« Elmahadhra » ou l’école coranique
Plusieurs heures de la journée étaient consacrées à la Mahadhra ou l’école coranique. Les enseignants, en fait souvent des enseignantes, dans la plupart des cas, étaient des mauresques blanches issues de la communauté Oulad Sid Elvalli. Celles-ci s’occupaient du cours coranique principalement parce qu’elles étaient plus libres. Parmi elles, on peut citer, Meyem Mint Ahmeyada, la vieille Mmatta Mint Mouhedhmni, vivant dans l’autre collectivité (Aznavir), presque centenaire, décédée il n’y a pas longtemps, ainsi que trois femmes, Emnatt (filles de) Bakar Elkori: Zahra, VatmaVall et Meyem. Aucun enfant ne vivait avec elles. Je soupçonnais qu’elles ne se soient jamais mariées. Ce qui reste à vérifier. Meyem Mint Bakar Elkori, la dernière, la plus jeune est aussi la plus sévère à l’égard des enfants. Meyem, plutôt belle, est à la fois bien bâtie et relativement grosse.
J’ai appris tout récemment qu’elle a fait un enfant suite à un mariage de courte durée avec un cousin à elle du nom de Meddal. Il me rappelle un autre Meddal Ould Elmamehmed, appartenant au même groupe d’âge que le notable Meyloud Ould Bahinnina. Chacun, à chaque fois que l’un d’eux me croisait, évoquait un ancien poème en dialecte Hassania, débutant par mon surnom, Cheddad: « Cheddadhadethnibiebiir… ». C’est â dire, « Cheddad m’a promis un jeune chamelon… ».
Notre torture : Keine et moi
Mohamd Keine et moi, on n’oubliera jamais la « Shekwa » de Meyem Mint Bakar Elkori. C’était une outre servant à battre le lait caillé pour en extraire le beurre. Meyem préfère s’en servir pour la corvée d’eau au marigot de Laawaija. Chekwa, une outre confectionnée à partir de la peau d’un cabri, mais grande comme les outres en peau de grandes chèvres, réservées habituellement aux grandes corvées d’eau.
Au moins, une fois par jour, Keine et moi, nous la remplissions d’eau au marigot, loin d’un demi-kilomètre, et nous la ramenions, transportée par nos petites et fragiles mains, à l’aide de ses cordes en cuir, à la fois minces et pénétrantes. Pour nous reposer, on effectuait plusieurs pauses en route. Parfois on échangeait de position pour enfin reposer les mains de la douleur vive causée par les minces cordes de l’outre. On n’osait pas diminuer sa contenance en eau par crainte des foudres de Meyem.
Je me souviens aussi de Mint Boushra, je n’ai pas encore en tête son prénom. Une vieille enseignante de Coran venue d’ailleurs assurait l’enseignement du Coran pour une quarantaine d’enfants issus de diverses collectivités. Après l’hivernage, la prolifération des moustiques pousse chaque année plusieurs collectivités à se rassembler dans la zone, appelée Aftout, zone plate située au nord-est du lac Rkiz, à la végétation riche et variée dont notamment des baobabs millénaires aux noms légendaires: Elghajra (la gigantesque), Oum Amguentour (doté d’une grotte), Oum Lahbal, Agada Athnaach (une rangée de douze baobabs)… Ce grand attroupement est appelé « Lazrag », une mosaïque, c’est-à-dire un super campement aux multiples couleurs, faisant allusion à la diversité, à la fois, des hommes, de leurs provenances et aux couleurs variées des tentes de leurs campements. C’était une période de grandes réjouissances. À tour de rôle, les jeunes groupes d’âge, appartenant aux diverses collectivités rassemblées, organisaient, soit des mariages, soit des « Enhira» ou abattement de bêtes grasses (bovins ou moutons), soit des courses d’animaux, notamment de chevaux, des soirées dansantes ou des championnats de ballon traditionnel ou tôlé (joué à l’aide de bâtons à bout recourbé). Un célèbre match de tôlé opposa en 1935 les jeunes de notre campement à celui de la collectivité Lemradine. Il fut remporté par nos jeunes. Un ressortissant de Lemradine justifia cette victoire à sa manière. Il affirma que leurs jeunes n’avaient pas bien mangé ce jour-là alors que ceux de notre collectivité s’étaient gavés de viande grasse avant le match. Il semble qu’un notable de Vounka, Sidi OuldMkhaitir, propriétaire d’un grand troupeau d’ovins et caprins, avait offert les moutons du festin à nos jeunes. Ce jour-là le Maradona de l’équipe était, selon plusieurs témoins, le nommé Taleb, le père de DeynaOuld Taleb du groupe d’âge de mon oncle Deyna.
Généralement, pour passer du sud au nord du lac, il arrivait que les eaux des crues de fin d’hivernage encerclent complètement le campement, et des fois les deux campements. Le lac Rkiz est plein d’eau. C’est aussi le cas de tous les affluents qui l’alimentaient à partir du fleuve Sénégal, notamment Nasra et Laaweija. L’abondance des moustiques poussaient les gens à fuir au nord du lac Rkiz.
« Ndir » ou notre « radeau de la Méduse »
Dans ce genre de situations, la traversée au nord nécessitait des pirogues. Il fallait les louer avec les pêcheurs. YoubaLô était le plus connu d’entre eux. Parfois cette solution ne s’offre pas. Dans ce cas on recourt généralement à un moyen rudimentaire, une sorte de radeau appelé: « Ndir ». On réunit le maximum de bois sec d’un arbuste laiteux appelé (Ivirnan), poussant en abondance sur les dunes qui séparaient les marigots. À l’aide d’un grand nombre de solides cordes on rattache quatre grands mats (piquets de bois de chêne ou semblables servant à hisser au plus haut niveau les tentes de laine), sous forme d’un grand carré aux angles parfaitement droits. On remplit tout l’espace d’un bois solide d’Ivirnan, solidement attaché avec des cordes. Ce bois avait l’avantage d’être extrêmement léger. Il flottait facilement sur l’eau. On s’en servait pour apprendre à nager. On chargea le « Ndir » de bagages. On fit monter dessus les femmes, des enfants et des personnes âgées. Les hommes bien portants tirent l’embarcation vers l’autre rivage. On déchargea et on retourna pour prendre une nouvelle charge jusqu’à épuisement total des bagages et des personnes.
Le pont naturel de Goueylid
Il arrive qu’une solution beaucoup plus facile se présente. Au marigot de Goueilid, exactement à l’emplacement actuel du barrage qui alimente le périmètre agricole en eau, la surface de l’eau était couverte de plusieurs couches d’herbes, appelées «Awkhaye », sorte de gazon sauvage. Les herbes s’accumulaient, s’enchevêtraient. Elles formaient une couche épaisse. Les gens réussissaient à traverser à pied par-dessus cette couche, appelée localement « Debedba » ou « Elgara ». C’est un véritable pont naturel. D’habitude on brûlait sa surface pour la renforcer. Tout le monde la traversait généralement sans difficultés. Les femmes et les enfants traversaient à dos d’animaux chargés de bagages. Les hommes font traverser le bétail. Un léger mouvement sous les pieds des passants pouvait provoquer la panique ; il arrive aussi que les pieds d’un animal s’enfoncent. Des hommes intervenaient pour les dégager. L’opération prenait des fois une journée entière.
La revanche sur Mint Bouchra
La vieille, Mint Boushra, donc, avait profité de ce grand attroupement de collectivités pour réunir de nombreux élèves pour le cours coranique. On était à peu près une quarantaine. La gourmandise et la gloutonnerie de Mint Boushra n’échappaient à personne et surtout n’épargnaient aucun de ses élèves. Elle exigeait de chacun de nous d’amener chez elle son déjeuner pour le partager avec lui. Tous, nous irons défiler chez elle. Elle mangeait avec chacun de nous son repas. À l’aide de grandes et rapides bouchées, en un clin d’œil, elle vidait le plat (souvent un récipient appelé tachaghlit ou Laghchacha).
Notre ami, Gaboune, fut victime une fois de la voracité de Mint Bouchra. On se demandait où était passé réellement ce qu’elle mangeait puisqu’elle pesait à peine une trentaine de kilogrammes. On la confondait parfois avec l’une des plus âgées de ses élèves filles. Lorsqu’elle dévora son déjeuner, il lui sauta dessus, l’attrapa par sa coiffure et se mit à la frapper. Ses cris alertèrent tout le voisinage. Les premières personnes venues au secours, voulurent les séparer. Elles lui demandèrent pourquoi il agissait de la sorte. Avant de relâcher son étreinte, il leur cria: « Gnaw ! La méchante, elle a mangé tout mon déjeuner ! » « Gnaw » un mot probablement d’origine Wolof, qui doit signifier « merde ».
Des enseignants locaux du coran
Des cousines, des femmes du campement, assuraient souvent un cours de Coran. C’était le cas notamment de Mariem Mint Hbeyib, la mère de mon ami Mohamdi Ould Cheibou. Jusqu’à son décès au début des années 90, elle enseignait le Coran à de nombreux enfants. Sa fille, Khaddaja Mint Cheibou, la jumelle de Mouhamdi et la mère d’Ahmed Ould Khattri, futur célèbre directeur général des Capec (caisses d’épargne) avait pris la relève. Pour sa part et pendant de longues années depuis qu’il avait cessé de commercer au Sénégal, le vieux Bamba Ould Gueidiatt assurait, lui aussi, un cours régulier de Coran.
Il m’arrivait personnellement de vivre chez mes parents paternels, isolés du reste du campement. Le cours du Coran était administré pour moi par le grand-père Bou, aidé souvent par la tante paternelle Elkhaitt ou sa fille Khadda. On m’écrit ma leçon dans ma tablette, c’est-à-dire mon ardoise traditionnelle (Lowh). Le lendemain j’accompagnais Bou en brousse, lui qui gardait le bétail, pour la répéter. J’avais récité ainsi la moitié du Coran, avant l’âge de dix ans, par répétition. Les parents affirmaient qu’ils n’avaient pas réussi à m’apprendre à lire et à écrire. Plus tard, ils s’étonneront de la rapidité avec laquelle j’avais franchi cet obstacle à l’école moderne. À peine deux mois m’auront suffi pour apprendre à lire et à écrire.
Le soir on se regroupait autour des personnes âgées. Elles se mettent à nous raconter des histoires, toutes sortes d’histoire: histoires des prophètes, notamment « la sounna » ou la vie du prophète Mohamed (PSSL), des aventures, histoires d’animaux, au temps où ceux-ci parlaient, selon la légende. Personnellement je n’aime pas ce genre d’histoires parce que mon entendement n’a jamais accepté que les animaux aient un jour parlé. La plupart des histoires racontées et souvent répétées, avaient pour finalité de développer chez nous une bonne morale, de bonnes mœurs et de la droiture. La vérité était récompensée et le mensonge sévèrement sanctionné. C’est la leçon qu’on cherchait à nous inculquer à travers les bonnes histoires. Parmi les histoires d’aventures, il y a parfois celles des bandits de grand chemin. Dans ce genre d’histoires, on cherchait certainement à nous initier au courage, à l’endurance et surtout à la débrouille dans toutes les circonstances, quitte même à piétiner parfois des règles morales ou religieuses. Les histoires d’animaux révèlent toujours, beaucoup de sagesse. Il faut s’inspirer de l’intelligence du chacal ou du lapin. Il faut aussi se méfier de la naïveté et des grossièretés de l’hyène, et surtout prendre en exemple, en matière de courage, le lion.
Dans la vie quotidienne on nous avait inculqué un certain comportement consistant à nous mettre en garde contre tel ou tel danger: ne pas manger le pancréas, considérant peut être la difficulté de le digérer, ne jamais manger aussi de la moelle épinière car elle pouvait comporter des débris d`os, s`éloigner des cendres de crainte qu`elles ne cachent du feu, s`éloigner également des saletés pour ne pas se salir ou se faire blesser par des objets tranchants enfouis dedans. Derrière tous ses dangers se cachant un diablotin qui pourrait nous faire du mal.
L’éducation par le récit
Aujourd’hui, on parle de films d’horreur, de films interdits au moins de 18 ans. Hier, à moins de dix ans, on nous terrorise avec des histoires terrifiantes. Dans l’imaginaire traditionnel, même les objets sont dotés d’âme. Les animaux parlent. Les âmes des morts sont incarnées dans des objets ou des animaux. Lors d’une nuit sombre, parfois pluvieuse, on nous racontait des histoires de monstres ou de géants avec un œil unique au milieu du front, comme Ulysse et le cyclope.
La séance d’histoires terminée, les adultes dormirent tranquillement. Les enfants demeurèrent éveillés, dérangés par des histoires racontées auparavant. Franchement, il m’arrivait de pisser, complètement réveillé, sur ma couchette, de peur de sortir par crainte de fantômes évoqués dans les histoires racontées la veille. À l’extérieur, dans l’obscurité, les ténèbres se présentent devant mes yeux sous forme de représentations terrifiantes, mouvantes et variées. Il nous arrivait aussi de nous regrouper dans un coin pour nous raconter les mêmes histoires entendues chez les adultes. On échangeait aussi des devinettes. Celles-ci aident à développer l’intelligence. Certains d’entre nous retiennent mieux les récits et les devinettes que d’autres.
Chez le grand-père Bou, on approfondit l’histoire des prophètes, en axant la conversation sur la Sounna du prophète Mohamed (PSSL). Bou nous ouvrit aussi d’autres horizons culturels comme l’astronomie. Le soir, quand le ciel était bleu encre, perlé par des multitudes d’étoiles, il préfère nous informer sur les noms des constellations et des étoiles les plus visibles dans le cosmos. J’avoue que j’en avais peu retenu. En tous cas, presque un demi-siècle après son décès, je ne pouvais m`empêcher de me souvenir de lui à chaque fois que je jetai un coup d’œil sur un ciel étoilé et que j’aperçus «Thouraya et Elmechbouh ». Je me souvins aussitôt de l’histoire de « Naguet Saleh » ou la chamelle de Saleh, histoire relatée dans le Coran et qu’une certaine légende lie à ces deux constellations.
Il arrive également qu’on nous raconte des histoires d’amour. Oui des histoires d’amour présentées dans un langage didactique tout à fait acceptable. Les aventures amoureuses de l’émir du Trarza Ely Chandhoura et son compagnon Ould Razga, dans la cour du roi du Maroc sont assez appréciées des enfants.
(A suivre)