Au-delà du traitement sanitaire, la pandémie Covid-19 aura un impact important sur les économies africaines très peu résilientes.
Comment l’Afrique en général, et la Mauritanie en particulier font face à cette pandémie ? Quelles lecons peuvent en être tirées ? Pour répondre à ces questions et a d’autres, nous avons interviewé Lo Gourmo Abdoul, juriste, professeur de droit.
Quotidien de Nouakchott : Quelle appréciation portez-vous sur le traitement de cette pandémie depuis son déclenchement ?
Lo Gourmo : Cette pandémie a provoqué partout une situation cataclysmique d’une ampleur sans précédent. Pour l’essentiel, le modèle de « traitement » a été, à peu de chose près, identique, d’un continent à un autre, et d’un Etat à un autre : « le confinement » accompagné de mesures palliatives et/ou curatives. Qu’ils soient puissants où faibles, les pays ont appliqué cette « recette » dont nul n’ignore la brutalité parfois extrême sur les conditions d’existence des gens. A court terme, ces politiques, qui instaurent un isolement social synonyme de rupture quasi-totale de la chaîne de production et de distribution des biens et services dans le monde entier, ont provoqué des souffrances indicibles parmi les populations du globe.
En Afrique, et chez nous tout particulièrement, ces questions se posent avec une acuité toute particulière. Dès les premiers signes d’expansion du virus à l’échelle de la planète, tous les regards se sont tournés vers nous avec inquiétude. Mais pour le moment, la gestion de la dimension proprement épidémiologique semble relativement acceptable à l’échelle du continent si on se fie aux chiffres. Mais il faut être particulièrement prudent et vigilant. Ce virus reste un grand mystère et nous savons quelles sont les faiblesses structurelles des systèmes de santé africains. Et le nôtre ne fait pas exception. A la moindre bourrasque tout risque de s’effondrer.
Malgré quelques efforts faits avec l’aide de certains amis étrangers qui nous ont fourni quelques équipements, nos besoins demeurent colossaux et les périls sont tangibles. D’après les témoignages des hommes de terrain, nous manquons dramatiquement de spécialistes et de personnels de tous niveaux et ceux que nous avons manquent cruellement de moyens élémentaires pour assurer leur propre protection. Mais le plus dur concerne les effets sociaux des mesures prises pour faire face à la crise sanitaire.
Là, il n’y pas de facteur « chance » lié à quelque élément objectif que ce soit. Un peu partout en Afrique, et aussi dans de nombreux pays ailleurs, la distanciation sociale, le confinement et autres barrières posées devant le virus ont entraîné des conséquences dramatiques telles, que certains en viennent à se demander si le jeu en valait la chandelle ! Dans l’immédiat, des centaines de milliers de personnes, y compris chez nous, sont victimes « collatérales » des mesures adoptées par les gouvernements. Les fonctionnaires et les retraités voient leurs charges s’alourdir d’une manière tragique et ne savent plus comment joindre les deux bouts.
Les salariés des entreprises privées qui ferment et licencient à tour de bras, les travailleurs du secteur informel qui sont l’immense majorité dans nos pays, les hommes et les femmes qui vivent au jour le jour …sont jetés par milliers dans des rues désertes et sous couvre-feu. Les paysans et les éleveurs sont frappés de plein fouet. Les populations vivant dans les zones frontières fermées connaissent de graves difficultés, particulièrement le long de la vallée où des incidents graves se sont déroulés et qui montrent l’impréparation et les cafouillages dangereux de certaines forces de sécurité. L’éducation est en crise et son secteur privé est voué à la paralysie totale voire même à la disparition pour de nombreux établissements à la rentrée prochaine…
Quotidien de Nouakchott : Que faire pour atténuer voir juguler ces effets néfastes sur les conditions de vie des populations?
Lo Gourmo : Notre pays, la Mauritanie, doit mettre sur pied un véritable plan d’urgence médicale d’abord et avant tout, et non pas seulement, un plan d’urgence militaro-policière. Notre pays est riche, très riche en ressources de toutes sortes. Appuyons-nous sur nos ressources et faisons les davantage valoir pour mettre en œuvre ce plan d’urgence, incluant la fourniture d’équipements en suffisance, des personnels qualifiés en nombre, la construction rapide ou le renforcement de centres de soins adaptés etc.
Quels que soient les reproches qui peuvent leur être faits, les chinois ont été les plus à même, non seulement de faire face à la pandémie mais aussi de venir en aide à la plupart du reste du monde, y compris aux très grandes Puissances. Tout en sauvegardant scrupuleusement notre souveraineté et sans jamais interférer dans les grandes rivalités internationales, nous devons renforcer notre partenariat médical avec la Chine en faisant valoir nos atouts. Il en va ainsi de certains pays comme la Turquie, l’Allemagne… sans parler de nos partenaires traditionnels et des pays voisins qui ont des compétences reconnues en matière médicale, particulièrement d’infectiologie.
Nous sommes un pays riche en ressources, riche en amis et nous sommes peu nombreux même si notre territoire est vaste. Il va de soi que ce plan d’urgence médicale doit reposer avant tout sur nos propres forces, à commencer par nos compétences nationales. Elles doivent être valorisées et mises dans les meilleures conditions de vie et de travail possible, dans l’état actuel des choses. Toutes devraient être mobilisées et être mises à contribution, des étudiants de 1ère année médecine et élèves infirmiers, aux retraités du système de santé, dont certains ont une expérience mondiale et se tournent aujourd’hui les pouces à Nouakchott !
Quotidien de Nouakchott : Et la dimension sociale?
Lo Gourmo : La dimension sociale me semble être aujourd’hui la plus préoccupante et potentiellement la plus risquée pour la stabilité et la paix. Des mesures ont été annoncées à maintes occasions par le pouvoir mauritanien. Ces mesures sont portées par des dispositifs censés d’abord venir en aide aux plus démunis. A leur annonce, tout le monde les a saluées pour leur bonne intention affichée mais des critiques ont été formulées pour les améliorer. On peut déjà constater l’insuffisance des moyens mis à disposition et la limite des catégories sociales qui en bénéficient (en particulier les paysans et les éleveurs).
Des aliments ont été distribués à des familles pauvres mais tous les acteurs sociaux et les collectivités concernées sur le terrain soulignent non seulement le peu d’impact de ces distributions pour les plus démunis mais même parfois les risques d’accroître l’épidémie au regard des conditions dans lesquelles ces distributions étaient faites. Le pouvoir a accepté l’approche participative dans la gestion de la dimension économique et sociale de la pandémie. C’est une bonne approche si elle n’est pas seulement formelle et protocolaire.
Elle consiste à faire des acteurs économiques, politiques et sociaux du pays, des partenaires et des alliés dans la gestion de cette crise, en particulier pour le contrôle et le suivi des finances et des biens publics qui y sont consacrés. Il est important que ces acteurs, particulièrement les partis politiques et les syndicats, ne soient pas juste des faire-valoir, un rideau de fumée derrière lequel l’Etat traditionnel poursuit ses manigances, sa politique de discrimination et ses détournements des deniers publics.
Seule une gestion commune et contrôlée assurera que le peuple, encore une fois, ne sera pas floué et que les pauvres ne seront pas, comme d’habitude, les laissés pour compte…Cette approche participative seule peut également atténuer voir éliminer toute velléité de gestion dictatoriale, ultra sécuritaire de cette délicate situation. Elle est inclusive par définition et implique que les populations de chaque zone ou secteur concerné sera traitée de manière responsable, égale et transparente. Cela signifie aussi et surtout, que les représentants des populations seront partout et toujours placés au premier rang (maires et conseillers municipaux, conseillers régionaux etc) à côté des représentants de l’Etat. C’est loin d’être le cas aujourd’hui encore…
Enfin au plan économique, les mesures qui ont déjà été annoncées depuis le début par les autorités doivent être renforcées et mieux ciblées suivant les secteurs économiques concernées. C’est tout particulièrement le cas pour les secteurs qui emploient un grand nombre de petits travailleurs sans grande qualification et qui ont toujours vécu dans la plus grande précarité malgré leur rôle majeur dans la redistribution de la valeur ajoutée (hôtellerie, restauration, tourisme etc.).
L’Etat doit les soutenir en incitant par exemple le secteur bancaire à les appuyer tout en leur accordant lui-même, les facilités nécessaires. Les éleveurs, les pêcheurs et les agriculteurs sont ceux qui font littéralement vivre le pays. Ce sont les éternels laissés pour compte des politiques étatiques. Il faut mettre sur pied ou renforcer les mécanismes spécifiques de financements de leurs activités, en levant les obstacles actuels à leur accès aux crédits, y compris en prenant en charge par l’Etat leurs crédits en cours, d’une façon ou d’une autre.
Il en va de même pour les écoles privées dont l’effondrement entraînera une véritable catastrophe pour de nombreuses familles, en attendant une grande réforme de l’enseignement. D’une manière générale, je pense que l’Etat doit d’abord et avant tout, privilégier une politique de revenus, en direction des populations. Il faut accroître la capacité de dépense des plus démunis et chercher par tous les moyens à renforcer le pouvoir d’achat du plus grand nombre. Il faut remettre en cause la politique de restriction budgétaire suivie officiellement depuis longtemps même si on sait que cette « restriction » n’a jamais touché la classe des bourgeois monopolistes et les corrompus de la République. Au contraire ! En tout cas, au moins à cause de Covid19, l’équilibre budgétaire, c’est momentanément terminé dans le monde entier comme règle d’or du libéralisme !
Quotidien de Nouakchott : Quelles leçons pourrait-on tirer de la situation actuelle et quelles perspectives pour l’après covid19 ?
Lo Gourmo : Concernant les leçons, elles sont nombreuses et nous les partageons avec beaucoup de pays même si certaines nous sont propres. Tous les pays sont frappés de plein fouet par la pandémie d’une manière quasi-identique et nombre de mesures prises ici et là sont pareilles ou très proches.
Partout est mis en cause le modèle économico-social dominant : le modèle ultra libéral généralisé au tournant des années 80 et qui s’est accompagné partout par l’effritement des principales fonctions d’intégration économique et sociale de l’Etat. La vaporisation progressive de ces missions générales de l’Etat (dont les plus importantes sont celles de l’éducation et de la santé publiques, sans parler de la justice) a donc limité voire annihilé les principales barrières contre la pandémie.
Chez nous, comme partout en Afrique, cet abandon de ces fonctions est aussi à l’origine de la panique générale à l’égard des risques liés à la pandémie. Grâce à la « mondialisation », les élites au pouvoir n’avaient aucune appréhension devant la destruction du service public médical puisqu’à tout moment, elles pouvaient trouver les moyens d’aller se faire soigner dans les meilleures cliniques du voisinage ou d’ailleurs. Dans les pays surdéveloppés, sous d’autres formes plus subtiles, la même cause a produit le même effet dévastateur : des centaines de milliers de morts parce que les établissements de santé publics ont été purement et simplement démantelés ou réduits à leur plus simple expression et parce qu’il leur manquait… des masques et des respirateurs…. !
D’où il résulte la nécessité d’un réajustement structurel, une reconstruction de l’Etat par un retour systématique aux paramètres initiaux de sa légitimité, un retour pur et simple au modèle de l’Etat-Providence fondé sur la satisfaction des biens publics et l’intérêt général. Autant dire, une armée et une police républicaines, une Ecole publique de qualité, depuis la maternelle jusqu’à l’université, une santé publique performante et ouverte à la recherche, une justice efficace etc, tout en donnant au privé la part qui lui revient comme second pilier et non comme béquille dans ces domaines-là.
Il vaut mieux y penser dès maintenant et agir en conséquence car aucun pays n’échappera à cette nécessité objective de reconfigurer l’Etat en le resocialisant en quelque sorte, même si le marché capitaliste qui lui sert de fondement économique et social a encore peut-être, de beaux jours devant lui. En tout cas, on ne voit pas comment sortir de cette crise planétaire sans l’interventionnisme de l’Etat (le fameux « Etat stratège » des libéraux intelligents ! ), ne serait-ce que pour combattre l’autre pandémie en expansion rapide : le chômage de masse sur fond de marasme économique.
L’autre grande révélation de la pandémie pour le plus profane des observateurs, c’est l’extrême dépendance des Etats à l’égard de mécanismes et forces « occultes » organisés en réseau à l’échelle de la planète et constituant le « marché international ». Le caractère occulte en question tient en réalité aux interconnections planétaires qui constituent la fameuse chaîne de valeurs autour de laquelle s’organise ce marché mondial, pour le plus grand bien de ceux (Etats, firmes etc) qui le maîtrisent réellement. Chaque pays occupe une place particulière dans cette chaîne de dépendances multiples. La nôtre, à l’instar de la plupart des pays africains se situe en bas de l’échelle.
Notre rôle est de fournir les matières premières dont nous disposons et de recevoir en « contrepartie » les produits finis ou semi finis dont nous avons besoin pour vivre et même pour survivre. Nous n’avons quasiment ni agriculture ni industrie dignes de ce nom, en raison même de cette position qui nous oblige à produire au minimum et à importer au maximum de ce qui nous fait vivre. Une crise alimentaire grave pourrait menacer beaucoup de pays dont le nôtre, en raison même de cette situation de dépendance vis-à-vis de la production étrangère etc….
Les pays qui disposent d’une véritable chaîne de production nationale ( industrielle et agricole) même dans le contexte d’une mondialisation libérale sont ceux qui s’en sortent le mieux et le plus vite quitte à tricher avec les règles de l’orthodoxie libérale (surendettement, manœuvres budgétaires, collusions financières, protectionnisme etc). Si la pandémie est une tragédie, elle doit également aider à ouvrir nos yeux pour changer de logiciel de notre gouvernance et de modèle économique et social.
L’Etat-Providence que tout le monde maintenant appelle de ses vœux doit, pour être à la hauteur de sa mission, être « stratège » c’est-a-dire être à la base d’un vase programme d’édification d’une économie nationale indépendante fondée sur des choix de production et de transformation des biens et services dont nous avons besoin à partir de nos ressources, tout en ayant avec le reste du monde des relations de réciprocité mieux équilibrées. Cela suppose bien évidemment pour nous, de relever au fond, le plus grand défi qui se pose à notre Etat face au monde nouveau qui pourrait, qui devrait, surgir après cette pandémie : instaurer une gouvernance correcte, efficace et juste au service du peuple dans son ensemble.
Quotidien de Nouakchott : Quelle doit être, pour finir, la position à adopter vis-à-vis de la dette des pays africains ?
Lo Gourmo : La question de la dette se pose depuis toujours entre pays riches et pays pauvres. Elle est particulièrement complexe et au fond, touche tous les pays et doit être traitée avec prudence et responsabilité. Elle ne peut néanmoins pas être traitée comme si elle se posait de manière naturelle et entre acteurs d’un rapport commercial normal par exemple. La plupart de ces dettes sont odieuses en ce sens qu’elles ont été contractées par des gouvernements irresponsables, corrompus et l’argent a pris des circuits opaques en partie pour être ramenés dans des comptes privés dans les pays prêteurs sous la forme de « biens mal acquis » par exemple.
En parfaite connaissance de cause de ces derniers. Ceci est un secret de Polichinelle. Certaines autres ont été octroyées dans des conditions léonines, dans le cadre d’un système économique globalement inégal et même franchement néocolonial. Et je ne parle même pas des mécanismes et leviers par lesquels ces « dettes » deviennent en fait, quasiment perpétuelles, constamment en gonflement, constamment en train d’être remboursées, en tourniquet etc…Je ne suis pas en train de dire que nous devions unilatéralement les dénoncer.
Je pense seulement que les pays africains, ensemble, sont en droit de réclamer un traitement équitable de cette dette, bien au-delà d’un moratoire qui ne peut être qu’une solution d’urgence que les grandes puissances s’octroient elles-mêmes, pour faire face aux effets dévastateurs de la pandémie. Tout dépendra du rapport de forces qu’ils pourraient imposer dans un contexte de rivalités de puissances en pleine mutation et qui pourrait leur être favorable en définitive.
Propos recueillis par Khalilou Diagana
Le Quotidien de Nouakchott