitants étaient des Sanhaja – confédération de tribus de langue berbère dont les principales branches (Lemtouna, Massoufa Gdala) existent encore aujourd’hui. Les itinéraires caravaniers, reliant le Maghreb central et occidental (Ouest de l’Algérie et le Maroc actuels) et les pays des savanes de l’Afrique de l’Ouest (Mali et Senegal) mirent les Sanhaja en contact avec la civilisation arabo-islamique et favorisèrent la diffusion de l’Islam parmi eux. Ce courant d’échanges semble avoir contribué à la création des conditions où prirent naissance les Etats noirs dans les régions où aboutissait le trafic. Ceux-ci ont successivement contrôlé les régions intéressées par ces échanges Nord-Sud, du VIIe au XVIe siècle :
a) l’Etat Soninké du Ghana (différent du Ghana ex-Gold Coast ; VIIe – Xie siècles après Jésus-Christ) dont une partie du territoire, ainsi que les ruines de sa capitale historique, sont compris dans les limites actuelles de la République islamique de Mauritanie ;
b) l’Empire du Mali (XIe – XVe siècle) ;
c) le Royaume du Songhay : capitale Gao, dans le Mali actuel, florissant aux XVe – XVIe siècles.
L’influence politique de ces Etats fut, à certaines périodes, très forte sur les Sanhaja méridionaux que leur mouvement de migration, à la recherche de zones de pâturages les plus favorables, mettaient en contact permanent avec ces Etats sédentaires.
Au XIe siècle, le mouvement almoravide, aboutissement de l’islamisation complète des Sanhaja en cours depuis trois siècles, prit naissance dans l’Adrar Tmar (Azougui, près d’Atar, était son principal centre sédentaire) et s’étendit rapidement non seulement pour réaliser l’unité de l’ensemble chinguittien, mais aussi pour englober d’autres territoires enlevés à l’Etat du Ghana. Les succès almoravides furent facilités par l’alliance conclue avec le peuple toucouleur, dont la conversion à l’Islam date de cette époque. Mais finalement, ses activités s’orientèrent vers le Maric actuel, l’Algérie et l’Espagne musulmane qui atteignait encore l’Ebre. L’histoire postérieure de la dynastie almoravide est bien connue. En quittant son berceau saharien et sahélien, l’Etat créé par les Almoravides entra dès lors dans la grande histoire du monde islamo-chrétien de la Méditerranée et cessa d’intéresser directement le Bilad Chinguiti, sans que les attaches furent cependant complètement rompues. Le mouvement avait laissé un héritage d’importance : les bases de la structure de la société maure et, par conséquent, les traits de sa personnalité.
L’introduction d’un élément de peuplement nouveau allait, par la suite, parachever le visage de la soroussiyinesciété chinguittienne en apportant en apportant et en diffusant la langue arabe. Il s’agit des Makil-Hassan, tribus de langue arabe, venues au Ve siècle de l’hégire (XIe siècle de l’ère chrétienne) en Afrique du Nord avec les Hilaliens. Une longue migration d’Est en Ouest, le long de la frange saharienne du Maghreb a conduit finalement les Makil-Hassan dans le Sahara occidental où leur présence est attestée d-s le VIIe siècle de l’hégire (XIIIe siècle de l’ère chrétienne). Leur infiltration prit plusieurs formes : guerrière ou pacifique, et aboutit à l’amalgame des Hassan et des Sanhaja pour former le peuple vivant dans l’ensemble mauritanien. Ils ont donné leur nom au dialecte arabe, le Hassania, parlé dans cet ensemble. L’adoption de cette langue commune, substituée progressivement au parler berbère antérieurement en usage, accéléra un processus d’intégration facilité sans doute par le genre de vie commun aux deux éléments et par la pratique d’une même religion : l’Islam.
Les structures socio-politiques sont ainsi mises en place à la fin du Xe siècle de l’hégire (XVIe siècle de l’ère chrétienne).
Mentionnons cependant deux tentatives de renouveler, dans l’espace chinguittien, une structure étatique, comme celle qui été connue à l’époque almoravide : l’épisode des Aroussiyines au cours de la première moitié du XVIIe siècle, et l’Etat maraboutique établi dans le Sud mauritanien dans la deuxième moitié du XVIIe siècle.
II . STRUCTURES SOCIALES
D’un bout à l’autre du pays chinguittien, les structures sociales sont identiques. Elles permettent de distinguer les hommes vivent dans ce pays des autres groupements de pasteurs de langue arabe – ou berbère, tels les Touaregs – qui occupent la zone aride s’étendant de l’Atlantique au golfe arabo-persique.
Dans l’ensemble, la société chinguittienne était de type hiérarchisé. On distinguait trois « ordres » :
– les tribus guerrières ;
– les tribus maraboutiques ;
– les tribus de clients-vassaux.
A chacun de ces « ordres » étaient rattachés des groupes à fonction artisanale ou de statut servile. Ou a pu parler de système de « castes » à propos de la société maure. Mais la démonstration reste à faire, car cette société ignore la rigidité caractéristique du système hindou des castes qui sert de référence classique. Le passage d’un individu (ne serait-ce que par mariage) ou d’un groupe, d’un « ordre » à un autre dans le sens ascendant ou descendant, est trop fréquent pour autoriser une telle assimilation.
a) Les tribus guerrières détenaient, le plus souvent, l’exercice du pouvoir politique sur un territoire déterminé. Leur fonction sociale était d’assurer la protection des autres catégories placées sous leur dépendance ou des étrangers traversant le territoire, en échange de redevances ou prestations diverses. Elles étaient donc armées de même que leurs clients-vassaux. Le statut de clients-vassaux avait, le plus souvent, pour origine une guerre perdue par ces derniers les affaiblissant au point de rechercher une protection. Les tribus guerrières dominaient également les tribus maraboutiques vivant leur territoire. Elles pouvaient aussi avoir sous leur dépendance des tribus guerrières moins fortes. Un système complexe d’alliances et d’allégeances liait les uns aux autres.
b) Les tribus maraboutiques exerçaient principalement des activités de caractère « pacifique ». Elles avaient pour fonction sociale de porter la tradition culturelle arabo-islamique et en tant que telles, assuraient les tâches d’enseignement (où la religion et le savoir étaient intimement liés), rendaient la justice suivant le « fiqh » (droit musulman) pour l’ensemble de la société. C’est en effet en leur sein que se recrutaient les magistrats (cadis). Elles avaient aussi un rôle économique (agriculture, aménagement des points d’eau permanents, négoce, tec.). Les tribus maraboutiques avaient aussi leurs clients-vassaux qu’elles défendaient par leur poids social et leur influence religieuse.
On rencontre également des formes mixtes. C’est ainsi qu’il existe de grandes tribus de marabouts-guerriers. C’est le cas notamment des Aroussiyines, des Rgeibats, Ahel Sidi Mahmoud, Kounta, Oulad Biri, etc.
On trouve aussi le passage d’une catégorie à l’autre. D’importantes tribus guerrières sont devenues maraboutiques et vice-versa. La situation de la femme est l’un des traits distinctifs les plus caractéristiques de la société chinguittienne. A la différence de la pratique observée dans les sociétés musulmanes voisines, elle jouissait d’une grande liberté : en particulier, elle n’était pas recluse et le mariage monogamique était la règle générale, même s’il était affecté d’une certaine instabilité.
Cette situation a permis à la femme mauritanienne de jouer un rôle de premier plan dans les domaines politique et culturel. Certaines femmes ont ainsi accédé à la charge de cheikh de tribu ; d’autres sont réputées pour leur savoir ou leur sainteté.
Cette structure « ternaire » de la société n’était pas sans analogie avec le système en vigueur chez les Touaregs, voisins orientaux des Maures. Le même type d’organisation se rencontre chez tous les pasteurs de la zone aride. Mais un trait distinctif de grande portée confère à la société maure un caractère à part très accusé : l’importance numérique et le rôle socio-culturel de l’élément maraboutique. Le peuple maure est ainsi le seul groupe de pasteurs de la zone aride à posséder une tradition culturelle écrite fortement enracinée. On a pu ainsi parler d’université nomade. La réputation acquise par les savants chinguittiens dans l’ensemble arabo-musulman des XVIIIe et XIXe siècles est bien connue [iv].
Partout ailleurs, cette forme de culture est l’apanage exclusif du monde de sédentaires, ruraux ou citadins. Cette « marque » de la société chinguittienne doit très probablement être attribuée au mouvement almoravide. Elle entre pour une grande part dans la constitution de la personnalité chinguittienne et dans son rayonnement séculaire sur plusieurs régions de l’Afrique de l’Ouest saharienne et sahélienne.
III . LES STRUCTURES CULTURELLES
La notoriété du Bilad Chinguiti, dans le monde musulman, provient de la réputation acquise par les savants chinguittiens dans les diverses branches des sciences religieuses et des lettres arabes. En effet, dans les développements précédents, on a souligné la tradition culturelle écrite vigoureuse qui constitue la « marque » distinctive du Bilad Chinguiti par rapport aux types de sociétés comparables.
Le contenu de cette culture est le fonds arabo-islamique : sciences théologiques, belles-lettres arabes et autres disciplines scolastiques. Ces différentes branches du savoir étaient enseignées dans le Bilad Chinguiti, non seulement dans les cités-oasis, mais aussi et surtout dans les camps de pasteurs-nomades, particulièrement par les tribus maraboutiques. L’instrument de cette culture élaborée est l’arabe classique. Le dialecte arabe parlé (la hassanya) est la langue de l’ensemble chinguittien. C’est un dialecte de type bédouin, donc distinct des parlers des pays arabophones voisins (Maroc et Algérie).
Depuis la fin du XVIe siècle, les recueils de biographies des savants chinguittiens attestent que leur formation s’effectuait sur place. Auparavant, l’usage était d’aller acquérir son savoir dans les grands centres de culture des pays musulmans voisins (Tombouctou, Fès, etc.) A l’époque considérée, les grandes transformations qui devaient affecter le monde ont eu pour effet de détourner vers la mer les grands courants d’échange qui traversaient le pays chinguittien. (« Victoire de la caravelle sur la caravane ») [v]. Ces transformations devaient affaiblir considérablement les grands Etats musulmans de la bordure du pays chinguittien : royaume Songhay successeur de l’empire du Mali, Maroc méridional et saadien.
Une situation d’autonomie culturelle s’est établie depuis lors dans le Bilad Chinguitt. A leur tour, les savants chinguittiens dispensaient leur enseignement qui était ensuite transmis, par des disciples venus des pays noirs du Sud ou des régions du Maroc méridional.
C’est également vers cette même époque que l’appellation « chinguittien » faisait son apparition dans les recueils de biographies publiés en Occident et Orient arabo-islamiques. C’est de cette époque que date l’organisation de l’enseignement dans l’ensemble chinguittien.
Cet enseignement commençait par ce que l’administration coloniale devait appeler l’école coranique et que l’on désigne, dans le monde arabo-islamique, du nom de « Kuttab » ou école primaire. Ces écoles existaient dans les cités-oasis et dans les « campements » ou unités de nomadisation. Cette forme d’enseignement très répandue touchait à la fois les garçons et les filles. On peut en mesurer l’impact par le rappel des résultats de sondages effectués dans certaines régions de la RIM au cours des années 1960 et qui ont révélé que plus de 70% des personnes interrogées savaient lire et écrire l’arabe.
Cet enseignement groupait généralement un certain nombre de jeunes gens autour d’un maître qui pouvait résider très loin du territoire de leur tribu. Le programme des études couvrait les sciences islamiques et les lettres arabes. Parmi ces jeunes gens, une minorité n’hésitait pas à se rendre, très loin de son terroir, pour poursuivre des études spécialisées auprès de maîtres réputés. Elle contribuait ainsi (à) entretenir un puissant sentiment d’unité socio-culturelle dans l’ensemble chinguittien. C’est dans ce dernier groupe que l’on retrouve les noms des grands savants qui ont assuré le rayonnement culturel du Bilad Chinguiti. Cet enseignement était florissant aussi bien dans les cités-oasis (Ouadane, Chinguit, Tichit, Oualata, etc.) que dans les campements nomades (Tachoumcha, Ahel Barikalla, Ahel Mohamed Salem, Iadouali, Laghlal, etc.) [vi].
L’enseignement était organisé par les communautés concernées qui venaient d’ailleurs en aide aux étudiants nécessiteux. Il y avait, à cet effet, des fondations constituées dans les oasis, de même que des contributions volontaires étaient collectées dans les campements nomades.
Un autre aspect de l’activité culturelle, dans l’ensemble chinguittien, était représenté par les confréries religieuses. Les deux principales étaient la Kadirya et la Tidjania, dont le rayonnement dépassait largement le Bilad Chinguiti, pour s’étendre à l’Afrique noire, du lac Tchad à l’Atlantique.
Une autre forme de l’expression culturelle de l’ensemble chinguittien est sa musique dont on peut dire sans exagération qu’elle est la manifestation la plus achevée de l’unité socio-culturelle de cette ensemble. Elle y est la seule à être appréciée tant elle paraît aux habitants du Bilad Chinguiti comme étant leur création spécifique [vii]
à suivre –
IV – les structures politiques
[i] – le puits de Aiun El Medelchi actuel El Aiun a été aménagé par cette tribu.
[ii] – note BFF-Ould Kaïge – le texte du cher et regretté Mohamed Ould Maouloud Ould Daddah ne s’assortissait que d’une carte que j’ai pu photocopier, mais qui excède les colonnes du journal sauf à la réduire au point qu’elle serait illisible. Bien auparavant, j’avais pu annoter sur une carte de l’Institut géographique national français les terrains de parcours des principaux groupements de l’ensemble mauritanien : notation peu assurée et pas réductible au format du journal. J’essaierai dans les archives PDF de la Cour internationale de trouver peut-être des formats praticables.
[iii] – « Les Reguibat Legouacem, chronologie et nomadisme », Bulletin I.F.A.N., Série B, Sciences humaines, juillet-octobre 1955, pp. 528-550.
[iv] – Voir Ismaël HAMET, Littérature saharienne, Revue du monde musulman ; J. BEYRIES, Questions mauritaniennes, Note sur l’enseignement et les moeurs scolaires indigènes en Mauritanie, Revue des Etudes islamiques, I, 1926, pp. 39-73, et les travaux de MARTY.
[v] – note manuscrite de Mohamed Ould Maouloud Ould Daddah que je ne retrouve pas – note BFF-Ould Kaïge – mais que peuvent constituer diverses annotations et remarques en page séparée du texte dactylographié.
Campement = unité de nomadisation (« douar » en terminologie…) = ensemble famille o/agglomération nomade
Oral espagnol a/s. Caire ( ? peu lisible), Fès, Tombouctou. Raisons ajouter réf. à Godinho pour caravelle/caravane
Enseignement et mœurs scolaires . ajouter al-Wasit cf. Baba Miské – pour Mish-al-Mison (? ill.)Ahel Moh O.Moh.Salem
[vi] -Ahmed Ech – Chinguiti – El Wasit, Le Caire, 1911, Recueil classique des biographies chinguittiennes ; J. BEYRIES, Questions mauritaniennes », I . Notes sur l’enseignement et et les mœurs scolaires indigènes en Mauritanie, Revue des Etudes islamiques, I, 1926, pp. 39-73.
[vii] – Michel GUIGNARD, Musique, honneur et plaisir au Sahara, Etudes psycho-sociologiques et musicologiques du pays maure : thèse de troisième cycle, Paris, thèse résumée par l’auteur in Musikkulturen Asiens, Afriks und Ozeaniens im 19. Jarhundert, Gustav Bosse Verlag, Regensburg, 1973, pp. 241-265