Depuis plusieurs décennies, de manière différenciée et parfois contradictoires, des femmes « relisent » le texte sacré pour en faire un instrument d’émancipation. Les propos tenus par le cheikh d’Al-Azhar en mai dernier sur le fait de frapper l’épouse « désobéissante » ont fait polémique, et ont ouvert la voie à de nouveaux débats sur le statut de la femme dans la loi islamique.
Le cheikh Ahmad Attayib avait en effet déclaré, lors d’une émission télévisée que frapper une femme n’était ni obligatoire ni une tradition du Prophète, mais qu’il était autorisé comme mesure symbolique, pour corriger et non pour nourrir des hostilités, que c’était une exception sur la base d’une interdiction, ayant des conditions très restrictives, et qu’il ne fallait pas blâmer le Coran en se référant aux usages triviaux de ce mot (« frapper »), qui va dans le sens d’une agression.
Cette déclaration a suscité un tollé — avec les protestations des féministes, évidemment – de la part de ceux qui voulaient le voir annoncer un rejet par l’islam de toute forme de violence contre les femmes. Attayib est revenu à la charge en déclarant qu’il espérait vivre assez longtemps pour voir le jour où frapper une femme dans l’absolu serait criminalisé, au vu de ce que cela représente comme humiliation et traumatisme psychologique pour la personne. Pour lui, on a souvent interprété les textes dans le sens des us et coutumes au détriment de la religion et de sa loi, pour justifier des traditions que l’islam a par la suite interdites, et rien ne s’oppose à ce qu’il y ait un débat sociétal sur la question.
Quand il est question du statut des femmes en islam, c’est toujours le verset 34 de la sourate IV intitulée « Les femmes » qui est l’objet du débat. Voici une traduction de ce que dit le texte :
« Aux hommes est reconnu un droit de regard sur les femmes ; ce droit est fondé sur les avantages que Dieu a conférés aux hommes, et il fait pendant aux charges de famille qui leur sont imposées. Les femmes vertueuses restent fidèles à leurs époux absents et maintiennent intact ce que Dieu a prescrit de conserver. Pour celles dont vous craignez l’inconduite, vous pourrez les blâmer, les éloigner de votre couche, les corriger même, si besoin est. Si elles se font soumises, vous ne tenterez plus rien contre elles. En vérité, Dieu est très-haut et très grand [1] « .
Le sens qui est donné au terme problématique, traduit ici par « corriger » s’éloigne du sens répandu du mot (« frapper »), pour opter plutôt pour le sens de la séparation et de l’éloignement. C’est le choix déjà opéré par des féministes musulmanes dans des pays occidentaux, comme l’Américaine d’origine iranienne Laleh Bakhtiar, qui avait traduit le Coran en anglais en 2007, et la chose avait fait débat à l’époque. C’est cette même interprétation qu’a choisie l’Afro-Américaine Amina Wadûd dans son livre Qur’an and Woman : Rereading the Sacred Text from a Woman’s Perspective (Oxford University Press, 1999).
Des interprétations qui sollicitent le sens
Abstraction faite de la pertinence des interprétations qui sollicitent le sens, le débat pose la question de la langue et du recours à la langue pour consacrer une interprétation donnée du texte coranique, et en écarter une autre, entre les exégèses traditionnalistes et les lectures féministes de ces textes, notamment s’agissant d’un texte révélé « en langue arabe intelligible » [2] , qui nécessite la maîtrise de la langue pour le comprendre et l’interpréter.
L’approche féministe du texte religieux est souvent le fait d’intellectuelles musulmanes qui ne sont pas spécialisées en théologie ni en langue arabe. Elle fait appel à un ensemble de stratégies, dont l’une des principales consiste à adopter une approche linguistique de certains termes qui paraissent problématiques, tels que qawwamoun ([ceux qui ont] « un droit de regard »), nouchouzahon (« inconduite »), edribouhon ( « les corriger »). Elles vont aussi critiquer le récit qui a pu être fait des circonstances dans lesquelles le verset a été révélé (au prophète Mohamed), car ce récit sert souvent de base aux jugements théologiques dirigés contre les femmes. Elles vont également proposer des lectures contextuelles de certains versets et les mettre en lien avec la réalité de la société arabe de l’époque, et le changement de contexte économique et social. Toutes ces stratégies de lecture s’appuient par ailleurs sur des principes généraux que ces exégètes féministes attribuent au Coran : l’équité, la dignité et l’égalité entre les êtres humains. Les tentatives d’une approche « directe » du Coran de la part des féministes islamiques et d’une lecture qui leur est propre remontent seulement à quelques décennies. L’objectif étant de « s’approprier la voix » (de l’exégèse) face à une longue tradition dominée par des exégètes masculins, et de séparer le texte sacré de tout ce qui a été produit autour de lui comme interprétations « humaines ».
Cette initiative a d’abord été le fait de féministes islamiques en Occident avant d’être adoptée par leurs homologues arabes. Certaines tentatives remontent toutefois à la fin du XIXe siècle, comme dans le cas de la poétesse et écrivaine Aicha Al-Taymouriya (1840-1902) dans sa lettre Miroir de contemplation des choses (parue en 1892, et que le Forum de la femme et de la mémoire a rééditée en 2002). Elle y stipule que le « droit de regard » des hommes est conditionné ; il passe aux femmes s’ils ne sont pas à la hauteur de leurs devoirs et ce sont elles qui s’en chargent à leur place, et c’est là une tentative pionnière de lecture féministe du texte religieux.
Les chemins adoptés par les féministes islamiques arabes dans leur approche du texte coranique sont parfois divergents. Par exemple, la professeure égyptienne de sciences politiques Amani Saleh s’arrête, dans sa lecture de ce verset sur le « droit de regard », à chaque terme problématique, et reproche aux exégètes leur interprétation partisane de ce passage, « qui consacre l’infériorité de la femme ». Elle va même jusqu’à reprocher aux dictionnaires de langue leur parti pris, et préfère étudier les occurrences du même terme dans d’autres versets afin d’en saisir le sens. De son côté, la médecin et chercheuse féministe marocaine Asma Lamrabet estime nécessaire de faire le lien entre le concept de qawama (droit de regard) et les concepts d’istikhlaf (désigner comme successeur) et wilaya (tutelle), ainsi qu’avec les valeurs conjugales telles qu’affirmées par le Coran. Sur la question de l’héritage, Lamrabet penche pour une lecture contextuelle, une méthode largement pensée par Nasr Hamed Abou Zayd dans son livre Les Cercles de la peur : lecture du discours de la femme. Mais d’autres féministes islamiques ont rejeté cette méthode, car elle ne prend pas en considération, à leurs yeux, le caractère absolu du texte sacré et pousse à s’en éloigner.
Quelle a donc été la position des féministes islamiques arabes, dans leur lecture du texte religieux, par rapport à la langue et à certains termes problématiques, différemment des exégèses traditionnelles ?
« Droit de regard », « inconduite », « fidèles »
Dans le célèbre dictionnaire (en arabe « Mots du Coran : explication et éclaircissement ») du cheikh Hassanein Makhlouf, qawwamoun est la tutelle des dirigeants sur la population, qanitat (« fidèles ») signifie obéissantes à Dieu et à leurs maris et nouchouzahon le fait qu’elles se considèrent au-dessus de cette obéissance . Et c’est également l’explication adoptée par la majorité des exégètes. Mais les féministes, elles, ont un autre avis sur la question.
Dans « Problématique du genre dans le Coran : le système conjugal entre le pôle du genre et celui de la qawama [droit de regard] » [3] , Amani Saleh écrit que le concept de « nouchouz » (inconduite) « est un des plus grands problèmes dans les recherches qui concernent le statut de la femme dans les lois de la famille, car il justifie le châtiment le plus rude à l’égard de la femme, qui est le fait de la frapper. C’est considéré même comme un châtiment très particulier, car on ne le retrouve nulle part infligé à quelque rebelle que ce soit. Le concept, à son avis, se caractérise par une certaine abstraction, « car les sources linguistiques ne suffisent pas à cerner ce concept très vaste (le participe actif nachez signifie ce qui s’élève du niveau du sol, et le verbe désigne celui qui est assis et qui se lève d’un coup). Quant à la signification que présentent les exégètes, elle se caractérise à son tour d’une part par un rétrécissement du sens dû à leur parti pris, d’autre part par l’absence de consensus qui l’entoure ». Saleh se réfère par ailleurs à la Sîra (vie du Prophète) où il n’est nulle trace d’épouse battue, afin d’exclure « l’explication du terme « nouchouz » par la grille de l’obéissance et de la désobéissance entre les deux époux, ou de la séparation temporaire. »
Le terme qanitat prête à confusion selon la chercheuse, mais son explication est essentielle pour déterminer le sens de nouchouz. Car si beaucoup le traduisent par « obéissantes à leurs époux », Saleh préfère s’en tenir aux usages coraniques du mot pour conclure qu’il ne verse pas dans ce sens : « Le mot « qounoût » [4] et ses dérivés comptent treize occurrences dans le Coran, et dans la plupart des cas, il signifie l’extrême soumission et docilité devant Dieu dans la durée ».
Elle en arrive ainsi à la déduction que le nouchouz se définit par opposition à la notion contenue dans « vertueuses » comme étant « la perversion, le fait de désobéir à Dieu, de tromper son mari en faisant abstraction des commandements de Dieu ordonnant de protéger ses biens, son honneur et ses enfants ». L’expression « pour celles dont vous craignez l’inconduite » se réfère par conséquent au fait de tromper son mari, ce qui consiste, d’après Saleh, en « une forme de déviance et une grave offense de la part de l’épouse à l’encontre des fondements de la vie familiale », alors qu’elle continue à vivre avec son mari et ne demande pas à se séparer de lui. Elle affirme par ailleurs qu’on ne peut pas interpréter les lois coraniques en faisant abstraction du système social.
Pour ce qui est de la qawama, elle insiste sur la forme hyperbolique du mot dans le verset, mot autour duquel le texte se construit, et elle attire l’attention du lecteur sur la difficulté de se fier aux dictionnaires de langue arabe pour l’expliquer. Saleh estime en effet que la langue arabe, telle qu’elle a été fixée dans les dictionnaires et les manuels de grammaire, ne constitue pas un référent neutre pour comprendre le Coran, puisque celui-ci a été une source pour établir les règles grammaticales et le vocabulaire de la langue arabe, et non l’inverse.
Étant donné donc la difficulté de se référer à l’arbitrage objectif de la langue sur une question aussi problématique ou polémique que celle de la qawâma, la chercheuse estime que la meilleure solution pour comprendre la signification de ce terme coranique est de revenir aux usages du Coran lui-même. Ainsi constate-t-elle que le verbe yaqoumou, qui donne le nom d’action qawama, vérifie des sens divers, parmi lesquels on retrouve le fait de se lever ou de se tenir debout, de marcher ou de faire des efforts qui tendent à atteindre un objectif, mais aussi le fait de garder et de prendre soin (de quelqu’un ou de quelque chose). Le Coran emploie également l’agent de l’action qa’em pour désigner à la fois la personne debout ou le mandataire et le gardien.
Enfin, la chercheuse rappelle que le Coran a utilisé ce terme qawwamoun à deux autres endroits sous sa forme hyperbolique pour signifier l’assiduité dans une action donnée. Elle conclut son analyse en disant que les savants musulmans ont expliqué l’expression « un droit de regard sur les femmes » comme désignant un pouvoir, une domination ou un droit de la corriger, alors que l’on constate que le Coran utilise des termes spécifiques quand il s’agit de signifier la supériorité, comme les mots wakil (protecteur), hafidh (celui qui veille sur quelque chose ou quelqu’un), waliy (le guide tutélaire), moussaytir (celui qui détient une autorité contraignante), soltan (autorité) ; et qu’il ne les a jamais utilisés pour parler des relations hommes-femmes. Elle en déduit que qawwamoun désigne plutôt le fait de se lever et de se donner de la peine pour quelqu’un, d’en prendre soin et d’en être le gardien, sans paresse ni manquement.
Quant au passage traduit ainsi : « Ce droit [de regard] est fondé sur les avantages que Dieu a conférés aux hommes, et il fait pendant aux charges » (verset 9 de la sourate LV, « Le Tout-Clément »), elle estime que la différence d’avantages entre les uns et les autres concerne uniquement les hommes entre eux, et que l’interprétation des exégètes dans le sens d’avantages conférés aux hommes au détriment des femmes ne semble pas cohérente. Car les différents avantages des uns et des autres en termes de qualités ou de vertus désignent ici les ressources qu’ils emploieront à prendre soin de leurs femmes, en plus des charges matérielles.
Une approche différente des textes
Dans un entretien par Internet le 10 juillet 2019, Asma Lamrabet affirme que les féministes n’utilisent pas une langue particulière ni des concepts nouveaux, mais qu’elles ont une approche différente des textes. Ce qui est nouveau ici c’est la tentative de revenir à l’équilibre général du texte coranique, dont l’interprétation traditionnelle machiste a biaisé la compréhension. Cette interprétation a ainsi fait pencher la balance en faveur des hommes et en a fait les dominants et les références, comme êtres humains, tandis que la femme ne serait qu’une créature subalterne et secondaire, dont la valeur tient au fait de servir l’homme — cet « être humain parfait ». Cette vision s’oppose d’ailleurs au concept de l’« être unique » figurant dans le Coran , qui affirme leur seule et même origine de création, et non, comme l’ont affirmé les exégètes, un « être » qui serait en fait l’homme ou Adam, et que le mot zawj (épouse mais aussi partenaire, double, paire) désignerait Ève ou la première femme, comme une création secondaire.
Selon Lamrabet, il n’est nul besoin de produire de nouveaux concepts ou de nouvelles interprétations « féministes ». Il faut plutôt ajuster les défaillances et la discrimination qui se trouvent dans les interprétations traditionnelles, et mettre en valeur les concepts d’égalité et d’équilibre. Pour elle, l’absence d’universitaires spécialistes de la langue arabe parmi les féministes islamiques n’est pas une tare, car la langue demeure au final un outil ou un moyen pour véhiculer les idées et les concepts. À ses yeux, l’accusation de machisme concerne toutes les langues, et la langue arabe n’est pas sexiste dans son essence mais dans ses usages. D’ailleurs, rappelle-t-elle, les femmes dans l’entourage du Prophète se sont posé la question quand elles se sont plaintes à ce dernier en lui demandant si le discours coranique ne s’adressait qu’aux hommes. C’est alors que le verset suivant a été révélé afin de les convaincre du contraire :
« Ceux et celles qui se soumettent à Dieu en vrais musulmans, ceux et celles qui croient, les personnes pieuses des deux sexes, ceux et celles qui sont véridiques, les patients et les patientes, ceux et celles qui s’humilient devant Dieu, ceux et celles qui pratiquent la charité, ceux et celles qui jeûnent, ceux et celles qui sont chastes, ceux et celles qui invoquent souvent le nom de Dieu, tous et toutes obtiendront de lui un pardon et une récompense infinie (Sourate XXXIII, « Les Coalisés », verset 35). »
Nouveaux mots pour un nouveau discours
Oumayma Aboubakr est professeure de littérature anglaise et comparée à l’université du Caire. Elle a sa propre lecture du verset portant sur le droit du regard, et estime (entretien effectué par nous les 16 et 25 juillet 2019) que la recherche féministe islamique en langue arabe a donné naissance à des néologismes qui s’accordent mieux avec le nouveau discours portant sur les relations entre les deux sexes. Celui-ci est différent du discours paternaliste, qu’il soit traditionnel ou plus moderne, comme le fait d’utiliser le terme de vision « égalitariste » ou de refuser « la hiérarchisation » pour expliquer les relations entre les genres, etc. Aboubakr considère que les explications couramment partagées autour du mot « corriger » ne sont pas fondées du point de vue de la langue et qu’elles sont contraires à ses règles, et que l’interprétation la plus pertinente serait de lier la punition au châtiment d’ « immoralité », qu’il soit le fait d’hommes ou de femmes, et tel qu’il figure dans les versets 15 et 16 de cette même sourate « des Femmes » :
« Contre celles de vos femmes qui attentent à leur vertu, requérez le témoignage de quatre d’entre vous. S’ils s’en portent témoins, les coupables seront enfermés sous un toit jusqu’à ce que la mort vienne les prendre ou que Dieu leur offre une autre issue. Si deux personnes d’entre vous commettent un acte immoral, elles seront molestées. Si elles se repentent et s’amendent, elles ne seront plus inquiétées : Dieu est absoluteur et miséricordieux. »
Aboubakr ajoute que la réception du texte dans une autre langue présente un avantage et un inconvénient : le lecteur se libère alors du carcan des référents culturels qui ont été accolés au texte au fil des siècles, et peut alors accéder au propos coranique pur, mais certaines nuances propres à la langue peuvent lui échapper, ainsi que l’évolution historique de certains termes. Mais l’important à ses yeux est la méthode utilisée dans l’exégèse, ainsi que l’interprétation qui se base sur la recherche du sens de l’égalité et de l’équité dans le Coran et son application sur le genre, tout en adoptant une posture critique envers la tradition, mais sans l’ignorer. C’est là qu’apparaît la qualité principale des féministes islamiques arabes, puisqu’elles peuvent facilement avoir accès en version originale à tout l’héritage littéraire religieux, et que leurs textes touchent plus largement un public arabe. Quant à la question de l’influence exercée sur elles par les thèses des féministes islamiques occidentales, malgré cet avantage relatif de la langue, Aboubakr refuse d’opposer de façon binaire les deux groupes, ce qui serait vain. Elle affirme que chaque société a son propre contexte et ses propres lois, bien que ces féministes soient unies par un seul et même objectif : rationaliser la pensée religieuse en matière de genre, en partant de la base que représente la foi.
Entre deux camps
Répondant par courrier électronique à nos questions en juillet 2019, Amani Saleh ffirme que, si nous tenons à produire une pensée nouvelle, nous ne devons pas tomber dans le piège de vouloir tricher avec la langue, car c’est là l’issue de secours de ceux qui sont incapables de produire une pensée réfléchie et honnête. À ses yeux, le problème posé par le verset ne peut être résolu exclusivement par le biais de la langue, mais par une double méthode, qui consiste à la fois en une interprétation du Coran et un traitement sociologique de la langue. Du point de vue de l’interprétation, il faut assimiler les conditions et les hypothèses contenues dans la situation examinée, car le concept de « corriger » est corollaire d’un autre comportement, qui est celui du nouchouz (l’inconduite). Or le débat qui entoure la définition de ce terme prouve bien la difficulté de cerner le contenu sémantique d’une langue, et l’interférence que l’idéologie peut avoir avec le processus, ce qui fait qu’une interprétation donnée, aussi répandue soit-elle, n’engage finalement que ses auteurs. Car le Coran et la tradition du Prophète sont les deux seules sources disponibles pour comprendre l’état de nouchouz, et si les exégètes ont minimisé son importance dans le Coran, les tenants de la tradition — qui sert à éclairer le Coran — l’ont au contraire accentuée et en ont donné un sens trop précis.
D’un point de vue sociologique, Saleh évoque l’évolution du concept de « mariage » et les enjeux sociaux implicites en lien avec le modèle dominant de la famille et avec les caractéristiques du système conjugal propres à chaque époque. Modèle encore présent dans certaines sociétés où le mariage n’est pas synonyme pour la femme d’un système de coexistence sociale mais d’une institution de soutien, sans laquelle la femme s’expose à de graves difficultés. Dans ce cas, le contexte social impose la continuité de la vie commune malgré l’existence d’autres possibilités (divorce, séparation). Nous pouvons alors concevoir que l’accès des femmes à un métier et le rôle supposé de l’État dans la protection sociale des plus faibles puissent rendre caduque cette situation. D’un autre côté, nous pouvons comprendre la souffrance de l’homme au sein de ce système, quand il est l’objet d’injustice et de tromperie de la femme dont il assure les moyens d’existence. On doit avoir à l’esprit ce contexte social dans son ensemble pour comprendre ce verset qui parle de « corriger », parallèlement à l’explication du terme nouchouz.
Saleh insiste sur le droit de chaque génération à produire sa propre compréhension du texte religieux, selon ses conditions de vie et ses besoins, en respectant la tradition mais sans la tenir pour sacrée, et à en tirer ce qui nous paraît valable pour notre époque. Cette nouvelle compréhension n’est, à son tour, ni sacrée ni définitive, et il existe des conflits d’intérêts en jeu derrière l’opposition culturelle entre les modernistes et les traditionalistes. Des forces tribales et claniques, des institutions religieuses fondées sur la conservation de la tradition sans renouvellement, travaillent à consacrer la domination du passé sur le présent.
Pour Saleh, l’absence de spécialisation linguistique dans l’exégèse et l’interprétation féministes n’est pas le plus grand problème, car le problème de tous — qu’ils soient traditionalistes ou réformistes, historiques ou contemporains — est une approche erronée de la langue qui ne prend pas en considération tous les éléments susmentionnés.
Saleh ajoute : « Le sexisme de la langue ne fait pas partie de son essence, car la langue est une matière malléable entre les mains de l’être humain. Elle véhicule des idées, et sa production culturelle est déterminée par les forces en action. Si le contenu culturel qui a été produit en temps de domination masculine sur la société, sur la politique, sur l’économie et sur la pensée est sexiste, l’ascension des femmes peut le changer : soit vers l’opposé, à savoir un parti-pris féministe, soit vers un équilibre des genres ».
Nous ne prétendons pas à l’exhaustivité sur une thématique aussi épineuse, et ce que nous venons d’exposer pose des questions bien plus qu’il n’y répond. Des questions sur la construction de la langue arabe et ses particularités, et l’impact que cela peut avoir sur la compréhension du texte. Des questions sur les partis pris des exégèses traditionalistes, qu’elles soient historiques ou contemporaines, et qui nécessitent une révision générale, notamment pour les versets qui concernent les femmes, sans en oublier toutefois les dimensions positives sur lesquelles il est possible de fonder de nouvelles interprétations.
Des questions aussi sur les problématiques méthodologiques des lectures féministes, chaque verset étant lié à tout le corpus de textes coraniques et de textes issus de la tradition du Prophète, de même qu’aux règles de la langue et de la déduction. Des questions enfin sur les perspectives ouvertes par ces lectures, notamment dans le cas des féministes islamiques arabes, qui dont la langue des textes étudiés se trouve être la langue maternelle, ce qui est un point fort à leur avantage.
Ces questions peuvent-elles être résolues par la mise au point d’un lexique pour les termes coraniques ayant trait aux questions féminines, rédigé d’un point de vue féministe ?
Mona Allam
Écrivaine et chercheure, intéressée par les questions relatives aux femmes et au féminisme islamique.
Source : Orient XXI