Passions d’enfance : Avant de tout oublier (33) / Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

Les innocentes victimes

Le pari du directeur D. Mika

L’année suivante 1965-66, nous passons au CM2. Le directeur Sy Ibrahima se chargea de mes cours. Dans cette classe, je découvre un nouvel ami, Ismaïl Ould Ahmedoua, le plus jeune frère du célèbre politicien Abdellahi Salem Ould Ahmedoua. Ismaïl et moi, on formera un tandem inséparable. En dehors du tabac, on partage tout. Mon ami était en effet grand fumeur. Physiquement, Ismaïl ressemble beaucoup à son frère Abdellahi Salem. C’est le seul trait distinctif qui les réunit. Avec un jeune parent à mon ami Ahmed Ould Mbeyrik, appelé justement Mbeyrik, nous menions les premiers rangs de la classe dans les compositions et les tests de niveau. Dans le dernier trimestre, le directeur s’adonnait de temps en temps à des pronostics. Il déclarait fréquemment devant les élèves que pour ce qui est du concours d’entrée en 6e, il n’était sûr que de ma réussite, moi. Il ajoutait des fois que si je ne réussirai pas, il se suiciderait. « J’enfoncerai un poignard dans mon ventre », précisait-t-il à chaque fois.
Heureusement qu’il n’aura pas le temps d’apprendre les résultats du concours d’entrée en 6e. Il sera arrêté au début des vacances pour des raisons politiques. Probablement une affaire où le ministre de la défense Baham Ould Mohamed Laghdaf, était mêlé. C’était plusieurs mois après les événements raciaux de février 1966. Au cours de ces événements les établissements d’enseignement secondaire seront fermés pour le reste de l’année scolaire. Ce qui n’était pas le cas du primaire. En juin, nous avions participé dans notre école à l’examen du concours d’entrée en 6e. Notre centre était dirigé par un certain Ahmed Ould Habott. Le directeur Sy Ibrahima était loin lorsqu’un examinateur zélé, un nouveau « Monsieur », cette fois-ci « un blanc bec », influencé par les événements raciaux, procéda au sabotage de notre examen. À l’époque, les épreuves étaient recopiées par les examinateurs sur le tableau noir. Les meilleurs élèves de notre classe se trouvaient dans sa salle de surveillance.

La cécité de racisme

Comme il était de Mederdra, après les premières épreuves de Maths, la dictée et l’étude de texte, Mbeyrik et les rares élèves maures de notre classe l’abordèrent pour vérifier ce qu’ils avaient fait. Il leur déclara en ma présence qu’« en tous cas les petits négros ne verront rien puisque j’ai déformé toutes les épreuves ». Tout indique qu’il a sacrifié sciemment ses petits cousins afin de saboter les pauvres innocents «petits négros ». Il ne savait peut être pas que probablement la majorité des « petits négros » étaient des maures noirs assimilés dans le milieu wolof de Rosso. La déception et le découragement nous envahirent.
Nous fûmes démobilisés pour le reste du concours. Aucun de notre classe ne réussira au concours d’entrée en 6e de la session de juin 1966. Nous recommencerons l’année suivante.

La part de hasard

En réalité, le hasard comptait beaucoup dans la scolarité de la majorité des élèves de l’époque. On réussit souvent par pur hasard, comme on échouait également par pur hasard. En conclusion, le sort même de la scolarité de chacun de nous était toujours soumis au hasard.
L’année scolaire 1966-67, on reprendra le chemin de l’école. Le directeur Sy Ibrahima fut remplacé par Dieng Mika. Celui-ci se chargera en même temps de notre classe, le CM2. Il me découvrira très tôt. Son intérêt pour moi s’accentua après que j’eus réussi seul une épreuve à laquelle il nous avait soumis. Une fois, il nous a mis au défi de lui solutionner le fameux problème « un dioula », casse-tête de plusieurs générations d’élèves, figurant dans le plus ancien livre scolaire encore en usage dans nos écoles: le fameux « Jean Auriol ». J’étais le seul à parvenir à le résoudre sur le tableau noir. Les problèmes et exercices d’Auriol, ainsi que ceux figurant dans un petit ouvrage intitulé « 1300 problèmes pour le CEPE », tous sans exception je les ai déjà résolus dans ma première année de CM2.

La passion pour les maths

Je « veillais » sous la lumière de ma vieille lampe à pétrole jusqu’ au matin, à la recherche d’une solution à un problème. Il m’arrivait de buter sur un problème particulièrement difficile. J’éteignais ma lampe. Parfois je la vidais de son pétrole pour pouvoir dormir. Dès que je fermai les yeux les chiffres se mettaient à danser dans ma petite cervelle. Ils me proposèrent des milliers de solutions au problème rencontré. Je me réveillai. La tête lourde, prête à exploser de surmenage, je rallumai ma lampe et je me mettais à travailler de nouveau. Pas de repos possible, surtout pas de sommeil tranquille, tant qu’une solution certaine et suffisante n’avait pas été trouvée.

La passion de la lecture

Depuis mon premier CM2, je découvris une grande et riche bibliothèque à l’église de Rosso. Notre école était séparée de ses locaux uniquement par les bureaux du Trésor. Les deux édifices sont enfouis dans une forêt d’arbres divers. Ignorant les rayons de la littérature religieuse chrétienne, je fus attiré uniquement par la littérature générale classique. Là, je vais découvrir les grands auteurs de la littérature française, comme Victor Hugo et Balzac, des philosophes comme Rousseau, Diderot, Pascal et Montaigne. A travers leur lecture, j’allai connaître ma première transformation idéologique.

Les clivages étroits d’ordre culturel, à caractère local, laissèrent place progressivement aux idéaux humanistes aux larges horizons du 18èmesiècle, le siècle des Lumières, « le grand siècle, je voulais dire le 18e », comme le présente un sujet célèbre d’un baccalauréat, très cité par les élèves du secondaire de l’époque. À l’église, je passais aussi des heures entières à lire la presse française, particulièrement une revue mensuelle en couleur à caractère encyclopédique, intitulée «Tout l’univers ». On y apprenait l’histoire, la géographie, les sciences naturelles, l’astronomie, les arts et métiers et bien d’autres domaines du savoir. C’est dans la baraque d’Oumnène que j’acquis le plaisir et les bienfaits de la solitude et de l’isolement.

La découverte de « Tchaff »

Avec un livre, un poste radio ou un journal, en plus bien sûr d’un peu d’eau et jusqu’à récemment de « Tchaff: arachides grillées », je pouvais me passer indéfiniment du reste du monde. Je traînais avec moi une allergie permanente provoquée par la consommation abusive d’arachides. Une fois, une ou deux années avant d’entrer à l’école, j’accompagnais le grand-père Bou dans la garde des moutons, exactement dans l’emplacement de la ville actuelle de Rkiz. Après le retrait des crues, des champs d’arachides régénèrent, couvrant toute cette partie du lac. Comme on ne rentre qu’au soir, je ne cessai de dévorer toutes les variétés d’arachides: mûres et parfois grêles. Un jour, je fus pris de vomissement et probablement d’autre chose. Bou se pressa de rentrer avec moi chez nous.

En dépit de son âge, à quelques reprises, il me transporta sur son dos. Depuis lors, j’arrêtai pour de bon la consommation des arachides. À Rosso, je découvris que mon allergie ne s’étendait pas aux arachides grillées(Tchaff). Je pouvais en consommer des quantités illimitées. D’autres les appellent à tort « Marbagha », diminuant ainsi la vivacité de son goût.

 

(À suivre)