Passions d’enfance : Avant de tout oublier (32) / Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

« Grand Bà »

« Nos ancêtres les gaulois »

Au CE2, je renouais avec les premiers rangs. Je suis devenu premier, sans concurrent. Le CE2 est une révision approfondie du CE1. Dans les deux classes, seul le cours d’histoire se distingue par un cachet particulier. Toutes les disciplines sont enseignées à partir de livres étrangers, français en ce qui concerne le cours en français et oriental, libanais notamment, pour ce qui est de l’arabe. Le cours d’histoire se base sur un livre portant le titre « Histoire de France ». On y apprenait, sans exagération, 3 à 4 ans après l’indépendance, que « nos ancêtres sont les Gaulois ». On y apprenait aussi que la France était le centre du monde et que sans Jules César la civilisation humaine n’aurait pas existé. Il va falloir attendre 1966 pour avoir entre les mains le premier livre d’histoire authentiquement mauritanien, intitulé « l’histoire de la Mauritanie », une version réservé au CM2.
Histoire de la Mauritanie

Elmokhtar O. Hamidoune et Kane Elimane font partie de ses auteurs. Je ne perdais jamais de vue sa belle couverture à l’étoile colorée aux couleurs de l’artisanat national. Plusieurs décennies après je me demandais s’il en existe encore au moins une seule copie aux Archives Nationales. Avec les déménagements permanents de nos administrations, déménagements hérités de la tradition du nomadisme, il est peu probable que le ministère (ou les ministères) de l’éducation nationale en possède encore une copie.

 Nouvelle aventure périlleuse

L’année 1964 connut beaucoup de précipitations pluviométriques. À Rosso, les rues furent submergées par les eaux de pluie. Les différents quartiers étaient accessibles uniquement par pirogues. Les entrées de la ville étaient bouchées par les eaux. Les camions de transports étaient bloqués. À l’arrivée des grandes vacances, la grand-mère et moi étions obligés de passer par le Sénégal jusqu’à Dagana pour emprunter après la pirogue pour accéder à notre campement sur la côte ouest du lac Rkiz, à sec en ce moment. L’aventure était périlleuse. Arrivés à Dagana Sénégal, nous avons emprunté le lendemain une pirogue jusqu’à Gani Mauritanie. Nous descendîmes chez les Brahaya, une famille de forgerons parents aux nôtres. Les forgerons en général, quoi qu’on dise de mauvais d’eux, et souvent à tort, sont connus pour leur légendaire hospitalité.

Vingt quatre heures après, nous avons embarqué à bord d’une autre pirogue dans la direction de « Raass Laawaija, ou le bout sud du marigot de Laawaija, le début de notre terroir. Nous passons la nuit chez un village de pêcheurs, nos voisins habituels, appartenant à la collectivité Oulad Ebyeri. Le matin de bonne heure je me séparai de la grand-mère. Je devrais regagner le campement pour les informer de sa présence à Laawaija. Ils devraient lui envoyer quelqu’un pour la ramener au campement à dos de bœuf ou d’âne. Très tôt le matin je m’engouffrai dans un sentier obscur couvert d’herbes touffues. Il traverse le marigot de Nasra sur toute sa longueur. Je courrais à toute allure pour voir de nouveau la lumière.

Quand l’hyène fuit le lion

Brusquement, dans une petite clairière, j’aperçus le reste d’un cadavre de vache, fraichement tuée par un fauve, précisément, selon ses traces, une hyène ou un lion. Probablement ce dernier quand on se réfère à la trace de ses grands pas. Je me rappelai d’ailleurs que la veille, durant toute la nuit chez les pêcheurs, on n’avait cessé d’entendre le rugissement de ce dernier. On dit que l’hyène fuit toute zone où elle entend le rugissement d’un lion. Je paniquai, sans pour autant perdre mon équilibre. Dans une course folle je traversai en moins d’un quart d’heure ce que je devrais faire en plus d’une heure. Mon oncle Deyna ramena la grand-mère le lendemain sur le dos d’un bœuf.



La découverte de « Grand Bâ »

L’année suivante, 1964-65, au CMI, je retrouvais de nouveau Petit Bâ. Il était toujours « petit » et surtout sans aucune raison. J’étais à la fois brillant et discipliné. Aux vacances de Noëls je rejoignais notre campement bivouaquant dans un lieu non loin de l’emplacement actuel de Teichtayatt. Je vais m’absenter durant un mois. C’était mon premier Ramadan. Deux amis de Taguilalett, Kah et son cousin Elkhaliva, de passage chez nous, vont m’occuper dans des veillées nocturnes des plus passionnantes.

Sans le père Elmoctar, qui me somma de regagner dare-dare Rosso, mes études seraient complètement abandonnées. À Rosso, je reprends le cours. Je reprends aussi mon rang. À mon retour, après une si longue absence, Petit Bà voulut tester mon niveau. Il s’acharna contre moi. Il me donna une série d’exercices. Je les solutionnais tous. Il se découragea et m’asséna un coup brutal sur le visage. Le sang coula à flots de ma bouche et de mon nez. On dirait qu’il se vengeait sur moi pour mon ami Yeslem de Taguilalett ou Ould Sidenna de Mederdra !
Je sortis précipitamment. Sans passer par le directeur, je me dirigeai directement vers l’inspection de l’enseignement, situé à quelque deux kilomètres de là. L’inspecteur, Bâ Mamadou Alassane, mon futur ministre au Secondaire et futur grand homme politique. Ça devrait être lui qui remplaça l’inspecteur français Veron. Je comptais en fait sur son secrétaire, un Abdellahi Ould Mbeyrik, cousin à mon ami Ahmed O. Mbeyrik.

Mon petit boubou blanc était maculé de sang. J’expliquais tout à ce dernier. Il me conduisit aussitôt dans le bureau de l’inspecteur. Bâ Alassane, rayonnant d’élégance, de jeunesse et de santé. Celui-ci, voyant mon état, piqua une crise de colère. « Qui vous a fait ça ! » s’écria-t-il. « Petit Bâ », je répondis. « Qu’est que vous avez fait ? » m’interrogea-t-il. « Rien » dis-je. Je lui racontai tout à son tour. Bien qu’il soit lui aussi un Bâ, il s’éleva de son siège, piqua une colère qui faillit le faire tomber. Il m’ordonna de m’asseoir. Il envoya un planton à l’école. Il revint quelques minutes après accompagné de Petit Bâ et du directeur Sy Ibrahima. Cette fois-ci, Petit Bâ, était vraiment petit devant grand Bâ. C’est là que je compris pourquoi on l’appelle Petit Bâ: parce que tout simplement il y’a ici, à Rosso, un vrai Grand Bâ, Bâ Amadou Alassane. Il savonna devant moi son pauvre petit homonyme. Après il me demanda poliment de regagner ma classe. Il s’enferma avec les deux enseignants. Une demi-heure après ils revinrent à l’école.

Le directeur me convoqua dans son bureau. Il me reprocha, cette fois-ci, dans un hassania parfait et bien articlé que je devrais passer par lui avant d’aller me plaindre à l’inspection. En effet, les Sy de Tékane parlent ce dialecte avec une grande aisance. À son tour, il me demanda de retourner en classe et de garder mon calme. Il me recommanda de toujours passer par lui en cas de besoin. Depuis, Petit Bâ changea complètement de comportement à mon égard, sans devenir pour autant « un grand Bâ ».

D’aventure en aventure

À la fin juin débutèrent les grandes vacances. C’était la veille de la fête religieuse d’Elmouloud. J’embarquai un après-midi sur un camion en partance pour Boutilimitt via Rkiz. Sa caisse était bourrée de marchandises. Des dizaines de passagers étaient montés dessus. Je demandai au chauffeur de me déposer au niveau de notre Nezla, à l’extrême sud du lac Rkiz.

Le sommeil m’envahit juste après la sortie du camion de la ville. Je fus réveillé brusquement par les apprentis qui me pressèrent de descendre, après que le chauffeur leur eut demandé d’informer « tel gosse » qu’il était parvenu à destination. Je descendis précipitamment. Le camion redémarra. À ma grande surprise je remarquai un palmier à quelques dizaines de mètres de moi. Je compris que j’étais descendu au mauvais endroit. Il n’existait aucune variété de palmiers dans les environs immédiats de Rkiz. Il fallait composer avec cette réalité et chercher une solution pour arriver chez moi. Il fallait d’abord trouver un lieu où passer la nuit et se préparer à marcher le lendemain le reste de la distance. Je remarquai quelques tentes blanches non loin de moi. J’évoluai dans leur direction. Un petit marigot se transposa entre nous. Derrière moi j’entendis l’aboiement d’un chien, qui avait senti ma présence.

A vrai dire j’éprouvais une peur bleue des chiens. En brousse, j’avais surtout peur du chien errant, du fou déchainé et du chameau mâle non émasculé et solitaire. Malgré tout je décidai d’aller dans sa direction. La nuit, un chien ne se sépare que rarement des humains. A mesure que je m’approchais le chien intensifiait ses aboiements. Arrivé sur le lieu, ses maîtres lui ordonnèrent de s’éloigner. Il s’agissait d’un petit Nezla de la collectivité Lemradine. J’entrai dans la première tente. Le lieu est appelé Sekam. Il était distant de chez mes parents de quelques 15km. Ils m’ont bien reçu, m’ont servi du thé et un bon plat d’Elaïch ou galette de mil, baignée dans le lait frais de vache. Je dormis tranquillement jusqu’à 6 heures du matin. Je priai et sans réveiller personne, mon baluchon sur la tête, je repris à pied la piste des véhicules. C’était la matinée de la fête: pas de véhicule possible. La route, couverte d’arbres et de plantes sauvages, était particulièrement tortueuse. Elle traversait d’ailleurs le lit sec d’un marigot qui s’appelle Laawej, mot se référant à la sinuosité du passage. Des fois je courais. Des fois je ralentissais pour me reposer. Je ne m’arrêtai jamais.

À 10 heures environs, je soupçonnai que j’avais atteint les environs proches des parents. J’épiai attentivement la zone. Brusquement je vis un troupeau de bovins. Je m’approchai. J’aperçus le parapluie du grand-père Bou au milieu du troupeau. Il ne se séparait jamais de son parapluie. Je le surpris par ma présence. Il me prit par la main et m’accompagna jusqu’à chez nous. Ce sera ici que dans quelques semaines après, deux célèbres mariages seront organisés ; il s’agit des mariages des deux Mohamedens, Mohmeden dit Ssayeh et l’oncle Mohameden dit Deyna, avec deux Nièces, deux Vatimetous, portant les surnoms deTekber et Gniki. Notre Nezla va croître de deux nouvelles tentes.

Mariages et réjouissances

Les mariages étaient l’occasion de diverses réjouissances. Le tam-tam ne cessait de tonner. Des groupes de femmes chantaient autour. Des danseurs se tordent le corps. Ils s’adonnent à de passionnants mouvements acrobatiques, dignes des jeux olympiques. Des courses de chevaux sont organisées. C’était au cours de ce genre d’occasions (le mariage de Khattry avec Khadaja en 1961), que feu Soueidi O Gueidiatt fut terrassé par son cheval, la célèbre Emssayliaa (le nom d’un ancien cheval de l’un des émirs du Trarza) au bord du marigot de Nasra. Fautes de soins appropriés, Soueidi sera affaibli pour toujours par les séquelles d’un tel accident jusqu’à sa mort en 1992.

Rappelons qu’Emsseyliaa avait réussi une fois à attraper une autruche après à peine une heure de course. Elle la terrassa avec ses pieds de devant dans la zone d’Aftout au nord de Rkiz. Les autres chevaux étaient restés loin derrière. Les gens du campement étaient en déménagement. Ce jour-là ce fut la fiesta: tous se régalèrent de la bonne viande d’autruche.


(À suivre)