Premier anniversaire de Sayhat Elmadhloum
Après un petit moment avec les chimères de la magie noire et son emprise mystificatrice sur une bonne partie de l’opinion populaire, revenons à notre aventure de Sayhat Elmadhloum.
En effet depuis l’apparition de son premier numéro, la lutte politique ne cesse de gagner du terrain contre le régime de feu le président Mokhtar. Le nom du journal Sayhat Elmadhloum est sur toutes les lèvres, il pénètre dans tous les foyers, les chantiers de travail et les établissements scolaires. Sa régularité surprend plus d’un. Il a su déjouer toutes les tentatives visant à le faire taire. Ses informations, ses révélations, ses dénonciations de toutes les formes d’arbitraire et de répression, sont aussitôt échangées entre des milliers de sympathisants dont le nombre ne cesse de s’élargir.
Le 29 mai 1972 marquait le premier anniversaire de Sayhat Elmadhloum. Après avoir achevé la rédaction du 13ème numéro, les camarades décidèrent de fêter cette occasion. Une majorité s’était dégagée pour donner à l’événement toute son ampleur. Presque tous soutenaient que ce jour-là il fallait cesser le jeûne, œuvrer pour l’amélioration de nos propres conditions de vie, notamment en nourriture et profiter de la circonstance pour se gaver pour la première fois de viande grasse. La décision fut arrêtée : sacrifier un mouton gras à l’occasion du premier anniversaire de Sayhat Elmadhloum.
On se rendit immédiatement au marché de bétail. Après un rapide va-et-vient au sein des troupeaux, on se mit d’accord sur un mouton, pas aussi gros, pas aussi gras, mais loin d’être maigre, juste correspondant à nos modestes moyens financiers. On isola la pauvre bête de son troupeau pour la conduire au bord de la mer, aux environs du lieu actuel de Terjit-Vacances. Puis on se mit à l’œuvre. Avec un enthousiasme débordant, on dépeça notre mouton après l’avoir égorgé correctement. On dévora tout à l’exception de quelques os ayant résisté à notre voracité. On sirota ensuite quelques verres mousseux de thé chaud à la menthe.
Critiques et autocritiques
Avant de rentrer en ville, rassasiés pour une fois, nous avons organisé une séance de critique et d’autocritique, centrée sur les défauts et les insuffisances de notre journal, ainsi que sa ligne éditoriale. Au cours de ces séances, chaque camarade était soumis au crible de la critique de ses collègues. Il était invité à répondre, sans aucun état d’âme et le plus objectivement possible, aux critiques qui lui étaient adressées. Les critiques et autocritiques se déroulaient dans un climat fraternel de grande communion. L’objectif final était de s’améliorer, donc exempt de tout esprit de rancœur ou de règlement de compte. Il était question d’user d’un style rédactionnel accessible au plus grand nombre, c’est-à-dire dépasser un certain mode d’écriture s’adressant uniquement à l’élite intellectuelle.
Nous avons loué l’effort fourni régulièrement par bon nombre de camarades, lettrés en arabe et/ou en français, quand ils sacrifiaient une bonne partie de leur précieux temps dans la lecture et l’explication du contenu du journal aux camarades non alphabétisés, nombreux parmi les descendants d’esclaves. Ces derniers bénéficiaient également de cours gratuits d’alphabétisation de la part de camarades volontaires. On rencontrera après plusieurs enseignants sortis de ces cours.
C’est ainsi que Sayhat Elmadhloum a su très tôt contribuer efficacement à la prise de conscience au sein des larges masses, notamment les plus laborieuses, les plus kadihine. L’élargissement et la radicalisation des luttes qui va suivre n’étaient pas étrangers aux efforts fournis par le journal dans cette direction.
Souvent, en dépit d’un débat approfondi, des divergences persistaient entre membres d’une même cellule ou d’une même instance. Dans ce cas, pour trancher, on recourt à l’application de la règle de la majorité absolue. En cas d’égalité des voix, celle du président fait la différence.
A la fin de la séance de critique et d’autocritique, je fis sortir une surprise que je réservais à ce moment pathétique : je déroulai devant les yeux de mes chers camarades un bandeau de tissu blanc frappé d’une ligne d’écriture en rouge vif d’une main d’un calligraphe de grand talent. Ils braquèrent leurs yeux là-dessus. Puis ils lirent simultanément et à haute voix : LE HEROS DE SAYHAT ELMADHLOUM ! Sans attendre, je la tendis au camarade que je jugeais le plus méritant : Yeslem O Ebnou Abdem. Aussitôt il l’appliqua par-dessus la poitrine sous les regards un peu jalousés des camarades présents et certainement pas moins méritants. Tous se pressèrent de féliciter le camarade Yeslem et lui exprimèrent leurs meilleurs vœux pour le nouvel an de Sayhat Elmadhloum.
Pour la clôture des festivités, on réserva l’honneur au grand poète Ahmedou Abdelkader. Après un laps de temps de réflexion, celui-ci indiqua dans son style romanesque bien connu: « d’habitude, l’expression poétique vient par inspiration et je crois que vous m’avez offert les meilleures conditions d’inspiration ».
Avant d’étaler, à son tour, son bandeau lyrique dans une expression orale ayant enchanté tout le petit cercle de camarades, militants de première heure.
Les quelques vers de Chaer Ahmedou décrivent le contexte combien difficile que vit notre peuple, particulièrement ses composantes laborieuses, avant d’esquisser avec une note d’optimisme certaine la perspective d’un avenir radieux pour notre pays.
Le morceau de poésie en question vaut la peine d’y revenir. Donc on y reviendra. Inchallah !