Depuis l’accord intervenu entre le ministère de l’Intérieur et les partis politiques pour préparer des élections consensuelles et inclusives, on n’a presque pas entendu la voix de la Société civile. Comment avez-vous accueilli cet accord ?
Aminetou Moctar : La récente mise en place de la CENI occupe l’espace médiatique et l’opinion nationale. C’est donc dire qu’elle préoccupe la Société civile de notre pays même si celle-ci a été marginalisée. Il ne pouvait en être autrement. En effet, depuis l’arrivée du président de la République Mohamed Cheikh Ghazwani, la Société civile s’est retrouvée ignorée.
Ce fut notamment le cas lors des Journées de concertations sur l’Éducation, une question si primordiale pour l’avenir du pays. Toutes les organisations de la Société civile travaillant en ce domaine ont été zappées. C’est vous dire combien ce qui est arrivé avec l’accord intervenu entre le ministère de l’Intérieur puis la mise en place de la CENI ne nous surprend pas.
Celle-ci reste sélective, les partis politiques ont laissé en marge un acteur essentiel du processus démocratique – la Société civile – ce qui ne rassure pas et constitue un mauvais signe pour la transparence des scrutins.
Il y a aussi une volonté affichée d’exclure les femmes du processus de préparation des élections. Le discours libérateur des femmes a cédé la place à un discours fanatique, un discours d’exclusion des femmes et donc de leurs droits. Les questions de quota et du rôle de la femme dans les élections qu’évoquaient le discours de campagne du candidat Ghazwani et celui de Ouadane n’ont pas connu de concrétisation.
Les femmes sont exclues de tous les débats et n’ont de place dans les concertations politiques qu’à titre de figurantes. Si Ghazwani pense qu’il peut développer notre pays sans cette composante essentielle que constituent les femmes, notamment en ce qu’elles ont massivement voté pour lui lors de la présidentielle de 2019, il fait fausse route.
Quant à l’accord proprement dit, laissez-moi vous dire qu’il n’a pas fait l’objet d’une bonne communication et de sensibilisation du peuple ; tout fut ficelé, comme à la sauvette, entre le ministère de l’Intérieur et de la décentralisation et les partis politiques, alors qu’ils auront, demain, à se tourner vers le peuple et les femmes qui constituent, je le rappelle, près de 53% de la population mauritanienne. À mon humble avis, cet accord marque un recul dans le processus démocratique et dans les acquis des femmes.
– Cet accord a finalement accouché d’une CENI politique où siègent trois femmes. Que pensez-vous de cet organe chargé de préparer et de superviser les élections ?
– À y regarder de près, je pense que cette CENI comporte en elle-même des éléments pouvant impacter positivement sur son travail et sur la transparence des scrutins. Je trouve même que c’est une des meilleures CENI que nous avons connues. Mais, même si elle n’est pas représentative de notre république – sur les onze commissaires, il n’y a que trois femmes, alors qu’elles constituent, comme je l’ai dit tantôt, plus de la moitié de la population du pays et qu’à l’instar de toutes leurs consœurs dans le Monde, les mauritaniennes ne manquent ni de compétences ni de crédibilité – le problème n’est la CENI, c’est plutôt la volonté politique de mener à bon port le processus. J’aurais également souhaité que toutes les composantes y soient représentées, pour nous prouver que la volonté de consolider et de renforcer l’unité nationale n’est pas un vain mot.
En tous les cas, j’ose souhaiter que la CENI ne soit pas sous l’influence du MID ou de toute autre institution de la République ; il y va de sa crédibilité et de son indépendance. Cela dit, la représentativité des femmes est une fois encore en deçà de nos espoirs – permettez-moi d’insister sur ce point – le président Ghazwani restant muet sur les promesses qu’il leur avait avancées pendant sa campagne et dans ses divers discours ultérieurs.
– Êtes-vous satisfaite du quota des femmes dans les instances électives nationales et de l’initiation d’une liste nationale des jeunes ?
– C’est une question de grande importance car la Mauritanie s’était engagée à porter en 2015, conformément aux OMD, le quota des femmes à 33%. Au lieu de tendre vers cet objectif, on a hélas reculé. Les droits des femmes sont passés par pertes et profits. Les engagements de 2013 sont relégués aux oubliettes.
On a le sentiment aujourd’hui que la Femme ne constitue plus une priorité pour nos gouvernants ni dans les stratégies du gouvernement. Oubliés, l’égalité, l’émancipation, l’accès des femmes aux sphères de décision ! Trois ans après son élection, il est temps que le président Mohamed Cheikh Ghazwani se réveille et se rappelle de ses engagements. Je profite de cet entretien pour lancer un appel pressant aux femmes pour les appeler à se mobiliser et à réclamer non pas un quota mais plutôt une parité devenue aujourd’hui une vraie nécessité.
Par rapport au deuxième aspect de votre question, je suis convaincue qu’on ne peut pas faire avancer ce pays sans les femmes et les jeunes, vrais acteurs de développement de leur pays. C’est ici le lieu de demander une place prépondérante à la jeunesse féminine qui a fini de démontrer son engagement et son dynamisme.
– Quel rôle pourrait jouer la Société civile lors des prochaines élections ?
– Comme je l’ai dit tantôt, les acteurs de la Société civile ont été oubliés depuis trois ans. Or tout le monde connaît ses rôles d’éveil, de contrepoids et de plaidoyer partout sur notre planète bleue. Je pense que le président Mohamed Cheikh Ghazwani doit prendre cela en compte et se ressaisir : on ne peut pas bâtir une société ou un État démocratique sans une société civile reconnue. Elle en est un acteur majeur, jouant un grand rôle dans les dynamiques de stabilité, de cohésion sociale et de développement à la base.
On ne peut – on ne doit pas – l’ignorer, comme tentent de le faire tous les pouvoirs qui s’évertuent à la diviser, en cooptant certaines organisations qui leur sont proches et marginalisant celles qui dénoncent leurs tares et leurs dérives (exclusion, marginalisation…).Nous ne pouvons pas accepter cette situation. Nous sommes et restons des sentinelles, des lanceurs d’alerte pour la société ; un rôle qui doit permettre aux gouvernants de se corriger, d’améliorer leur gouvernance dans tous les domaines au profit de leurs citoyens.
Malheureusement, on ne nous écoute pas, on refuse d’entendre la voix de la Société civile quand elle dénonce la cherté de la vie, le chômage des jeunes, la dégradation des conditions de vie des couches vulnérables, les injustices, la dégradation de l’environnement. En livrant ce combat, les acteurs de la Société civile sont étiquetés opposants au pouvoir en place : c’est mal connaître leur véritable rôle. Pour terminer, je réaffirme donc que, tant que nous n’entretiendrons pas une réelle volonté politique, le pays restera bloqué. C’est à l’impasse qu’ira la CENI qu’on vient de mettre sur place et qui a, je le rappelle encore, une certaine particularité par rapport aux précédentes.
Propos recueillis par Dalay Lam
Le Calame