Passions d’enfance : Avant de tout oublier (16) / Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

Le petit chiot

La faveur du grand père

D’habitude Tekber et moi, on surveillait le retour du grand-père Bou, pour courir vers lui quand on le voyait venir, de retour au campement, ou plus exactement à notre « Nezla».  Nezla veut dire un petit regroupement de quelques tentes, pas plus d’une dizaine. Parfois il revenait de la brousse où il gardait les troupeaux. Chacun de nous cherchait à arriver à lui le premier pour se faire transporter par lui, à califourchon sur ses épaules. Ce privilège il le réservait souvent à Tekber, même si elle arrivait la dernière. Moi, il me prenait par la main. J’étais souvent très gêné par ce comportement du grand-père.
Pour me consoler, je lui ai donné une explication. J’avais toujours soupçonné que, comme nous étions souvent sales et complètement nus, Bou préférait porter Tekber (son diminutif Tekeiber) sur ses épaules, plutôt que moi, pour éviter que je le salisse avec ma syphilis et mes nombreux boutons puants sur tout mon corps, notamment sur mes petites fesses. Après ma complète guérison, j’espérais cette fois-ci gagner sa faveur. À dire vrai, au retour au campement, je ne me rappelais plus si mon soupçon s’était vérifié ou pas.

Revenu au bercail, j’étais préoccupé par deux tristes nouvelles: la première était la blessure de mon oncle paternel Ahmada. Il fut grièvement blessé par son bœuf, « Boudargaa ». Connu comme étant un méchant bœuf, malgré son émasculation, l’oncle Ahmada était le seul en mesure de le mener au moment où le bœuf était utilisé pour retirer l’eau du puits (Lemteyinn).

La musique des poulies

Pour puiser l’eau d’un puits bitumé long de plusieurs dizaines de mètres, il fallait user d’un mécanisme relativement complexe. Le delou, un gros sac, confectionné à partir de la peau entière d’un bovin adulte, est attaché à une longue corde tissée toujours à partir de peaux de bovins, un mâle de préférence. Le bout de la corde est accroché à un animal, un âne, un bœuf ou un chameau. Quand le Nemraï ou berger, debout sur la margelle du puits, fait signe, signifiant que le delou au fond du puits s’était rempli d’eau, le bonhomme qui accompagne l’animal, le conduit jusqu’ aux limites de la distance connue d’avance. Le Nemrai criait habituellement à haute voix pour ne pas dépasser la limite et endommager par là le delou qui pourrait se cogner contre le piquet. La corde passait par une poulie en bois montée entre deux crochets d’un piquet, parmi quatre piquets placés tout autour du puits. Le frottement de la corde contre la poulie, au moment de l’opération, provoquait une véritable musique dont la mélodie s’entendait parfois sur un rayon d’une dizaine de kilomètres autour du puits. La synchronisation des musiques des quatre poulies, fonctionnant au même moment, produisait des symphonies qui auraient pu remuer un Beethoven (ou un Ngdhey) dans sa tombe.

Le succulent pain de Malik

Le méchant bœuf piqua au bas-ventre l’oncle Ahmada avec l’une de ses longues et acérées cornes. L’oncle fut amené d’urgence à Boutilimitt pour y subir les soins nécessaires. Il fut accompagné par sa sœur Salima et sa nièce Khadda, de son vrai nom Khaddijetou, la fille de ma tante paternelle, Elkhait. Ils empruntèrent l’un des camions Lacombe, T45 ou T46 ; les deux en usage à l’époque et assuraient régulièrement la liaison sur la piste Rosso-Boutilimitt. Je retiens le nom de Malik, l’un de leurs chauffeurs, le premier à nous faire voir et manger du pain. À chaque fois qu’on le croisait, il nous lançait une miche ou deux. Mon sentiment était que le pain de l’époque était beaucoup plus succulent que celui d’après, ou peut-être que mon sens de goût était-il encore plus vif. Un autre chauffeur, Bilal Ould Mayemtess, servant, je crois chez les Shérifs-Frères, nous avait habitués à la même chose.

Après son rétablissement, l’oncle Ahmada regagna le campement. Lacombe était une compagnie française spécialisée dans le transport terrestre dans toute la Mauritanie et même dans toute la zone AOF (Afrique Occidental Française). Son directeur général en Mauritanie, un certain Lacombe, figure dans le premier gouvernement mauritanien comme ministre du Transport. Peu après, une famille de Boutilimitt, originaire de Tichitt, va seconder Lacombe dans le transport terrestre, notamment sur la piste Rosso-Boutilimitt. Leurs véhicules portaient le nom « Shérifs-frères ». Les frères shérifs étaient les parents du futur homme d’affaires feu Sidi Mohamed Ould Abbass. Ils étaient originaires de Tichit.

J’étais donc ébranlé par deuxième triste nouvelle : celle de la blessure de mon oncle Ahmada et celle de la mort de ma chienne, écrasée justement par l’un des camions Lacombe. L’histoire de cette chienne mérite d’être rappelée.

Il était une fois…

Il était une fois une bande d’enfants, dont je faisais partie, qui parvient à coincer une chienne qui venait de mettre bas sous un arbre en pleine brousse. D’habitude, comme mesure de sécurité, nous étions toujours armés de bâtons. À l’aide de nos bâtons, nous chassâmes la chienne et nous partageâmes ses petits. L’image de la pauvre chienne fuyant ses petits pour sauver sa propre peau ne me quitte jamais. Je réussis à m’emparer d’un joli petit chiot, tout blanc. L’un de nos amis, le malin feu Bbatou (de son vrai nom Ahmed Salem), un très proche cousin, à la fois paternel et maternel, était venu en retard. Il se résigna à prendre un petit chiot femelle de teint rougeâtre, mais au museau noir. Ce qui n’était pas bien apprécié, chez les chiens en particulier.

Le lendemain matin, je remarque que mon joli petit chiot blanc avait disparu de la cache que je lui avais préparée sous le branchage de la clôture des moutons. Il avait été remplacé par la petite et vilaine femelle que j’ai connue avec Bbatou. J’ai immédiatement compris que c’est Bbatou qui est à l’origine de l’enlèvement de la petite bête. Contrairement à ses frères, qui vivent dans la famille de leurs parents directs, Bbatou préfère loger chez ses grands-parents, avec sa grand-mère maternelle, ma tante paternelle à moi (du côté de sa mère), Haram et son grand-père maternel, Bouna Ould Ehbeyib dont la mère, Ssalma Mint Ahmed Salem, était la sœur ainée du grand-père Bou. Je trouvai Bbatou assis près de Haram, caressant un joli petit chiot blanc, mais portant des taches jaunes vives. Haram travaille son cuir. Elle était en train d’en colorer certains bandeaux. Plusieurs couleurs (dont le jaune bien sûr !) sont disposées dans de petits récipients devant elle.

Aussitôt venu, je sautai sur le petit chiot entre les mains de Bbatou. Il l’attrapa par les pattes et me dit:  » ça c’est mon chien » ! Je lui rappelai que le chien blanc était le mien et qu’il avait déposé à sa place sa vilaine chienne. Il me dit que c’était bien son chien portant des taches jaunes alors que le mien est tout blanc. Je lui dis qu’il avait coloré mon chien à l’encre jaune et je lui proposai de le laver à l’eau. Il me dit que j’étais « con ! » parce que j’ignorais que les couleurs des chiens disparaissent après lavage.

Entendant sa bêtise, la tante Haram lui dit: « Toi, tu es un petit bandit: donne à Cheddad son chien ! ».
De toutes les façons, aucun petit chien n’a survécu aux mauvais traitements des enfants, sauf la vilaine chienne de Bbatou. Il refusa de l’adopter. Moi, je me suis résigné à l’élever, et ce jusqu’à sa mort, écrasée par un camion Lacombe. D’ailleurs l’élevage des chiens ne constitue pas une pratique courante chez nos parents. Le chien qu’on croise aux alentours appartient souvent à une famille étrangère.

Un élevage pas comme les autres

Si, pour moi, l’élevage des chiens n’avait pas été très concluant, celui des poulets connut, par contre, un grand succès bien avant les Poulaillers Cheybani à Rosso. Une fois mon ami Sid possédait une poule. Il distribua ses poussins aux membres du groupe d’âge. Cette fois-ci, j’étais absent. J’étais allé voir Sid, qui m’avait promis le poussin du dernier œuf qui lui restait. Un très petit œuf par rapport à l’ordinaire. Je lui ai donné en échange un joli collier (appelé par nous Agaladj), confectionné par mes petites mains à partir des ramifications des feuilles de la plante, appelée « Atguig ». Quelques jours après, le volatile sortit de son œuf. Il était particulièrement petit.

Deux jours après je l’ai amené avec moi chez les parents paternels sur la côte nord du lac Rkiz, non loin du lieu actuel du village de Teichtayat.  J’accompagnais, à dos de bœuf, un groupe d’hommes venus récemment du Sénégal et effectuant ce déplacement pour rendre visite au grand-père Bou. Considérant son âge et sa personnalité morale, ainsi que leurs liens de parenté avec lui, ils le font annuellement à leur retour du Sénégal. La bande s’étalant sur la côte ouest du lac Rkiz est appelé Jaala. Une zone touristique, caractérisée par son abondante et variée végétation. Une certaine légende raconte  que ses habitants passent tout leur temps dans les fêtes et les réjouissances de toutes sortes au point qu’une fois le légendaire Satan leur rendit visite pour leur dire: « C’est très bien, les gens de Jaala ; continuez ! ». Je ne crois pas que nos parents étaient encore présents à Jalaa lors de la visite de sa majesté Satan.

La zone touristique de Jalaa

Les parents paternels se détachent souvent du campement pour nomadiser dans cette zone. On les appelle « EhelJalaa »: les gens de Jaala, par démarcation des gens de Dkhal ou résidents entre les marigots, affluents du fleuve Sénégal, le reste du campement. Des fois les parents émigrent, sur conseil, parait-il de Bou, plus au nord. Ils passent des années dans la zone de « Lebyar: singulier Biir » ou puits bétonnés ; la raison de cette émigration est, paraît-il, pour alimenter le bétail avec la bonne eau des puits et l’éloigner de l’eau souvent stagnante et malsaine des marigots jugée infectée de microbes, sources de toutes sortes de maladies. On dit que c’était le secret de la multiplication continue de leur bétail. À plusieurs reprises les parents de Dkhal les ont rejoints dans cette zone.

Mon petit poussin s’est révélé être une femelle. En l’espace d’une année ou deux, sa reproduction s’est multipliée d’une façon exponentielle. Les quelques tentes de notre « Nezla » et les arbres aux alentours sont envahis par sa descendance. Le petit poussin d’hier se perd parmi une bonne dizaine de poules, mère de centaines de grands, moyens et petits poulets. La jeune Zouleikha, la plus jeune fille de ma tante Salima, sœur cadette de Tekber, veille sur cet élevage pas comme les autres. À ce niveau j`étais certainement le plus riche de la zone si ce n`était le pays. À chaque déplacement on laissait derrière nous plusieurs unités de poulets.

Le choix du toubab

Bou et moi, on en égorgeait régulièrement. Nous étions les seuls à en consommer la viande, et encore timidement. L’ingénieur français qui s’occupe de l’aménagement des barrages du lac Rkiz, accompagné par son interprète, passait souvent chez nous. C’était peut-être un certain Jacques, si mes souvenirs sont exacts. Je n’ai jamais su son vrai prénom. En hassania, les gens l’appellent «jaghlatt », une déformation certainement de son véritable nom. Il descend chez le père Elmoctar, qui lui tue en son honneur à chaque fois un mouton. Ce qui était insupportable pour un éleveur. Une fois, après manifestement beaucoup d’hésitation, le français a demandé à Elmoctar s’il pouvait lui égorger pour cette fois-ci un poulet. Plus que réjoui et flatté par cette demande, Elmoctar, lui répondit: « On peut même lui en égorger plusieurs ! » répondit-il à l’interprète. Désormais, en lui faisant épargner ses moutons, le passage du Toubab cesse d’être une torture morale pour Elmoctar.


(A suivre)