Suite à la réélection du président Mohamed ould Cheikh El Ghazouani, les exclus, les marginalisés, les déshérités, les laissés-pour-compte, les opposants et les autres patriotes aspirant à l’alternance démocratique vont encore souffrir cinq longues années de chauvinisme, népotisme, favoritisme, gabegie, incivisme et insouciance. Truffée de déceptions et de désillusions, l’expérience donne en effet à redouter que Ghazouani ne parvienne pas à réaliser, au cours de son second mandat, ce qu’il n’a pas pu concrétiser dans le premier, plus particulièrement en ce qui concerne la gouvernance et la fracture sociale.
En ce qui concerne cette dernière, il est certes indéniable que le Président a affiché un réel engagement à la réduire, avec la fondation de la Délégation Générale à la Solidarité Nationale et la Lutte Contre l’Exclusion –en arabe, TAAZOUR – destinée implicitement au traitement de la problématique de l’esclavage envers laquelle le système s’impose un mutisme pour le moins hypocrite. Mais force est de constater que TAAZOUR a montré ses limites : l’impact de ses programmes est insignifiant et la fracture sociale est demeurée en l’état, avec ses lots de frustrations et d’amertumes. Cette désillusion était prévisible. Pour atteindre ses objectifs, TAAZOUR doit être en mesure de combattre les autres causes majeures de l’exclusion : l’insouciance et de la démission de l’État face aux services publics, l’incivisme d’une administration gangrenée par la gabegie, l’affairisme, le népotisme, le favoritisme et le clientélisme, autant de plaies perpétuées par l’inamovibilité d’un système chauvin et suprématiste, véritable machine de l’exclusion et de la marginalisation. Les quelques réels bienfaits de TAAZOUR qu’il convient de citer ne sont en fait que des réussites isolées dans un océan de grands manquements.
TAAZOUR, des bienfaits… très limités
Chef de village, j’ai eu l’occasion de superviser ou d’être associé à la remise de dons financiers que TAAZOUR distribue aux familles les plus pauvres, dans le cadre de ses programmes de transfert d’argent. Cela m’a permis de constater l’état d’esprit des bénéficiaires. Évidemment contents de percevoir enfin ces montants qu’ils attendaient avec incertitude et impatience, ils n’en refoulent pas moins leur joie, par timidité et crédulité inhérentes, en de telles circonstances, à leur état de déshérités. Plus paradoxalement, il apparaissait également un sentiment de gêne et de désillusion, face à l’insuffisance de ces sommes d’argent au regard de l’ampleur de leurs problèmes sociaux, multiples et variés. En effet, ces montants qu’ils considèrent à juste titre providentiels vont impérativement leur servir à s’acquitter de leurs dettes à la boutique du village, des frais de la mahadra, des promesses longtemps réitérées en vain aux enfants ou aux petits-enfants, à réparer la charrette des ânes, remplacer la vieille natte, se fendre de petits gestes envers les proches parents et voisins immédiats ; si possible payer un peu de ration alimentaire… avant de revenir, tout au plus quarante-huit ou soixante-douze heures plus tard, à la case-départ : celle de la misère ou de la précarité.
Cela dit, même éphémère et insuffisant au regard du nombre des familles-cibles et de la somme d’argent allouée à chacune, ces soulagements concrets n’en demeurent pas moins des actes louables de solidarité humaine dont Dieu seul connaît le degré de bonheur qu’ils apportent aux cœurs des bénéficiaires ressentant que l’État s’occupe enfin d’eux. C’est ici le lieu de souligner que les plus innovants, charitables et humains programmes de TAAZOUR sont sans nul doute ceux de l’assurance-maladie et du logement (Dari) sans lesquelles les familles bénéficiaires assisteraient, impuissantes, à la maladie des leurs ou habiteraient éternellement dans des taudis précaires.
Voilà pourquoi, s’il y a des conseils à prodiguer à monsieur le président de la République au sujet des programmes de TAAZOUR, le premier serait de lui suggérer de ne pas chercher à les faire valoir politiquement mais bien plutôt de demander à Dieu de les lui ajouter dans la balance de ses bienfaits. Car, pour le reste, TAAZOUR ne pouvait échapper aux effets de la mauvaise gouvernance. C’est ici l’occasion d’interpeler Mohamed ould Cheikh El Ghazouani sur le fait que l’État n’a pas vocation à exercer la charité et que, si TAAZOUR semble, à bien des égards et malgré les objectifs qui lui ont été fixés, jouer le rôle d’une institution caritative, à l’instar des ONG et autres associations des droits de l’Homme, elle est manifestement loin de pouvoir relever le défi de notre déséquilibre social, économique et politique. Son approche caritative n’est pas efficiente, comme le prouve la quasi-inexistence de son impact.
Même si elle a permis de soulager certaines familles, il n’en demeure pas moins vrai que d’autres aussi nécessiteuses et beaucoup plus nombreuses – de plus en plus nombreuses, devrait-on même dire… – continuent de tendre les mains, frustrées et désespérées. TAAZOUR se révèle ainsi moralement et socialement insoutenable, d’autant plus que l’exécution de ses programmes s’effectue avec des dépenses douteuses, fantaisistes et exorbitantes qui engloutissent une grande partie de son budget. Il faut souligner la grossière trivialité de cette situation : TAAZOUR s’est avérée distribution de miettes, en aval, c’est-à-dire aux familles-cibles… alors qu’en amont, une grande partie du budget est dilapidée de façon douteuse et laxiste en « frais de fonctionnement » et autres « prestations de services ». Ladite délégation devient un domaine de prédilection du favoritisme et du clientélisme politique, générant ainsi, aux yeux d’une opinion incrédule, un sentiment d’amère déception qu’on pourrait résumer par la caricature suivante : une montagne d’argent accouchant de quelques sous…
Si l’on a insisté sur le cas de la délégation TAAZOUR, c’est parce qu’elle est considérée comme la réalisation-phare du président Ghazouani en ce qu’elle a suscité beaucoup d’espoirs et englouti plusieurs milliards. Et voilà qu’on se retrouve, au terme du premier quinquennat de celui-ci, quasiment à la case-départ : une fracture sociale toujours accablante, toujours caractérisée par les inégalités à connotation identitaire, qui s’impose de plus en plus comme un défi existentiel majeur pour la Mauritanie. Il semble dès lors pertinent de prendre actes des limites de TAAZOUR et d’oser une nouvelle approche pour traiter la problématique de l’esclavage avec une ambition à la hauteur de l’ampleur et de la gravité du problème et un projet plus explicite, plus engagé et plus réaliste.
Une nouvelle approche s’impose
Cela commence par une analyse plus approfondie de la situation : les raisons de la fracture sociale actuelle sont multiples et variées. Son aggravation, son évolution et sa cristallisation lui ont de fait donné une connotation identitaire qui matérialise les conséquences de la gouvernance chauvine et suprématiste de tous les systèmes politiques qui ont dirigé la Mauritanie. Mais l’erreur historique la plus grave de ses dirigeants est sans nul doute l’occultation de la pratique de l’esclavage, l’imprévoyance de son évolution et le manque d’intérêt accordé à l’éradication de ses séquelles. Ne pas admettre cette erreur est tout simplement une perpétuation de la fuite en avant, de l’hypocrisie et de la mauvaise volonté politique qui nous mènent aujourd’hui à ce que l’on désigne « problématique harratine », par euphémisme.
Après des décennies d’occultation, de déni et de camouflage, l’État mauritanien a fini par abolir l’esclavage, allant même jusqu’à le classer constitutionnellement en tant que crime contre l’humanité. Mais on continue officiellement d’en couvrir la problématique pour cacher les faillites des pouvoirs politiques successifs face à cette question dont les impacts socio-économiques et politiques forment aujourd’hui le nœud de tous les problèmes existentiels de la Mauritanie. Entend-on-le une bonne fois pour toutes : le véritable enjeu de notre nation est l’émancipation, l’épanouissement et l’intégration des victimes de l’esclavage.
Une telle politique doit être fondée sur trois points essentiels : une volonté sincère et décomplexée de faire notre mea-culpa, d’assumer notre passé esclavagiste et dépasser ses préjugés chauvins, antirépublicains et antidémocratiques, bannir son système de valeurs inhumain, injuste, anachronique et rétrograde ; une rupture avec la mauvaise volonté politique périlleuse et constante des différents régimes politiques dans le traitement de la problématique de l’esclavage, caractérisée par l’occultation pure et simple, la connivence, la dénégation, le camouflage, le mépris, la négligence, le laxisme, l’hypocrisie et la marginalisation ; une prévoyance du danger que constitue, pour l’avenir du pays, la persistance et le pourrissement de la fracture sociale actuelle et l’impérieuse nécessité d’un sursaut national, moral, politique et patriotique, afin de relever le défi du passif de l’esclavage, source de tous nos déséquilibres socio-économiques et politiques.
Cette approche ne peut se réaliser que par l’établissement d’une corrélation objective et rationnelle entre ce passif esclavagiste et ses séquelles, d’une part, et d’autre part, la misère, la précarité et la marginalité que vivent aujourd’hui ses victimes. La mise en relief d’une telle relation de cause à effet est indispensable pour déterminer et réaliser les objectifs adéquats à toute politique visant leur promotion sociale, économique et politique. Bref, c’est en assumant pleinement notre passé qu’on construit un avenir viable… (À suivre).
Mohamed Daoud Imigine