Guillaume Soto-Mayor est ingénieur de recherche à la chaire de criminologie de l’Equipe Sécurité et Défense-Renseignement, Criminologie, Crises, Cybermenaces du Conservatoire National des Arts et Métiers. Il intervient à l’Institut d’Etudes Politiques de Strasbourg, Sciences Po Paris et Saint-Andrews.
Dans le numéro 117 de la revue Recherches Internationales, il publie un article intitulé « Trafics et trafiquants: éléments structurants des sociétés sahéliennes », issu de travaux menés au Sahel depuis 2014, où il explore soixante ans d’histoire de la structuration des réseaux. Voici la deuxième et dernière partie de son interview à Mondafrique.
Mondafrique : Vous vous insurgez contre le concept de narco-djihadistes. Expliquez-nous.
G.S-M.: Il ne faut surtout pas confondre les acteurs criminels et les acteurs djihadistes. C’est une erreur grave. Cette idée que les groupes armés djihadistes seraient des bandits de grand chemin drapés dans un voile de religion, dont le principal objectif serait pécuniaire, est absurde et irréaliste. Tout d’abord parce que la survie de groupes armés locaux, de tribus, de clans, d’ethnies entières dépend des revenus issus d’activités illicites sur leurs territoires. Comment donc penser que des milliers d’hommes armés zone par zone, connaissant la topographie sur le bout des doigts, respectés, légitimes auprès des populations locales, laisseraient quelques centaines d’hommes souvent étrangers (Algériens notamment), aussi entraînés soient-ils, leur piquer la source de revenus dont ils dépendent ? Cela n’a aucun sens.
Du côté des djihadistes, cette stratégie serait suicidaire car elle entraînerait des conflits avec les populations locales, les groupes armés et même les autorités, ce qui menacerait leur survie, puisqu’ils ne pourraient plus circuler, se ravitailler et continuer leurs opérations librement.
Mondafrique : Vous estimez que les besoins financiers des groupes djihadistes restent modestes.
G.S-M. : Quand on parle des groupes armés djihadistes, on parle actuellement, dans la zone du fuseau centre (Mali, Niger, Burkina Faso et Mauritanie), de quelques milliers de personnes, 2 500 à 3 000. Même s’ils sont 4000, quels sont leurs besoins financiers ? C’est une question clé et pourtant rarement posée. Ils ont besoin de nourriture, d’eau, de motos, de voitures, d’essence, de moyens de communication, d’armes et de munitions. Mais on ne va pas dans le désert pour faire du shopping à Dubaï ou Ibiza ; on ne décide pas de risquer sa vie pour vivre dans le luxe ! Il s’agit seulement de pouvoir payer occasionnellement une source locale, un informateur, de couvrir les frais d’enterrement de la mère d’un combattant, l’accouchement de la femme d’un autre. Les groupes distribuent occasionnellement un peu d’argent, pas des salaires. Les combattants n’ont pas de comptes en banque, ne circulent pas avec de grosses sommes d’argent. Ils ont des relais locaux chez des commerçants qui leur servent de banque. Les besoins quotidiens des groupes sont minimes.
Mondafrique : Quelles sont les ressources financières des groupes djihadistes pour faire face à ces dépenses?
G.S-M. : Recevoir de l’argent de sources impures (haram ) est en principe proscrit. De quel argent disposent-ils ? Ont-ils besoin de l’argent des trafics ? La première ressource de ces groupes est la zakat, 3e pilier de l’Islam, qui peut être interprété dans le sens de dons permettant de soutenir le djihad (la cause juste). Des donateurs locaux, des commerçants, des entrepreneurs religieux, voire même des membres de groupes armés, dans une logique de bonne entente, vont financer via la zakat des organismes religieux, des associations locales, des intermédiaires, généralement des commerçants à nouveau, pour que la totalité ou une partie de cet argent soit ensuite redistribuée aux groupes armés djihadistes. Les chiffres précis sont difficiles à estimer mais je pense que l’on parle de millions d’euros annuellement, en argent ou en nature, par exemple en bétail.
Viennent ensuite les revenus tirés des otages. Pour ces quinze dernières années, on parle, a minima, de 150 millions d’euros versés pour des rançons. Evidemment, ce business va à différents groupes et les intermédiaires, souvent criminels, en prennent une part substantielle, parfois jusqu’à la moitié. Ce fut le cas notamment d’Yiad Ag Ghaly, de Cherif Ould Tahar ou de Baba Ould Cheikh. Même si les groupes djihadistes n’en ont touché, finalement, que les deux tiers, cela leur laisse quand même 100 millions d’euros sur 15 ans, soit une trésorerie de 6 à 7 millions par an.
Enfin, n’oublions pas que les groupes djihadistes armés pourvoient à certains de leurs besoins en armes et en véhicules par les attaques de bases et de convois militaires. L’addition de ces différentes sources de revenus leur permet donc, selon moi, de largement couvrir leurs besoins.
Mondafrique : Devenir narco-djihadiste, participer soi-même à un convoi, être transporteur, escorter un convoi sur de longues distances, vous dites que c’est impossible pour les groupes djihadistes que ces activités détourneraient totalement de leur objectif premier qui est le combat idéologique.
G.S-M. : Oui. La légitimité de revenus haram peut se faire dans des cas très précis, selon des règles qui ont été édictées par la hiérarchie d’al Qaida en Afghanistan pour réguler les relations d’Al Qaida avec les talibans autour du trafic d’opium, puis importées en Algérie par les Algéro-Afghans, tel que Djafar Al Afghani ou Abdelrazak El Para, ayant fréquenté Gulbuddin Hekmatyar, l’un des personnages du trafic en Afghanistan. La règle veut qu’occasionnellement, certains leaders de katiba profitent de revenus criminels, par exemple en faisant payer une taxe à un convoi ou en attaquant un convoi et en brûlant une partie de la cargaison ou en revendant les voitures ou la cargaison à un réseau adverse. Mais ces fonds doivent servir exclusivement au djihad.
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Il est essentiel de noter qu’à aucun moment, la nature des groupes ne change. Ce n’est pas en gagnant extrêmement occasionnellement des revenus criminels ou haram qu’ils le deviennent eux-mêmes.
M : Quel est le projet politique des groupes djihadistes au Sahel ?
G.S-M. Leur projet reste un djihad défensif, pour instaurer, à la demande des populations locales, un régime contre les koufars (infidèles), les tawaghits (mécréants), les munafiqun (hypocrites), les représentants de l’Etat et leurs alliés étrangers qui oppriment les bons musulmans en leur imposant un mode de vie étranger et antimusulman. Ils se battent pour l’application de la seule régulation de la vie privée et publique susceptible de protéger leurs conditions de vie : la charia et la sunna. Ils portent donc un projet alternatif de société, un projet politique. Ils offrent régulation sociale, familiale, lutte contre la petite délinquance et l’insécurité et surtout, avant toute chose, de la justice. Notamment à travers les juges religieux, quelquefois itinérants, les qadis, qui rencontrent un très grand succès à travers tout le Sahel, en remplacement d’un Etat au mieux absent au pire népotique, corrompu et prédateur.
M. Vous dites que cette appellation de narco-djihadiste est dangereuse.
G.S-M. : Oui, parce qu’elle tend à présenter les groupes armés djihadistes comme de simples bandits illettrés et à passer sous silence toute l’alternative politique qu’ils proposent et les raisons de son succès. Ce label narco-djihadiste est un aveuglement volontaire. Il sert souvent des objectifs politiques. Ce n’est pas parce qu’une part infime des revenus djihadistes vient du trafic, ce n’est pas parce que certains trafiquants leur donnent de l’argent ou que les groupes armés djihadistes et certains groupes armés coopèrent en bonne entente sur un territoire, que les djihadistes deviennent des trafiquants. Les groupes armés djihadistes sont en guerre contre les Etats et leurs représentants, particulièrement Al Qaida (l’Etat islamique étant moins pragmatique dans sa relation aux populations locales, considérant que tout mauvais musulman, y compris civil, est une cible légitime). AQMI sait que la clé de la durabilité de son action tient dans sa bonne entente avec les personnages clé du Sahel, les groupes armés et les groupes criminels, auxquels ils ne peuvent se confronter d’un point de vue militaire.
Dans une logique pragmatique de bonne entente, quelquefois grâce à une proximité ethnique ou familiale, une katiba, sur un territoire, va donc collaborer avec un groupe armé, par exemple pour mener des assassinats ciblés contre un ennemi. Côté criminel, cette entente est avantageuse car elle peut permettre de détourner l’attention des forces armées et de fournir un complément utile de forces vives. Ce pacte de non-agression se matérialise par le fait qu’on ne recrute pas dans certaines tribus ou qu’on scelle des mariages entre grands chefs moudjahidine et chefs de tribus locaux.
Finalement, une situation de tolérance, de non agression et même quelquefois de coopération active s’établit avec le temps.