Passions d’enfance : Avant de tout oublier (20) / Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

Le tournant

Le crépuscule de ma liberté

Notre Nezla se trouve non loin du puits de Bouhshisha (nom signifiant lieu où la paille est abondante) au nord-est de l’actuelle Rkiz-ville. Cinq à six tentes, habitées par une trentaine de personnes dont un minimum de 25 femmes et enfants. C’était en octobre 1959 à la fin d’un bon hivernage. Cette année, Bouhshisha méritait bien son nom. On trayait quotidiennement et à deux reprises (matin et soir) une centaine de vaches laitières. Le lait non consommé était versé dans le marigot à côté.
Un jour j’accompagnais le grand-père Bou à l’extérieur de la Nezla. On conduisit les veaux dans l’oued tout proche. Je profitais de l’occasion pour renouveler mon bâton. Le meilleur bâton se fait à partir d’une branche d’un arbre appelé « Imijij ». Il était à la fois lisse et solide. Au cours du déplacement, je récitais une leçon de Coran écrite la veille. Bou m’écoutait et me corrigeait. Nous sommes retournés aux environs de midi.

À l’approche des tentes, mon attention fut attirée par la présence d’un bonhomme qui descellait sa selle de son chameau. Il a tout l’air d’un « goum ». Le Goum(ou goumier), un garde, portant habituellement deux boubous « Percale », un blanc dessous et un autre bleu-ciel dessus. Sa ceinture rouge, cuir pur était accrochée à un sac de la même couleur et de la même matière. Le Goum, nom porté par les gens engagés dans le service de la garde en colonie française de Mauritanie.

Dans le dialecte Hassania, le mot « goum » voulait dire « Debout ! » au sens d’ordre. Et dans les colonies françaises, il correspond à tirailleur sénégalais et au zouave algérien. Il s’agissait d’un certain Mohamed Ould Mmahah je crois. Un célèbre nom, lié souvent à la collecte de la taxe sur le bétail. Sur son chameau, il ne cessait de sillonner toutes les pistes du cercle du Trarza. On évoquait également son nom dans les cas d’enrôlement à l’école. Une forte angoisse s’empara de moi. Ma vue est complètement brouillée. Tout le monde me fixa du regard. L’inquiétude se lisait aussi sur les visages des parents. L’œil du Goum me scruta de haut en bas, à la manière de quelqu’un qui examinait un mouton au marché au bétail avant de l’acheter.

La mauvaise nouvelle

Sans tarder, on me bombarda avec une mauvaise nouvelle, la nouvelle tant redoutée: « Cheddad, ce Goum est venu pour t’amener à l’école ». Pour moi, la vie d’ici-bas était terminée, celle de l’au-delà commence !
La nouvelle m’assomma. Je ne manifestai aucun signe extérieur de découragement, malgré, qu’intérieurement, j’étais complètement anéanti. Je me pressai d’effacer rapidement la moindre larme qui s’échappait de moi malgré moi. Tout indique que je n’ai jamais été émotif. La plus mauvaise nouvelle pouvait tomber dans mes oreilles sans pour autant me faire réagir spontanément. Son action pourrait me poursuivre après, et me miner de l’intérieur. Mais j’essaie toujours de la dominer.

On m’apprend après que je ne suis pas le seul garçon concerné par l’enrôlement pour l’école. Mon ami Mohamed Keine est aussi programmé. L’après-midi, le Goum remonta sur son chameau et se dirigea vers Dkhall, au sud du lac Rkiz pour amener avec lui le pauvre Keine. Cela diminuait un peu ma peine, car je ne serai pas seul dans l’enfer.

Un autre facteur va participer à atténuer ma peine: je serai accompagné par mon oncle Ahmada jusqu’à Taguilalett, le lieu de l’école et résidence de nos marabouts. Ici aussi, je retrouverai Ould Oumer Ould Beybatt, mon compagnon d’enfance, le fils de la famille des marabouts de mes parents paternels. Je ne me souviens pas de la manière dont j’ai passé ma dernière nuit parmi les miens. Ce qui est sûr, c’est qu’elle ne fut pas de tout repos. Le lendemain l’oncle Ahmada et son ami Nnah Ould Moukhtari (un forgeron) aménagèrent leurs montures: deux bœufs: Boudarga et Boudarraa.

Vers l’école à dos de beauf

Le premier, Boudarga, le bœuf qui avait blessé Ahmada à Lemteyinn. C’était un bœuf à la robe  rouge foncée  portant une tâche blanche (d’où Darga) au bas ventre et le second, un grand bœuf tacheté de rouge et de blanc (d’où Darraa: boubou). Il appartenait à Ahmed Ould Vouddi, de son vrai nom Ahmed Ould Ahbeyib. Ould Vouddi était un joueur chevronné de Dhamett et un grand connaisseur du Coran. Il aimait la bonne bouffe et la palabre sur de sujets intellectuels portant sur la culture traditionnelle. Ses flèches humoristiques et ses éclats de rire ne laissaient personne indifférent.
Nous avions quitté les parents à Bouhshisha aux environs de 9 heures du matin. Je montai derrière Ahmada.

Exactement comme le tronçon de la Route de l’Espoir (Nouakchott-Boutilimitt), le terrain que nous traversions était caractérisé par des hauts et des bas. De grandes dunes séparées par des dépressions fortes appelées Gowd. À la montée de la dune, on s’accrochait pour ne pas se faire renverser derrière le bœuf. À la descente l’on se démène pour ne pas tomber sur la tête de la bête. Les bœufs fournissent plus d’effort à la montée qu’à la descente. Avant la sécheresse les dunes ne sont pas encore très sablonneuses. Sur les dunes et entre elles, le sol est encore fixé grâce à un important couvert végétal.

Notre première escale eut lieu dans un lieu appelé Tinbilline, un puits traditionnel (une Ouglaa) habité par une communauté d’affiliation Idablahssane, appelée Idacheghra. La sécheresse les chassera plus tard jusqu’aux environs de Rkiz. Ils amèneront avec eux le nom de leur puits, qu’ils vont coller  à un nouveau forage. En réalité, Tinbilline n’était pas sur notre route. Elle se trouve derrière Taguilalett. Notre compagnon Nnah Ould Moukhtari avait un besoin à Tinbilline. Il y a déjà habité avec ses parents. Leur mère a tenu à amener ses deux grands enfants, Nnah et Mokhtar Ssalem, pour les alphabétiser et leur enseigner le Coran.  Leur sœur Mouka est aussi ma mère parce qu’elle m’avait fait partager son sein avec sa fille Binta, décédée très jeune au cours de son deuxième  accouchement. Les gens de Tinbilline, partant d’une interprétation religieuse, s’interdisent de consommer du thé. Mais ils le servent à leurs hôtes.

De Tinbilline, nous avons presque rebroussé chemin pour venir à Taguilalett à partir de la direction nord, alors que nous venions du sud. Ahmada et Nnah étaient si familiers et ne cessaient de bavarder tout le long du long chemin. Ils abordaient parfois des sujets passionnants et souvent controversés. Des fois ils levaient la voix jusqu’à que je craigne pour eux qu’ils en viennent aux mains. Nnah était secoué à chaque fois par un accès d’asthme. Leurs échanges passionnés me distrayaient au point de me faire oublier parfois mes propres préoccupations. Je pense à l’école. Je veux bien savoir de quoi il s’agit réellement. Est-ce vrai qu’on bat les enfants avec des « Mrazebs de fer » ? Mrazebs, singulier Marzouba, signifiait marteau traditionnel en bois servant à enfoncer les petits piquets fixant au sol les cordes de la tente. On les appelle « Owtad », singulier « Outid ».

Est-ce vrai qu’on interdit aux enfants de prier et qu’on les oblige à prendre de l’alcool ? Un tas de questions très graves qui attendaient des réponses convaincantes. À propos de l’école, on n’entend jamais du bon, du positif, toujours du mauvais, du négatif.

A Taguilalet : la grande hospitalité de Vall

À Taguilalett, on est descendu chez la famille Ehell Vall de son vrai nom Mohamed Vall Ould Baba dit Vall, un ami intime à Ahmada bien que beaucoup plus âgé que lui. Comme Ahmada, Vall est aussi commerçant au Sénégal. Vall, la soixantaine à l’époque, est un homme de grande taille, « teint chocolat ». Son épouse, Ayatt Mint Elkerim, le visage encore juvénile malgré sa masse corporelle. Elle était pratiquement handicapée par son obésité. Leurs deux enfants, Elhaj et Mmeine, étaient propres et bien bâtis. Elhaj est très bavard. Le plus jeune, Mmeine était manifestement plus âgé que moi de plusieurs  années. Il deviendra mon premier ami à Taguilalett. On sympathisa immédiatement. Durant tout mon séjour à Taguilalett il va me couvrir et me protéger contre les velléités d’agression des autres gosses qui souhaitaient tester mon courage.

Ahmada et Nnah ont passé une semaine avec moi chez Ehel Vall. Chaque jour, Vall égorge un mouton en leur honneur. Contrairement à nos moutons, avec leur belle toison blanche, ceux de la localité de Taguilalett sont noirs et couverts de poils longs et touffus. C’est ce poil qui sert à confectionner les tentes en laine. On dit aussi que leur chair est plus abondante. Cette espèce de moutons, jugée fragile, va disparaître avec la grande sécheresse des années 70. Mmeine m’a aussi suffisamment édifié sur l’école. Il était au CE2. Il m’a démenti tout ce qu’on disait de mauvais de l’école. La conclusion que je tire de ses explications est que l’école moderne est beaucoup plus tolérante que le cours coranique.

La découverte de l’école

Le lendemain matin Mmeine m’accompagna à l’école. Et quelle école ! Il s’agissait de deux grandes tentes: une tente blanche en coton et une tente noire en laine. La première servait de classe pour la 4e année (CE2) et la seconde pour la première année (CP1), ma classe à moi. En moins de 24 heures, ma conception de l’école fut complètement inversée. Comme dans certains films d’amour, la haine se transforma subitement en amour et vice versa.

En fait, la haine et l’amour sont véritablement des sœurs jumelles. Aucune ne peut se passer de l’autre. Il était donc inutile de se démener pour les séparer. Logiquement c’est souvent la haine qui donne son bon goût à l’amour. Parmi les récits que nous avons entendu nous raconter à l’époque un sage prodigue des conseils à son fils: « Tâche de ne manger que quand tu as faim, de ne boire que quand tu as soif et de ne dormir que quand tu as sommeil ! » C’est pour qu’il trouve goût à tout ce qu’il fait. C’est à peu près valable pour mon cas: je vais finir par beaucoup aimer l’école parce que je l’avais beaucoup haïe au tout début.

À l’école, les choses sont allées très vite. Ahmada et Nnah sont repartis chez nous. Leur départ, qui constituait pour moi une source de remords, ne m’a nullement affecté. Je découvre un nouveau monde auquel je dois m’adapter. Ma classe comptait plus d’une trentaine d’élèves dont l’âge variait entre 15 ans, probablement Kah Ould Guey, et 5ans à peine, le petit Elhasséne O. Elhassene. On raconte que son père, l’ancien ambassadeur Mohamed Abdellahi Ould Elhassene, l’a inscrit à l’école afin d’encourager les autres à faire de même. Nous autres on occupe les âges intermédiaires.

Les élèves de l’autre classe, le CE2, à quelques exceptions, étaient dans les mêmes intervalles d’âge, et avaient eu la chance d’entrer à l’école un peu plutôt que nous autres.
Notre maître, le futur compagnon de lutte, feu Elmouvid Ould Elhassene, devait avoir à l’époque vingt-cinq ans environ. L’autre classe était tenue par le directeur de l’école, un certain Ahmed Ould Ssabar. Je l’ai perdu de vue depuis lors d’ailleurs.

Mon ami Mohamed Keine ne m’a pas rejoint à Taguilalett. On raconte que sa tante, feue Oummougreine, l’avait caché dans l’une de ses Tiziyaten (gros sacs en cuir) et qu’il y serait resté pendant plusieurs jours avec un kilogramme de biscuits et un sac (Echegriche) de jujubes. Par contre Elmoctar Ould Hamnène, de l’autre collectivité Aznavir était présent parmi nous.

Un nouveau cercle d’amis

Je n’ai pas en tête la liste exhaustive des élèves de ma classe. Rappelons tout de même les noms suivants: Yeslem O. Ebnou, feu Ahmed O. Elhasséne ; Mohamedhène O. Bamba, feu Ben Amar O. Sidi, Hammemou O. Isselmou, Mohamedhin O Ddahi dit Nnigrish, Mohamed O. Mohamed Lemine dit Nnami, Elhassène O. Elhassène, Ould Oumer O. Beybatt, Kneine O. Elkebir, Elmoctar O. Hamnène… Remarquons l’absence symptomatique de filles dans les deux classes. Elmoctar O. Hamnéne et moi, nous constituons deux taches noires dans le groupe.

Bien des choses distinguent l’école moderne de la Mahedhra ou cours coranique. Ce qui frappe en premier, le nouvel élève de l’école moderne était surtout l’ordre et la discipline. Là, chacun est tenu de parler seul pour se faire écouter. À la Mahedhra des dizaines d’élèves, rassemblés dans le même lieu ne cessent de crier à haute voix des sourates différentes. À l’école moderne, le cours constitue d’abord une leçon de civisme. Le coup de génie du maître de Mahedhra était de pouvoir accompagner ce tohubohu et réussir à corriger la lecture de chacun.

Le cours d’arabe, je crois une heure par semaine, est assuré tous les vendredis par le cadi Elemine Ould Sidi dit Eimmine. Il le menait exactement comme il administrait sa Mahedhra. Durant le cours, on s’attroupait autour de lui. J’ai fini par être transféré chez Ehel Ahmeyada, afin de me rapprocher de mon ami d’enfance Ould Oumer et ce malgré la mine de mon nouvel ami Mmeine Ould Vall.

Changement de mode d’habitat

Le campement des gens de Taguilalett, un peu plus étendu que le nôtre, nomadisait dans un périmètre de quelque cinq kilomètres de rayon autour du puits.
Pour les déménagements l’école possédait deux dromadaires, affectés aux deux enseignants. Les élèves sont assis sur des nattes confectionnées à partir d’une plante d’Adrar, appelée Izarane. Chaque élève possède sa petite table pliante, dotée d’une place pour un encrier et une autre pour le porte-plume. Le jour du déménagement, on la plie et on la transporte sur la tête.

Le premier test controversé

À la veille des vacances de Noël, le maître avait organisé un premier examen. Selon les résultats le premier de la classe était Yeslem. Moi, j’étais quatrième. À ma grande surprise, tout le campement fut secoué par une vague d’indignation. Beaucoup n’acceptait pas que je devance leurs enfants. Les protestations obligèrent le maître à recommencer l’examen. Ce qu’il fit aussitôt. Cette fois-ci j’étais premier, ex-æquo avec Yeslem. Les choses pourtant se calmèrent. Je ne compris pas d’ailleurs pourquoi jusqu’à ce jour.

De même,  je ne sais vraiment pas quel était le sérieux et du premier test et même du second. Mon ami Yeslem était incontestablement un brillant garçon. Moi aussi j’étais brillant, malgré mon teint sombre. Mais est-ce que, franchement parlant, Yeslem, le fils du chef  général, le sage Mohamed Ould Ebnou et le frère bien-aimé de plusieurs très belles sœurs mariées toutes à des interprètes, ce Yeslem-là pouvait-il réellement être classé autre que premier ? La deuxième question qui serait également posée avec pertinence est le pourquoi, moi, je remonte au premier rang alors que les gens protestent que je sois quatrième. Je crois que seul le maître Elmouvid, malheureusement décédé maintenant, était le seul  en mesure de répondre à ces questions. Elmouvid, selon les petits commentaires de l’époque, était soit fier de son appartenance à la tribu émirale du Trarza et de surcroît le demi-frère maternel du célèbre émir et homme politique Mohamed Vall Ould Oumer ou bien il était excédé par une certaine fougue chez les gens de Taguilalett d’alors fortement représentés dans l’administration précoloniale du pays. À chaque fois qu’il se fâchait contre nous il nous insultait en ces termes: « Treikett Owla Sid Elvalliyahragkilkoum  beybeyou ! », souhaitant à nos parents d’aller en  enfer.

Notons qu’Elmouvid, avait un morceau d’oreille coupé  une fois, dans son jeune âge, par une servante qui voulait changer de maître. Une certaine interprétation religieuse soutient que l’esclave qui parvient à arracher un morceau du corps d’une personne libre devient automatiquement son esclave. Les esclaves maltraités par les siens recourent souvent à ces procédés de mutilation physique pour échapper à l’autorité de leurs premiers maîtres.

Premières vacances

L’épreuve de l’examen terminé nous avons entamé les vacances de Noël vers fin  décembre 1959. J’ai rejoint mes parents paternels à Legdeh, lieu non loin de Rkiz- ville actuelle. Mon arrivée va coïncider avec la naissance de Mohamed Ould Isselmou dit Ould Bah et la visite du Cheikh Mohamed Ould Bah, dont le nouveau-né va porter pour l’occasion le nom.


(A suivre)

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NB : j’apprends il y’a quelques semaines que l’ancien goum, Mohamed Ould Mahah est heureusement encore bien en vie. Il habite à Moudjéria. Sa relative bonne santé lui permet encore de tourner en brousse où il possède un grand troupeau de camelins. On a même échangé les salutations à travers mon  jeune parent Elarbi O Taleb gérant du CAPEC local.