Dr Mariella Villasante : La notion d’orientalisme selon Edward Said

Dr Mariella Villasante : La notion d’orientalisme selon Edward Said — Note de lecture

Pour éclaircir la notion d’orientalisme, très importante pour comprendre le changement des paradigmes de la recherche en sciences sociales en Mauritanie et ailleurs en Afrique, remettant à sa place les héritages coloniaux en la matière, je propose ici quelques citations issues de mes contributions au livre Le passé colonial et les héritages actuels en Mauritanie[2007] L’Harmattan, 2014[1]. 

• « Catégories » : Quelques réflexions sur le devenir des catégories coloniales de classements collectifs : races, tribus, ethnies. La question des identités sociales élargies et restreintes (Villasante : 59-114)

• « Producteurs » : Les producteurs de l’histoire mauritanienne. Heurs et malheurs de l’influence coloniale dans la re-construction du passé des sociétés sahélo-sahariennes (Villasante : 261-315).

« Je m’efforce aussi de montrer que la culture européenne s’est renforcée et a précisé son identité en se démarquant d’un Orient qu’elle prenait comme une forme d’elle-même inférieure et refoulée(…)

L’orientalisme n’est jamais bien loin de ce que Denis Hay a appelé l’idée de l’Europe, notion collective qui nous définit, « nous » Européens, en face de tous « ceux-là » qui sont non Européens ; on peut bien soutenir que le trait essentiel de la culture européenne est précisément ce qui l’a rendue hégémonique en Europe et hors d’Europe : l’idée d’une identité européenne supérieure à tous les peuples et à toutes les cultures qui ne sont pas européens. » (Edward Said, L’Orientalisme, [1978] 1994 : 16 et 19).

Edward Said, ancien professeur de littérature anglaise à l’Université deColumbiaNew York, écrivain remarquable d’origine palestinienne qui a choisi de s’installer aux États-Unis, est l’un des auteurs qui ont le plus critiqué et déconstruit les colonisations et les impérialismes européens.

Nous lui devons des ouvrages fondamentaux sur ce thème, dont L’Orientalisme (1978, trad. 1997) et Culture et impérialisme (2000), qui restent cependant assez mal connus en France — probablement parce qu’il était difficilement classable dans le très rigide et conservateur milieu académique français.

Nous partageons sa vision (Said 2000 : 11) selon laquelle les textes « africanistes » et « indianistes » sont tout à fait comparables aux textes «orientalistes » du monde islamique : ils font partie de l’effort global de l’Europepour dominer des terres et des peuples lointains.

Mieux encore, ces textes reviennent sans cesse sur certaines figures de rhétorique comme « l’Orient mystérieux », la « mentalité africaine » (ou indienne, jamaïcaine…), et l’idée de la civilisation qui fut apporté aux Primitifs et Barbares. Néanmoins, sa position sur l’anthropologie, la sociologie et les sciences sociales en général est, on pouvait se douter, assez militante et tranchée.

Après avoir rappelé la rareté des études sur l’histoire de l’anthropologie qui tiennent compte de l’expérience impériale européenne, [Time and the Other. How Anthropology Makes its Object (1983) de Johannes Fabian et Anthropology and the Colonial Encounter de Talal Asad (1975)], Said (2000 : 85) affirme :

« L’un des ressorts de mon livre L’orientalisme est là : j’ai essayé de montrer que des disciplines culturelles qui paraissent neutres et apolitiques reposent sur une histoire tout à fait sordide d’idéologie impérialiste et de pratique colonialiste. »

(1) « Les idéologies coloniales ont exercé une influence profonde en France et dans les pays colonisés. Le monde universitaire et académique a souffert de ces influences. Si aujourd’hui les idées racialiste et impérialiste n’ont plus cours dans les milieux académiques actuels, l’influence coloniale et orientaliste se perçoivent de manière plus subtile dans les perspectives adoptées.

Rappelons ici que, selon Edward Said (1978, 1997 : 15), l’orientalisme est un style de pensée fondé sur une distinction ontologique entre l’Occident et l’Orient, qui se manifeste le plus souvent par un traitement des sociétés non-occidentales comme si elles étaient « exotiques », c’est-à-dire foncièrement distinctes des sociétés occidentales. Né de l’expansion coloniale, l’orientalisme implique aussi, bien évidemment, un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient. » (Catégories : page 73).

(2) « Comme le note Edward Said (1978 et 1997 : 14-16), l’orientalisme a plusieurs acceptions : universitaire (ancienne ou nouvelle manière), de style de pensée, historique, de discours et, dans tous les cas, il s’associe à la colonisation impérialiste, entreprise notamment par la France et par l’Angleterre en Afrique, en Asie et en Inde. Said remarque :

« L’acception plus couramment admise de [l’orientalisme] est universitaire : cette étiquette est en effet attachée à bon nombre d’institutions d’enseignement supérieur. (…)

[Une conception plus large de l’orientalisme est celle] d’un style de pensée fondé sur la distinction ontologique et épistémologique entre « l’Orient » et (le plus souvent) « l’Occident ».

C’est ainsi que de très nombreux écrivains (…) sont partis de cette distinction fondamentale pour composer des théories élaborées, des épopées, des romans, des descriptions de la société et des exposés politiques traitant de l’Orient, de ses peuples et coutumes, de son « esprit », de sa destinée, etc. Dans cet orientalisme peuvent trouver une place par exemple Eschyle et Victor Hugo, Dante et Karl Marx. (…)

Je soutiens que, si l’on n’étudie pas l’orientalisme en tant que discours, on est incapable de comprendre la discipline extrêmement systématique qui a permis à la culture européenne de gérer —et même de produire— l’Orient (…) la culture européenne s’est renforcée et a précisé son identité en se démarquant d’un Orient qu’elle prenait comme une forme d’elle-même inférieure et refoulée. (…)

Par conséquent parler d’orientalisme c’est parler essentiellement mais non exclusivement d’une entreprise de civilisation, anglaise et française (…) [qui] provient d’une affinité particulière de l’Angleterre et de la France pour l’Orient (jusqu’aux premières années du XIXe siècle, ce terme n’a désigné en fait que l’Inde et les pays bibliques).

Du début du XIXe siècle à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France et l’Angleterre ont dominé l’Orient et l’orientalisme; depuis la guerre, l’Amérique a dominé l’Orient et l’aborde comme l’ont fait auparavant la France et l’Angleterre. »

On ne peut donc pas évoquer l’orientalisme comme s’il était une sorte de branche d’études neutres, académiques et apolitiques. Comme le dit Said (1997 : 17), il a trait à la domination occidentale du monde dit oriental, il est dans ce sens « une idée, ou une construction de l’esprit ne correspondant à aucune réalité », sauf celle qui est fabriquée par les auteurs Européens.

Le fonds idéologique de l’orientalisme, précise Said, traversé « de doctrines sur la supériorité européenne, de différentes sortes de racisme, d’impérialisme et des vues dogmatiques sur l’Oriental comme une espèce d’abstraction idéale et immuable. » (Said 1997 : 20).

La « tribu arabe » décrite par les auteurs du livre Al-Ansâb [1991, Bonte, Conte, Hamès, Cheikh] ou les « sociétés tribales musulmanes », ainsi que les « Arabes », « l’islam et son prophète, ou l’umma » (la nation musulmane) du livre Émir et présidents [Bonte, Conte, Dresch] correspondent assez exactement à cette analyse : ces notions sont présentées comme des abstractions idéales, immuables, placées en dehors des contingences coloniales et contemporaines, qui marquent avant tout la différence intrinsèque des musulmans et des Arabes. » (Catégories : page 90).

(3) « Pour les Européens, l’islam était bien plus qu’une religion, il était une « chose monolithique » qui réglementait la vie entière des musulmans et qui supposait qu’ils agissaient et pensaient de la même manière partout dans le monde. Cette manière orientaliste de concevoir l’islam et, comme le note Edward Said (2002 : 238) ignore le fait qu’en réalité il n’existe pas « un islam » mais différentes manières de penser et de pratiquer l’islam dans le monde. (Producteurs : page 288).

(4) « Or, comme l’explicite si brillamment Talal Asad dans Anthropology and the Colonial Encounter (1973b : 115), si les orientalistes ont souligné le rôle de l’islam en tant que « religion d’intégration », les anthropologues sociaux ont accordé une fonction d’intégration semblable aux « systèmes politiques tribaux ».Ainsi, l’histoire islamique des orientalistes a sombré dans une synchronie essentialiste, pour les mêmes raisons que l’histoire africaine sombra chez les anthropologues fonctionnalistes (Asad 1973a : 113). Plus précisément :

« Puisque l’orientaliste est concerné par la définition d’une “société” d’une plus grande complexité, il doit procéder à ce que l’on pourrait appeler une forme d’intégration horizontale : le fait que les musulmans paraissent reliés entre eux, malgré leur assujettissement à des pouvoirs séculaires différents, par leur loyauté commune à l’islam en tant que système religieux – un islam qui est interprété par et bien sûr intégré au sein d’une communauté “internationale” d’hommes savants – les ulema, les eshaykh soufi, et ainsi de suite.

Ce consensus religieux horizontal est ensuite opposé par les orientalistes à une dissension verticale, au sein de laquelle “tout le reste est simplement temporaire et plus ou moins obligé de s’accommoder des caprices des constellations changeantes des détenteurs du pouvoir politique”.

Ce contraste entre une société islamique intégrée et une politique islamique fragmentée a encouragé les orientalistes à opposer la supposée autorité universelle de la shâ’ria (loi islamique) à la constellation changeante des régimes politiques et des pratiques, souvent accompagné de violence — une opposition qui préoccupait fortement les penseurs musulmans médiévaux.

En fait, on peut affirmer que pour autant que l’on puisse dire que les orientalistes aient développé une théorie interprétative, elle est largement issue des écrits historiques des grands théoriciens musulmans médiévaux—Ibn Khaldun, Mawardi, Ibn Taymiyya. Le résultat est une remarquable confusion entre objet historique et sujet interprétant. » (Asad 1973b : 113-114).

En un mot, pour Asad (1973a : 114), les anthropologues fonctionnalistes et les orientalistes se posaient une même question théorique (qu’est-ce qui tient les sociétés ensemble ?), et ils apportaient des réponses proches en ce qu’elles se centraient sur un élément englobant : les « tribus » pour les premiers et l’islam et la shâ‘ria pour les seconds.

Les anthropologues considéraient que la « société tribale » était définie par une politique normative, centrée sur les relations consensuelles entre les dirigeants et les peuples africains. Et les orientalistes considéraient que la société musulmane définie par la shâ‘ria était fragmentée par les politiques séculaires, centrées sur les relations répressives entre les dirigeants et le peuple musulman. » (Producteurs : 298).

*Mariella Villasante Cervello (ehess, Paris)

Instituto de democracia y derechos humanos (Lima) et Centre Jacques Berque (Rabat)

https://www.academia.edu/20406029/La_notion_dorientalisme_selon_Edward_Said

[1] [Voir :

https://www.academia.edu/20274640/Présentation_du_livre_Le_passé_colonial_et_les_héritages_actuels_en_Mauritanie]

Source : Adrar-Info (Mauritanie)