Passions d’enfance : Avant de tout oublier (40) / Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

Soumeidaa: L’inoubliable martyre

C’était probablement en novembre 1969, sur recommandation du médecin militaire, en compagnie de mon ami Ahmedou Ould Ethmane, que nous nous étions rendus à Nouakchott pour une consultation médicale. Ma colite me torturait de plus en plus. Je devais faire des examens cliniques approfondis pour m’assurer de quoi au juste il s’agissait. L’hôpital National venait d’ouvrir ses portes aux patients nationaux. Nous voyagions dans la caisse d’un camion. Une vingtaine de passagers nous accompagnaient. Les 200 km de route reliant Rosso à Nouakchott n’étaient pas encore bitumés. Peu de temps après, la société française SACER va se charger de cette tâche. La route, bien que son corps fût amélioré à l’aide d’une couche, relativement épaisse de banco et de coquillage, demeure difficile et poussiéreuse.
Parmi les passagers, un jeune maure, qui, en dépit de sa petite taille, ne passait pas inaperçu. Habillé en boubou de percale blanc léger, il était de teint clair, et coiffé d’un chapeau africain confectionné à partir des feuilles brunes d’une plante africaine. Il couvrait une bonne partie de son petit front et il abordait chacun dans son coin. Il parlait et discutait. Il m’agaçait. J’étais un peu gêné par un commencement de mal de voyage. J’étais convaincu qu’il faisait la propagande en faveur d’idées racistes, non humanistes, et non égalitaires. Il ne cessait de jeter un coup d’œil sur moi. Manifestement je l’intéressais. Intérieurement, je me disais que j’allais le décevoir s’il se décidait de m’aborder. Je préparais mes réponses à ses conneries éventuelles. Il s’approcha de moi. Me salua poliment.
L’accrochage s’enclencha aussitôt. Après les premières escarmouches, il se rendit compte que je le comprenais mal. Il me fit gentiment une mise au point, dans laquelle il me clarifia sa philosophie. Pour conclure qu’il était en accord parfait avec les fondements de ma pensée. À mon tour, je compris que je découvrais pour la première fois sur la planète Terre quelqu’un qui partageait avec moi la même conception des choses: l’égalité entre les personnes. Il se présenta à moi: « Je m’appelle Sidi Mohamed Ould Soumeidaa et je suis étudiant en 2e année à l’Université de Dakar », indiqua-t-il. Je me présentai à mon tour.

Commémoration de la mort de Soumeydaa | أقلام

7 à 8 ans d’étude nous séparaient alors que du point devue âge l’espace de temps nous séparant devrait être plus réduit. Son père était en effet enseignant arabe à Atar. Je me rendrai compte plus tard qu’il était déjà célèbre dans les milieux politiques. On fraternise. On observa une courte escale à Tiguent, à quelques kilomètres de l’emplacement de Tiguent Eljedida actuel. Il se pressa de nous payer une grande quantité de viande cuite (méchoui) et invita tous les passagers et « membres d’équipage » à venir manger. Il refusa à tous de contribuer au payement.
Le débat continua autour du repas. À 18 heures environ, le camion s’arrêta derrière le 5e bloc, situé au carrefour du marché de la Capitale, en face de l’espace qui verra plus tard l’érection du premier « gratte-ciel » de Nouakchott, l’immeuble AFARCO, futur siège central de la BMCI (Banque Mauritanienne pour le Commerce International). Avant de nous séparer, Soumeidaa me donna un bout de papier sur lequel il griffonna son nom et son adresse. Il m’indiqua l’emplacement d’une famille chez qui il descendait habituellement à Rosso. Il s’agissait probablement de la famille de Mohamed Andellahi Ould Haye, un enseignant. Malheureusement pour moi il n’existe pas en ce moment de téléphone portable pour s’échanger de numéros !

Le graffiti sanglant

Peu de temps après mon retour à Rosso, le 8 janvier 1970, je serai secoué par un événement exceptionnel. Le matin, après le réveil, je sortis. Je fis quelques pas dans la direction des toilettes extérieures. De nombreuses inscriptions, en encre rouge sang, attirèrent mon attention. Je lis le premier: « A bas les assassins de Soumeidaa ! ». L’image du petit compagnon de voyage se présenta devant moi. Lorsque j’eus tout réalisé, des larmes s’échappèrent de mes yeux. Cet événement, sans avoir fait basculer ma vie dans l’immédiat, va sûrement la marquer profondément et va contribuer au déclenchement d’un processus irréversible d’une auto-mutation complète.
En 1968, le pays est ébranlé par un grave incident: les événements de Zoueiratt. À Zoueiratt, au nord du pays, la Miferma, Société des Mines de Mauritanie, est secouée par une grève générale. Après l’échec de multiples tentatives d’y mettre fin, les autorités décidèrent d’user de moyens exceptionnels. Elles ouvrirent le feu sur les ouvriers en grève. On déplora le décès d’une dizaine d’entre eux et la blessure de nombreux autres. Des manifestations de protestation eurent alors lieu un peu partout dans le pays. Les élèves du secondaire, épaulés par des syndicalistes et des enseignants, se mirent en grève. Soumeydaa était au cœur de ces événements.

L’engagement militant(1)

Un fondement unitaire
La succession d’un certain nombre d’événements va accélérer la rapide évolution des choses. La répression sanglante de la grève des ouvriers de la Miferma à Zoueiratt eut un impact exceptionnel et immédiat sur la situation générale dans le pays. Les meneurs des événements raciaux de février 1966 révisèrent aussitôt leurs positions respectives. La première leçon tirée de l’action des ouvriers était que l’unité faisait la force. La deuxième est que l’ennemi commun, si ennemi il y’a, n’était autre que celui qui avait intérêt à perpétuer la division au sein des populations. Là on indexa les autorités du pays et leurs soutiens français.
Pour le mauritanien lambda, le rôle de l’ambassade de France dans la gestion des affaires du pays surpasse largement celui du gouvernement du président Mokhtar. Le mur racial connut ses premières fissures. La passion raciste des meneurs des deux bords se tassa. Un début de rapprochement en vue de repartir sur de nouvelles bases unitaires se dessina. Une avant-garde scolaire se mit en place. Les élèves du collège d’Atar ouvrirent la boîte de Pandore. Ils se mirent en grève au début du deuxième trimestre. Ils exigèrent l’affectation d’une dame, Mme Béchir, une européenne, professeur de Maths, mariée à un mauritanien. Ils lui reprochaient ses difficultés d’expression et son bégayement. L’action fit tache d’huile. Ils demandaient son remplacement par Ahmed Ould Khoubah, un professeur de maths et militant du mouvement naissant.

La décision décisive

À Rosso, on revenait des vacances de Noël. Je retrouve les élèves en meeting dans le terrain de basket à l’intérieur de l’établissement. Je piquai une crise psychologique. Ma conviction, que je ne cessais de défendre, était que l’avenir de la Mauritanie était intimement lié au succès de son système éducatif. Pour moi, donc aucune minute d’un cours scolaire ne devait être perdue. Je fis demi-tour, et m’engouffrai dans la forêt, mon lieu favori de méditation. Je devais mûrir une position rapide vis-à-vis de la grève. Après une heure de réflexion, j’arrêtai la plus grave décision de ma vie: l’engagement dans la grève. Une seule raison motiva cette décision: la grève réunit les élèves, toutes races et régions confondues. Il faut donc encourager une action unitaire. Ma solitude, inspirée de Rousseau (Le Promeneur solitaire), se brisa ce jour-là. Le déclic de mon engagement politique s’enclencha.
Depuis lors le pays entra dans une période de turbulences qui va durer. Les grèves et les manifestations se succédaient et se propageaient sur tout le territoire national. La sécheresse que vivait le pays depuis 1969 servira de catalyseur à la crise. Le mot d’ordre deviendra l’unité de tous contre le système en place.

La brousse mène la protestation

Prises de panique, les autorités multipliaient des initiatives pour endiguer une tendance qui semble être irréversible. Le président Mokhtar initia des visites à l’intérieur du pays, à commencer par sa propre région, le Trarza. Partout il était hué et sa visite était dérangée par des jeunes en colère après la tuerie de Zoueiratt. Même en pleine brousse, à Taguilalett par exemple, des jeunes, fils d’administrateurs célèbres, dirigent la protestation. Yahya Ould Elhassène et Yeslem Ould Ebnou Abdem et leur proche cousin Mohamedhen Baba réussirent à tromper la vigilance de leurs aînés, des organisateurs. Ils parvinrent à faire lire devant Mokhtar Ould Daddah un discours dénonçant les événements de Zoueiratt et condamnant le gouvernement.
La délégation présidentielle ne va pas attendre la suite. Elle continua aussitôt son chemin, alors qu’il était prévu qu’elle passe la journée à Taguilalett. Les jeunes constituaient la principale préoccupation des autorités. Dans ses discours, le président Mokhtar ne cessait de dénoncer la grogne montante des jeunes contre son régime. « La contestation est un phénomène universel», ne cessait-il de répéter, une façon de noyer le poisson dans un océan qui déborde les frontières nationales. « Nous sommes une génération sacrifiée », répétait-il aussi souvent avec une certaine amertume.

(À suivre)

Le 4 octobre 2023
Ahmed Salem Ould El Mokhtar
Source : Le Calame