De l’histoire des Kadihines (partie 10)/Par Bedine Abidine

Tâches spéciales …
Ce nom a été donné à des cellules organisées par les “kadihines” lors de la naissance de leur mouvement à Tokomadji, dans la Région du Gorgol. Elles ont été conçues de sorte à n’avoir aucun lien organisationnel avec les autres structures du mouvement.  Leurs missions se limitaient strictement a la publication du journal « Sayhat el madhloum » (le cri de l’opprimé), à la sécurisation des réunions des instances dirigeantes, la facilitation des déplacements sécurisés des militants recherchés ou poursuivis et à l’acheminement sûr et régulier du courrier de tous genres.Au tout début, c’était un groupe restreint, ultra secret, et quasiment inconnu même des autres militants du mouvement. Après la disparition du vaillant militant Sidi Mohamed Soumeida, paix à son âme, en janvier 1970, et face à l’intensification des luttes au sein du mouvement ouvrier, des syndicats et des étudiants, le gouvernement accentue la politique d’éloignement destinée à isoler les leaders du mouvement les uns des autres. Mais rien n’y fit. Malgré la répression et les mesures d’éloignement arbitraires, les élèves déclenchent des grèves unanimement suivies.

Expulsions à tout va
Débordé, le gouvernement décide de fermer les établissements, d’expulser et de disperser les étudiants à travers le pays où sont déjà éparpillés enseignants et dirigeants syndicaux. Ainsi, des files de camions transportant les élèves sillonnent les villes et les campagnes donnant aux grévistes des occasions inespérées  de scander leurs slogans et mots d’ordre, faisant entendre la voix des «kadihines» au pays tout entier. Chaque convoi qui traverse une localité se transforme spontanément en rassemblement populaire et en meeting de propagande et d’agitation qu’animent ces élèves par des slogans qui expriment les revendications populaires .Le développement du mouvement et  son extension fulgurante et rapide ont immédiatement entraîné une multiplication des charges de la cellule des TS, dont le champ d’action s’est élargi démesurément dans toutes les directions. Je me souviens qu’au début de l’année 1971, la cellule des tâches spéciales (TS) s’est réunie à Nouakchott en un lieu tenu secret avec pour mission d’acheminer des documents révolutionnaires destinés aux structures du mouvement dans les villes et les villages. Certains camarades partirent pour le nord, où les luttes ouvrières n’ont jamais cessé, en dépit des événements sanglants de mai 1968.

Chaque fois qu’une accalmie s’annonçait, une nouvelle lutte éclatait avec plus de détermination et d’engagement. Pour ma part, je partis vers le sud, le centre et l’est du pays avec mon lot d’articles prohibés à l’instar des drogues et stupéfiants d’aujourd’hui, sinon plus encore. Je parviens à servir en toute sécurité les villes de Rosso, Boghé, et Kaédi. Continuant mon long périple, j’arrive à Kiffa, capitale de l’Assaba, où la plupart des camarades étaient des membres du Parti Mauritanien du Travail, avec lequel nous étions en étroite et franche coopération. L’instance locale était conduite par le camarade Docteur Sy Zein Al-Abidine, qu’Allah le guérisse et le protège, auquel j’ai livré non seulement le courrier de Kiffa, mais aussi celui de Kankossa. Profitant d’une nuit à Kiffa, j’ai discuté avec les camarades de la situation générale dans le pays et les perspectives de luttes. Au lever du jour, je me dirige vers la station de départ des véhicules en partance pour Aioun, ma prochaine escale avant Néma, dernière étape sur ma longue marche. Arrivé sur les lieux, je mis de côté mes effets jetés dans le tas de bagages éparpillés, et m’assieds avec un groupes de voyageurs.

Tout semblait bien aller mais tout d’un coup, l’imprévu se produit! Une brigade de douaniers fait une descente inopinée, et fouille les colis. Mes effets interdits sont là, mes yeux rivés sur eux. Vite, les tracts sont découverts, et l’un d’entre eux lance un cri en un français approximatif: «Ça, C’est école! C’est école!», faisant allusion «aux tracts généralement lancés par les élèves..». Ces faits se déroulant sous mes yeux, je décide de prendre un peu de recul, et de glisser vers un vendeur de pain à quelques pas de moi, donnant l’impression vague d’un client régulier. Je pris du pain sans aucune envie d’y toucher, et m’éloigne petit à petit des lieux, non par peur mais pour esquiver le coup! Je retourne chez l’aimable camarade Sy Zein El Abidine. Après un bref échange sur la nouvelle situation, il fut décidé de continuer le voyage vers Aioun, via Tamchekett. Une mission transportant du matériel médical vers Tamchekett apprêtée d’urgence par le camarade Zein El Abidine me permettra de sortir de la ville, sans risque. Je décide alors d’envoyer une partie du lot de documents destinée à Kiffa vers Kankossa, et de réaffecter le quota de Kankossa à Aioun et Néma. J’arrive à Tamchekett sans problème et passe la nuit chez l’infirmier Ibrahim Sao qui m’a accompagné durant le voyage, et auquel Sy Zein El Abidine m’avait présenté comme rendant visite à un parent enseignant. Le lendemain matin, j’effectue un petit tour en ville, et reviens pour dire à mon hébergeur  que mon parent enseignant était en voyage à Aioun. La route vers cette ville étant peu pratiquée par les voitures, je décide  de louer un chameau, et  de partir le plus tôt.

Dans un cortège officiel
Quelques jours plus tard, j’arrive à Aioun où je suis reçu par les camarades dirigés par Sidi Ould Ahmed Deye, alors assigné à résidence. Le camarade Sidi occupera par la suite des postes importants, notamment le poste de ministre des Finances. Mais dans toutes ses hautes fonctions, il est resté intègre, digne et de grande moralité. Il eut l’honneur de recevoir, en 1977 une lettre de félicitations de feu le président Mokhtar Ould Daddah paix à son âme et malgré son opposition au régime de celui-ci. La lettre dont voici le texte : » j’ai l’honneur et le plaisir de vous transmettre le témoignage de satisfaction du président de la République pour votre manière de servir et le civisme exemplaire dont vous avez eu à faire preuve dans l’exercice de vos fonctions.
Je vous encourage vivement à continuer comme vous avez commencé et espère  que  votre exemple sera suivi « .  Elle lui a été remise par feu Ba Ibrahima paix à son âme alors ministre du plan et ministre des finances par intérim et à l’occasion de la découverte d’un grand scandale fiscalo -financier qui a fait date en son époque.

À  Aioun et malgré  les poursuites lancées pour me retrouver, le camarade Sidi Ould Ahmed Deye  s’est arrangé pour m’obtenir une place dans une voiture des douanes qui accompagnait  la délégation officielle du ministre des Finances de l’époque en route pour Néma. Cet arrangement a été rendu possible grâce à l’intervention de feu Chouaibou Diagana paix à son âme en ce moment professeur de mathématiques à Aioun, auprès de son cousin feu Biri Diagana paix à son âme, alors directeur général des impôts et qui été de la délégation ministérielle. Ironie du sort, me voilà avec mes colis prohibés voyageur dans une voiture des services des douanes. Ce même service qui a failli m’arrêter  à Kiffa et qui est à l’origine des poursuites engagées à mon encontre. Sur le chemin de Néma, le cortège ministériel marque une pause sous un grand arbre à la limite entre les deux Régions. Là, le Wali du Hodh Charghi attendait la délégation, qu’accompagnait encore son homologue du Hodh El Gharbi. La délégation s’installe à l’ombre, et un rafraîchissement copieux fut servi. Je m’assois prenant bien soin de mes « effets ». La causerie commence et se concentre sur les «kadihines» qui étaient visiblement la préoccupation majeure des gens. Rivalisant d’ardeur, les membres de la délégation prennent la parole tour à tour, et se lancent sans exception dans toutes sortes de calomnies, d’invectives et d’accusations fallacieuses dénaturant la cause et les objectifs du mouvement. Prenant la parole à son tour, l’un des intervenants affirme que les « kadihines » se recrutaient principalement parmi  les milieux religieux dits « zawaya ». Pour étayer ses propos, il raconte qu’une femme « maraboutique » âgée avait demandé à une cousine du même âge de lui donner un morceau de sucre pour faire du thé. Cette dernière, désemparée, a juré de tous ses noms sacrés qu’elle n’avait malheureusement pas de sucre. Mais ce n’est que lorsqu’elle a juré par Mao que la conviction de l’autre a été établie !
Suite à ces moqueries, des éclats de rire éclatent ici et là. Surpris et navré, je ne fis le moindre commentaire et pour cause !