En analysant un tant soit peu sa situation sociale, économique et politique, on doit admettre que la Mauritanie a été rattrapée par l’ampleur et la cruauté de son passé esclavagiste. La voici en effet étiquetée comme le dernier bastion de l’esclavage traditionnel au 21ème siècle. Pourquoi n’avons-nous pas pu éviter ce discrédit moral et ce déséquilibre social aussi singulier que conflictuel ? C’est qu’au-delà de la mauvaise volonté politique, on n’a pas réalisé la complexité, la gravité, l’ampleur et la singularité de cette pratique, sous-estimant son impact sur la citoyenneté, la république et la démocratie ; en somme, sur le fonctionnement de notre État, dans tous ses détails. Se déciderait-on enfin à y porter une réelle attention ? Il nous faudra alors commencer par analyser les fondements de cette tradition dont les effets nous poursuivent comme une fatalité et nous valent de rester bloqués, encore aujourd’hui, à la croisée des chemins.
L’esclavage qu’a connu l’Humanité est une pratique sociale qui permettait à des humains de s’adjuger le droit de propriété sur d’autres humains, les privant ainsi de leur liberté en les asservissant. Celui qu’a hérité l’État mauritanien se singularise par une couverture légale basée sur une interprétation tendancieuse de la Chari’a, des préjugés raciaux historiques vouant la race noire à l’esclavage et une pratique millénaire à très grande échelle. C’est sous les effets conjugués de ces facteurs que s’est enraciné chez nous ce système abject, cruel et implacable.
L’instrumentalisation et l’inculcation de cette légalité infondée de l’esclavage sont sans doute les fondements les plus pernicieux et les plus déterminants de l’enracinement, la persistance et l’extension de cette pratique inhumaine. En effet, elles ont permis d’en consacrer, au fil du temps, la légitimité aux yeux des maîtres et la normalité pour les esclaves qui ont admis, au nom de l’islam et donc au titre de devoir religieux, la résignation à leur statut de propriété d’autrui, à leur bassesse et à leur aliénation. Il ne restait plus à ces esclaves ainsi condamnés à l’avilissement, qu’à s’accommoder avec fatalisme de leur misère et de leur asservissement absolus, pour constituer, au fil du temps et suivant les aléas de l’évolution de la société, une composante sociale annexe, accessoire, tributaire, méprisée, soumise, déshéritée et marginalisée. Toutes les séquelles de l’esclavage découlent de la conjugaison de la coercition et de ce traitement psychologique dépersonnalisant, déshumanisant et abrutissant des esclaves par ce système de mystification religieux.
En principe, en toute logique et de fait, si les esclaves sont voués à la misère absolue, à la résignation et à l’aliénation, en tant que propriétés d’autrui, c’est en effet parce que leur statut « religieux » les dicte à la marginalité et à l’indignité. Leur fragilité et leur vulnérabilité les exposent aux vilenies de la société, surtout celle des maîtres, qui les utilise en dépotoir de toutes ses perversions. C’est dire combien toute politique de promotion sociale, d’émancipation des victimes de l’esclavage doit prendre en compte de façon conséquente l’impact dépersonnalisant et déshumanisant de cette monstruosité « traditionnalisée ».
On doit d’abord rompre avec l’échappatoire visant à disculper certains des abus de leurs ancêtres, en arguant que l’esclavage est une pratique historique universelle dont personne ne peut être aujourd’hui tenu pour responsable. En effet, si la raison du plus fort a jusqu’à présent réussi à étouffer, moralement et juridiquement, la question et à empêcher de situer les responsabilités historiques ou présentes, les preuves sont encore vivaces, têtues, accablantes et indélébiles pour imposer à la conscience des maîtres ou à leurs descendants, leur responsabilité morale – individuelle, familiale ou tribale – envers la situation déplorable que vivent aujourd’hui les victimes de l’esclavage. Quant à l’État mauritanien, il a vocation à endosser la responsabilité générale envers celles-ci au nom de la conscience collective qui est en fait la conscience nationale et républicaine. Il leur doit même d’autant plus réparation, réhabilitation et assistance que, longtemps après l’indépendance, les régimes successifs ont laissé faire, connivents voire complices, alors qu’au regard même de la Constitution, du statut de la République et de l’évolution de l’Humanité, ils se devaient impérativement l’objectif prioritaire d’éradiquer l’esclavage, cette pratique infâme, anticonstitutionnelle et anachronique.
En avant pour une résolution systémique de l’esclavage et de ses séquelles !
C’est ici le lieu d’insister sur le fait que le règlement de cette problématique ne doit pas être limité à une politique sociale, visant à pallier aux problèmes de sous-développement inhérents à l’évolution du pays : c’est d’abord une question de droit et un devoir moral, un passage obligé pour dépasser nos problèmes existentiels. C’est pourquoi, revenant au cas de TAAZOUR, on ne peut que faire constater à monsieur le président Ghazouani qu’on ne peut pas relever les défis de nos problèmes existentiels majeurs par une politique exclusivement caritative. Ce dessein n’est pas à la hauteur des défis qu’il entend relever. C’est bel et bien un ambitieux plan national qu’il nous faut pour régler définitivement la problématique de l’esclavage.
Face à l’impasse de la fracture sociale actuelle, caractéristique de notre passé esclavagiste, cristallisant la connotation identitaire de nos inégalités sociales, mettant à nu la politique chauvine d’exclusion, de marginalisation et d’abandon des différents régimes et nous faisant en conséquence douter de notre capacité à vivre ensemble, le temps n’est plus à la tergiversation, ni au « bricolage » social, ni au paternalisme anachronique. Il est temps de sortir de ce dilemme par un plan de règlement global articulé autour de trois axes principaux : s’acquitter du devoir moral d’émancipation et de réparation envers les victimes ; initier un plan national de promotion socio-économique de celles-ci ; et promouvoir leur implication politique pour réaliser leur intégration.
Devoir moral d’émancipation et de réparation
Il est manifeste que la quasi-totalité des victimes de l’esclavage se compose de déshérités qui vivent, en leur écrasante majorité aujourd’hui, dans la précarité, voire en-dessous du seuil de la pauvreté. S’il est logique et prévisible qu’elles soient vouées en telle situation déplorable par l’écrasant poids d’une pratique millénaire, il est par contre inadmissible et condamnable que cela soit exacerbé par leur abandon, leur marginalisation et leur exclusion qu’ont tolérés, sinon entérinés, nos régimes politiques successifs, alors qu’ils auraient dû s’employer, dès l’indépendance, à les sauver de cette injustice anachronique. De nos jours et sous d’autres cieux, de tels dirigeants seraient poursuivis pour crime de non-assistance à personnes en danger, voire complicité de crimes contre l’humanité. En Mauritanie, la raison du plus fort – celle des forces conservatrices rétrogrades soutenues par un système politique chauvin – continue d’imposer à la conscience collective la banalisation d’un tel dédain de l’humanité.
Soulignons ici un point d’importance : caractérisée par une mise en relief de l’impact du passif esclavagiste et de la connotation identitaire des inégalités sociales, la fracture sociale actuelle est beaucoup plus sensible que l’esclavage d’antan. De moins en moins maîtrisable, marqué par des crispations identitaires et des discours engagés d’indignation, le mécontentement social virulent est en effet un indicateur manifeste d’une prise de conscience grandissante des victimes de l’esclavage, meurtries dans leurs chairs et leur âme par les injustices et les abus du système. Elles les ressentent à juste titre comme une volonté de leur imposer une nouvelle forme de soumission et un néo-esclavage, cette fois consacrés par l’État. On assiste ainsi passivement à la latence d’une confrontation inéluctable entre, d’une part, un système chauvin, conservateur et népotique, animé par une envie viscérale de domination, et d’autre part, une grande aspiration légitime des exclus et des laissés-pour-compte à la libération, à l’émancipation et à l’intégration.
Si l’on peut considérer que cette confrontation – « lutte des classes », selon la conception marxiste… – est, somme toute, inhérente à l’évolution du pays, il n’en demeure pas moins vrai qu’elle comporte de grands risques pour l’unité de celui-ci, vu la singularité des antagonismes, à fois communautaires, ethniques et raciaux. Dès lors, la sagesse, la responsabilité, le réalisme et le pragmatisme politique recommandent d’agir résolument pour apaiser, dépassionner, modérer les oppositions et les sensibilités. C’est dans cet esprit que doit s’inscrire le devoir moral d’émancipation et de réparation qui substituera le mea-culpa sincère à l’arrogance, la libération à l’aliénation, l’émancipation à l’exploitation, la compassion au mépris, l’assistance à l’abandon ; en somme, la manifestation d’une volonté d’assumer les responsabilités historiques et actuelles, émanciper la personnalité des victimes, réparer les préjudices historiques et actuels, plutôt que recourir à une politique sociale insignifiante, paternaliste, méprisante et machiavélique qui cache mal la volonté d’imposer la pérennité utopique d’un statut quo voué à une disparition inéluctable. (À suivre).
Mohamed Daoud Imigine