Deux conquêtes se croisèrent sur notre espace géographique. Entre le thé et la coloniale, c’est notre boisson nationale qui eut le dessus. Des colons tombèrent sous son emprise et se plaignaient à chaque rupture de stock : « Dis donc, où sont les marchands de thé vert ? ». Sans le savoir, ils étaient en train de porter sur les fonts baptismaux un maître-mot qui allait faire carrière. « Thé vert » devint « Tévaye » et subit les dérivations usuelles du lexique hassanya.
Les temps ayant tourné sous des cieux cléments, le terme a franchi les frontières du petit commerce ambulant qui le mit au monde pour couvrir, de nos jours, toutes sortes de transactions. Sans créneau fixe, le tévaye opère là où il renifle les senteurs du profit. Sa devise : faire de l’argent pour réussir et réussir pour faire de l’argent plus rapidement.
En deux temps trois mouvements, les tévayas (pluriel de tévaye) ont désarticulé les circuits commerciaux en place, avant de se débarrasser de la Sonimex qui approvisionnait le marché en produits de première nécessité à des prix stables et raisonnables. Au bout du compte, le Souk a basculé dans une instabilité chronique où ils tiennent en main les ficelles et tarifient à leur guise.
Après le commerce, la politique semble être leur nouveau point de mire. Certes, leur soutien aux activités de mobilisation de masse n’est pas nouveau, mais leur ardeur lors des dernières élections sortait de l’ordinaire : tête haute, poitrine bombée, porte-monnaie en avant. L’un d’eux est allé jusqu’à proclamer : « moi, la députation, je l’ai achetée avec mon pognon ». Le résultat a été à la mesure du déploiement, avec un raz-de-marée électoral sonnant et trébuchant.
De la même manière qu’ils ont éliminé la Sonimex qui régulait le marché des denrées essentielles, les tévayas ont vidé le parlement de l’opposition de la première heure, celle qui conférait un cachet de crédibilité à la pluralité démocratique. On n’osera pas dire que l’actuelle Assemblée est dépourvue d’opposition. Il y a bien des voix qui apportent la contradiction, mais de tradition, seuls des partis aptes à constituer une alternative de gouvernement ont vocation à réguler le fonctionnement de la démocratie.
Avec 176 sièges, notre législature n’est pas loin d’un record, au regard des ratios pratiqués dans le monde. A titre de comparaison, le Mali compte 147 députés, le Sénégal 165, deux pays quatre fois plus peuplés que le nôtre, et le Maroc 395 pour neuf fois notre population. A considérer que l’objectif de cette expansion était d’élargir la représentation populaire, le déferlement des liquidités a eu comme conséquence d’ouvrir les portes de l’hémicycle aux variétés de « Thé vert » plus qu’à la diversité d’opinions.
D’où l’importance de la réglementation du financement des candidatures. Celle-ci est aux élections démocratiques ce que le contrôle de dopage est aux épreuves sportives : il permet de s’assurer que le compétiteur n’est pas sous l’effet de stimulants susceptibles de booster déloyalement ses performances. Quand les législatives perdront leur âme politique dans les dédales du pécuniaire, les Tévayas n’hésiteraient pas à leur donner une dimension boursière.
Déjà, nous ne portions pas tellement dans nos cœurs ceux qui nous empêtrent dans les tourments de la vie chère, par appétit immodéré pour l’enrichissement. Si, en plus, nous devons leur accorder, en leur qualité de députés, d’énormes avantages en espèces et en nature sur les deniers publics… A moins que ce ne soit un avenant au Partenariat public-privé !
Nous reconnaissons à nos tévayas leur pugnacité et leur sens des affaires, ainsi que leur rôle dans les métiers de l’économie. Par contre, nous ne pensons pas que l’espace dédié aux débats sur la gestion de l’Etat et les préoccupations des citoyens soit vraiment leur truc. C’est plutôt le domaine d’hommes et de femmes qui ont à l’esprit la notion du bien public et à cœur l’intérêt général. La division sociale du travail veut que chaque membre de la Collectivité se voue à l’activité pour laquelle il se sent du talent et du goût.
Le parlement se trouve être le haut lieu de la représentation du peuple et le miroir de la réalité démocratique vécue. Nous espérons que la « Charte républicaine », le nouveau-né des tractations de remise sur rails de la vie politique, sociale et institutionnelle, arrivera à lui faire retrouver ses repères ? Elle aura sans doute besoin d’un trésor de sincérité dans l’engagement et de persévérance dans l’exécution pour réussir à l’épreuve des faits.
Si les élites politiques sont exclues de la députation, pour cause de poches dégarnies, l’éligibilité parlementaire se ramènerait à la maîtrise de quelques mouvements de la main : la tendre au moment de payer des acquisitions de cartes d’identité et la lever lorsqu’un texte de loi est soumis au vote.
Le 21 septembre 2023
Mohamed Salem Elouma
Entre citoyens