Le groupe d’âge
Un mouton gras contre un nom
Le groupe d’âge, ou les natifs de l’intervalle d’une à deux années, est une tradition qui se perpétue à travers les âges. On connaît peu des noms des groupes d’âge des générations du début de la constitution de notre collectivité.
Dans l’ancien temps, on se demandait comment on colle un nom propre à un groupe d’âge donné. Il se peut que chaque groupe se donne son propre nom. Il se peut aussi que la collectivité attribue d’une façon spontanée un nom à un groupe d’âge donné, prenant souvent en compte une caractéristique qui lui est propre, exactement comme on donne des noms à des points d’eau, à des localités ou à des animaux domestiques.
Chez nous, peut être les choses se passaient-elles ainsi avant. Mais ce que notre génération retrouve est plutôt différent. Les noms de groupes d’âge sont attribués par la famille de griots, une famille que nous avons tous connue, les Ehel Ngdhey.
La tradition veut que quand les éléments d’un groupe d’âge ont atteint la majorité, c’est-à-dire quand ils s’approchent de 18 ans, après l’essai de leur premier vrai Ramadan, ils décident d’avoir un nom propre. Ils sacrifient un gras mouton et apportent sa viande à la famille des griots. Ces derniers les félicitent et leur organisent immédiatement une partie de musique. Ils repartent après avec un nouveau nom qui leur est propre. Avant, il revenait à Ahweija, la mère de la famille des griots, le droit et l’honneur d’annoncer le nouveau nom. Lorsqu’elle s’est affaiblie sous le coup de l’âge, elle a alors transmis ce rôle à sa fille Koumba.
Depuis le départ de la famille Ehel Ngdhey, des jeunes femmes, au caractère un peu singulier, ont pris la relève. Il s’agit, dans un premier temps, de feue Aïchana Mint Salek, puis de la célèbre Ngaissiri, la sœur de mon ami Mhaimid. Depuis, à cause probablement de l’école, les groupes d’âge s’étaient dilués dans une nébuleuse anarchique, portant généralement le nom de « Tterka », vague appellation signifiant enfants ou jeunes. Les jeunes générations sont surtout liées par l’appartenance à la même promotion scolaire, notamment les premières années de l’enseignement fondamental. La même organisation en groupes d’âge existe chez les femmes également.
L’impact du « thé vert de Chine »
Les plus anciens groupes d’âge dont nous avons retenu les noms sont Doueikatt et Bourghane, des natifs de la dernière moitié du XIXe siècle. Mheidi, de son vrai nom, Elmaouloud, Illoul et Baba sont les derniers survivants, que nous avons connus qui appartenaient à cette génération. Mheidi est du groupe d’âge portant le nom Bourghane. Il décédera à la fin des années 50 à plus 90 ans. Le nom Bourghane (singulier «Brigh »), est tiré de celui des premières théières en fer peint aux diverses couleurs et servant à bouillir l’eau et le thé réunis.
Le commerce et la consommation du thé en Mauritanie et dans toute cette zone remontent à la fin du 19e siècle. Il semble que le thé a été apporté pour la première fois du Maroc en Mauritanie par des commerçants Oulad Bousbaa. Depuis, sa consommation est devenue courante dans la société maure. À l’âge de 5 ans à peine, Mheidi m’a ainsi appris à lui faire le thé dans son « brigh » et avec deux verres posés à même le sol.
Après « Bourghane », et avant « Doueikatt » (diminutif de «diik: coq »), nom tiré probablement de la marque d’une variété de tissu en vogue à cette période ou d’un dessin de deux coqs sur le fond de théière. « Elhemmal » ou les flâneurs est le nom du groupe d’âge du grand-père Bou. D’autres groupes d’âge vont suivre. Nous avons « Elaidhaaba: les tortionnaires », le groupe du grand-père maternel, Gueidiatt et de son ami intime, Bouna Ould Hbeyib, l’ancien chef général durant la période coloniale. Le premier décédera en 1980. Bouna le suivra deux à trois ans après.
À quelques heures de son décès, Bouna, dans son délire, racontait que « hier dans mon sommeil j’ai rencontré Gueidiatt qui m’invita à le rejoindre dans l’au-delà».
Une série de groupes d’âge vont suivre après. Parmi eux, Touareg, puis Lebajla, un important groupe d’âge du point de vue du nombre. Touareg est le groupe d’âge du célèbre Hmmeini Ould Jidhoum Ould Cheiffa. Hmeinni, premier fils de la cousine Attouha, est le demi-frère maternel de Meyloud et d’Elemine. Un personnage haut en couleurs, homme connu pour sa grande taille et sa pure élégance. À ce niveau, les gens le comparaient à Cheikh Ould Mekiyine. On polémique là-dessus. On demanda l’avis de la vieille Elmoumna Mint Eleya. Sans hésiter, celle-ci trancha rapidement. Voilà son verdict: « la beauté de Hmmeini et Cheikh Ould Mekiine était incomparable: la beauté du premier relève de la beauté des Arabes et celle du second, celle des Zawayas ! ». Cependant les deux gentlemen se distinguaient, chacun par son propre cachet.
Les deux Mekiyine
Hmmeini, voyageur infatigable, parle presque toutes les langues de la sous-région. On raconte qu’une fois il a échappé de justesse à la décapitation d’une tribu de Haute-Volta (l’actuel Burkina Faso). La tribu en question serait connue pour sa pratique de l’anthropophagie. Durant l’un de ses nombreux voyages, Hmmeini aurait passé la nuit dans un village situé dans la zone de cette tribu.
Les habitants du village le reçurent chez l’une de leurs familles. Il conversait avec eux dans une langue africaine qui n’était pas la leur. Au cours de la séance de thé organisée en son honneur, il les a entendu parler dans leur propre langue et programmaient de le tuer et ils se disputent le partage de ses différents membres. Veillant à ne laisser apparaître aucun signe d’inquiétude, ni le sentiment d’avoir deviné leur intention, il les informa qu’il avait des compagnons qui devaient le rejoindre chez eux. Ce qui a calmé leur dispute, car espérant un festin plus abondant après l’arrivée de ses compagnons. Il leur dit ensuite que ses compagnons s’étaient peut être égarés et qu’il voulait sortir pour les chercher et les orienter vers le village. Rassurés, les villageois crurent à son récit.
Pour les rassurer davantage, il laissa ses effets en place. Il est sorti en empruntant la direction de leur cimetière, connaissant leurs traditions culturelles qui leur interdisent de visiter le soir les cimetières. Il va en profiter pour ainsi disparaître. Constatant son retard, ils le poursuivirent, portant des tisons pour éclairer leur chemin. C’était trop tard.
Cheikh Ould Mekiyine est l’un des grands noms de la littérature nationale. Son aventure littéraire a débuté chez nous. Selon Mahmoud Ould Mbarek, la référence en matière de sérieux et de rectitude, l’épopée de Cheikh Ould Mekiine au Trarza ne dura qu’une dizaine d’années. Une fois, des jeunes appartenant au groupe d’âge Loubajla, dont Ahmedou Ould Elkori, étaient en escapade touristique dans la Chamama, chez les Oulad Aïd dans la zone de Tékane. Les Oulad Aiid sont connus pour la qualité de leur haut niveau artistique et folklorique. Les nôtres avaient entendu parler de deux jeunes frères appartenant à la tribu Ideidjba du Brakna. Tous conviennent que ces jeunes ont battu tous les records de danse dans la zone. Ils sont partis les chercher. Après les avoir trouvés, ils ont assisté à des démonstrations de leur danse. Ce qui les a beaucoup enchantés. Ils les approchèrent et ils les invitèrent à venir chez eux du côté de Rkiz. Ils arrêtèrent une date précise. Des amis Oulad Aïd devraient les conduire. Nos jeunes les ont devancés pour préparer leur accueil.
Le jour J, Cheikh Ould Mekiyine et son demi-frère paternel, Moustafa Ould Mekiyine, ayant le même âge, mais de mères différentes, sont venus, pour la première fois au campement «Laabid ». Moustafa avait pour mère une Mauresque de teint clair, cousine de son père, alors que pour Cheikh, sa mère était une négresse, esclave de son père. C’était un jour exceptionnel. La date, selon le récit de Mahmoud Ould Mbarek, se situe aux environs des années 29-30. C’est la date de naissance des éléments appartenant au groupe d’âge Emghaassile: Mmeylid, Venne, Bowba et autres. Bowba et Venne portent d’ailleurs le nom d’Ahmed Salem. Ahmed Salem est le nom du grand-père maternel de chacun d`eux. Il s`agit du grand-père commun Ahmed Salem Ould Boushab. C`est aussi le nom de l’émir Ahmed Salem Ould Brahim Ssalem, décédé exactement dans le courant de l’année 1930. C’est aussi la date de naissance de la plupart des éléments du groupe d’âge de la mère Veffa, appelé « Elghaliatt » ou les bien-aimées. L’accueil des deux jeunes Mekiyine va plus que réussir.
Une certaine jalousie
La famille des griots Ehel Ngdhey avait certainement contribué à ce succès. Les jeunes hôtes furent captés par les gens du campement Laabid. Au son de l’Ardine d’Ahwaija, les deux jeunes frères se relayent dans « Elmerjaa », l’espace réservé aux danseurs. Ils ont conquis l’admiration de tout le public présent. Moustafa faisait balancer les cheveux de sa touffe (gouffa) dans tous les sens. Ce que Cheikh n’avait pas réussi à faire, à cause de ses cheveux presque crépus: « la maman m’a trahi ! » se plaint-il. Peu de temps après, Moustafa rentra chez lui au Brakna. Cheikh lui est resté. Il avait élu domicile chez la famille Ehel Ssalem. L’hospitalité de leur mère, Loum et la beauté de ses filles, notamment Kakaya, la grande amie de Cheikh Ould Mekiyine, amenèrent ce dernier à faire de Ehel Ssalem sa deuxième famille. Lorsque je l’ai rencontré pour la première fois en 1977, non seulement il m’avait reconnu « par le sang » comme on dit, mais la première chose qu’il me demanda était de l’informer sur les Ehel Ssalem.
La présence de Cheikh dans la famille Ehel Ssalem ne va pas plaire à ECheine, le fils ainé. ECheine, qui n’était pas content des relations d’intimité entretenues par Cheikh avec sa famille, accula celle-ci quand il leur demanda de choisir entre lui et Cheikh. ECheine finira par émigrer au campement voisin (Aznavir), les parents de sa dernière épouse Mahjouba Mint Nekhteirouh. Il reviendra, suite à une délégation de bons offices, initiée par son ami, l’oncle Bakar. Il mourra en 1956, au Sénégal, dans un accident de la circulation. ECheine est le père de Ssalma Mint ECheine, la mère de mon ami Mohamed Keine.
Dame de fer dans sa jeunesse, jusqu’à son décès il y’a quelques années, presque centenaire, elle ne cessera de donner les ordres à son entourage avec le même sens de l’autorité et le même sentiment de dignité. Je lui ai rendu visite 48 heures avant son décès suite à un bref malaise. Elle me confia, comme si elle sentait sa fin prochaine, « Cheddad, vous les ainés, vous devez veiller à la bonne éducation des jeunes générations ! ».
Après, nous avons les « Zoueihline », c’est-à-dire les natifs du début de la Première Guerre mondiale. Ils ne sont pas très nombreux, à peine cinq. Les plus connus sont le père Elmoctar et le cousin maternel Ahmed Salem Ould Ssaibar et Mhaimitham Ould Ahbeyib, le frère de Bouna et Yehdhih. Le dernier nommé fait partie du groupe d’âge des Loubbajla. Une dizaine de groupes d’âge suivront. Parmi eux, Lemhar, Elghaline, Emghassile, Lebtal et Lejwad.
Notre groupe d’âge, « Leghvala » ou, les « désintéressés », est le dernier de la lignée traditionnelle qui compte une bonne dizaine de membres. C’est Koumba qui nous a donné ce nom. À l’époque, nous étions pourtant loin d’avoir atteint notre majorité. Je ne me souviens pas de la date exacte, mais cela devait se situer au tout début des années 60. À l’époque les plus âgés d’entre nous commençaient à peine à s’essayer à leur premier Ramadan. Gueidiatt Ould Chaabane, les deux Mohamdi et Bbaatou, étaient nos ainés (maintenant tous disparus). Presque deux ans les séparaient du reste du groupe, surtout Gueidiatt, qui pourrait même avoir une à deux années de plus par rapport aux autres.
Curieux creux dans l’arbre généalogique
Curieusement, les éléments appartenant au groupe d’âge «Lejwad », natifs des années 39 et 40, sont plus âgés que Gueidiatt, le plus âgé d’entre nous de 7 à 8 ans. D’ailleurs on constate que la période allant de 1940 à1946 jusqu’en1947, n’a presque pas connu de nouvelles naissances d’enfants. Cela pourrait s’expliquer par la forte mortalité infantile. Pourtant on fait peu de cas de décès de nouveau-nés durant cette période. En réalité, le moment correspond justement aux années cruciales de la Deuxième Guerre mondiale.
Cette période aura vu la plupart des hommes valides coincés, au Sénégal, par les difficultés économiques. La guerre a tout détruit, particulièrement les usines, notamment les usines de tissage. Les gens peinent à trouver de quoi s’habiller. C’était l’époque de « Elirya » ou la pénurie d’habits comme on l’a baptisée. Les hommes préféraient rester au Sénégal à la recherche surtout d’habits à envoyer aux parents, femmes notamment, dans la brousse de Mauritanie. Une vache laitière était parfois troquée en échange d’un voile d`une femme, soit 15 mètres de tissu de Guinée.
L’oncle Ahmada me fit remarquer que cette période était aussi caractérisée par un autre phénomène: les jeunes adolescents de ces « années de braises », y compris dans les tribus Zawaya, étaient presque tous, illettrés. Leurs parents accaparés par les préoccupations du moment manquaient de temps à leur consacrer pour les alphabétiser et leur enseigner le Coran.
(A suivre)